Quelques fleurs pour André Blanchard

André Blanchard © Photo de K. Le dilettante

« N’en déplaise à ceux qui ont été emballés par Voyage au bout de la nuit à sa sortie, pour, après, prétendre jouer les innocents et, comme les anges, tomber de haut, ce que Céline deviendra était tout entier dans ce premier livre, en un mot l’insulteur du genre humain, donc de toutes les races et de tout ce qui vit, excepté les animaux, enfin, on se comprend, entendons par ménagerie Bébert et les deux chiens. Le Voyage, c’est d’un grossiste, toutes les haines sont en magasin ; les pamphlets écouleront ça au détail. » (Contrebande, Le Dilettante, 2007)

Pour devenir un bon écrivain inactuel, capable, entre autres choses,  d’une telle acuité dans le diagnostic, on n’est pas obligé de vivre à Vesoul, d’aimer les chats et de très mal gagner sa vie comme gardien dans une galerie d’art. En revanche, il est vivement conseillé de s’avérer incapable de pondre le moindre petit (ou gros) roman.  Il convient de préférer disperser sa prose vagabonde dans une série de carnets qui paraîtront d’abord chez un éditeur dont le logo figure un chat endormi sur un livre, symbole d’un dilettantisme érigé en philosophie, puis chez un autre spécialisé dans les livres de cuisine et l’absence de diffusion, pour finalement retrouver le chat  qui, entre temps, fortune faite mais philosophie conservée, s’est transporté du treizième arrondissement de Paris au sixième. Le tout en une trentaine d’années, et treize livres.

Après, il faut bien mourir. Comme tout le monde. Le 29 septembre 2014,  André Blanchard s’est plié à cette loi.

Quand je dis inactuel, il ne faut pas entendre désuet ou suranné (bien qu’il ne dédaigne pas de temps à autre l’épithète ou la tournure passée de mode). Il s’agit surtout de signifier, ramassé en un adjectif, le refus d’en passer sous les fourches caudines du marché du livre contemporain : être romancier ou rien. S’il ne le portait pas aux nues, ne le considérait pas comme le nec plus ultra de la création littéraire, André Blanchard, je crois, ne méprisait pas le roman, ne le considérait pas comme un genre périmé ou moribond, à la différence des déclinistes professionnels qui, depuis que le roman existe, claironnent son trépas. Tout simplement, ça n’était pas son genre, pas là que se concentrait sa passion pour la chose écrite. Du moins pour son propre compte. Car il n’a cessé d’être attentif aux romanciers, morts ou vivants, qui lui paraissaient en valoir la peine.

« Inactuel », aussi, surtout, parce qu’il n’a fait montre, c’est le moins qu’on puisse dire, d’aucune allégeance aux gimmicks d’époque, au sectarisme rigoriste, aux béatitudes épigonales, aux académismes de la « subversion » labellisée par Tel Quel ou Cerisy. Son tempérament n’y eût-il pas suffit, certaine vague moutonnière des années 60-70 n’aura sans doute pas peu contribué à le renforcer dans cette voie.

Ce qu’il y a de bien, avec André Blanchard, comme chez tout écrivain à « fragments », c’est qu’on peut picorer. Si tout, bien sûr, n’est pas de la même intensité, on n’est jamais dans la  fumisterie satisfaite ou le lieu commun sous guirlandes. Blanchard, c’est une suite de piqûres de réveil, de constats sans concession, d’observations déniaisées, de méditations allègres, sur la littérature et la vie, sur la vie avec la littérature. Ce qu’il dit de Céline (supra) me paraît imparable. J’aime bien aussi, par exemple, ses réflexions sur L’insurgé et le Bachelier de Vallès : « Il y a là toute une épopée de l’insoumission et, cela va de soi, son ardoise : le ventre affamé. Ainsi allait la bohème. Parlons d’elle au passé maintenant que ces salopards de nouveaux riches ont fait main basse là-dessus ; en faut-il, du toupet, de la vulgarité, et de la bassesse pour se baptiser bourgeois-bohème : c’est outrager celle-ci, qui était de l’aristocratie, et à titre gratuit. Dire que ce sont ces gens-là qui prétendent nous donner des leçons de morale. C’est à ressusciter Fouquier-Tinville. » (Contrebande).

À travers tout ce qu’il a écrit on sent un respect et un amour profonds pour la littérature et les gens qui exercent cette étrange « activité » sans trop de malhonnêteté, de bigoterie ou d’esprit grégaire. Ses goûts et dégoûts n’étaient pas forcément les miens, mais peu importe : je ne peux qu’éprouver de l’estime pour une telle attitude.

« Il revient à la littérature, encore et toujours, d’ajourner la désolation », note-t-il. (Le reste sans changement, Le Dilettante, 2015). C’était son credo. Envers lequel il ne commit jamais d’acte d’apostasie.