L’écriture tentaculaire de Lucien Raphmaj : Capitale Songe

© SMITH

Lire Capitale Songe, c’est entrer dans un monde. Dans ce livre, Lucien Raphmaj ne parle pas d’un monde, il fait exister ce monde, il le crée, cette création étant le livre lui-même.

Capitale Songe est un livre-monde avec sa géographie, ses habitants, son histoire, son langage, ses événements. C’est ce que le titre semble indiquer : « Capitale Songe » est le lieu dont il est question dans le livre et le livre lui-même, que son titre désigne. Lire ce livre, c’est devenir un habitant de ce monde : l’on se met à parcourir ses espaces, à parler avec ses mots. Mais l’on se découvre tout autant étranger à ce monde puisque celui-ci est on ne peut plus étrange, puisque le langage qui est le sien et par lequel il existe nous y perd, nous fait faire l’expérience de son caractère insaisissable, indéfinissable, autant virtuel qu’actuel, autant matériel que mental, ce monde existant autant dans le livre que dans notre esprit, et se dissolvant autant dans le livre que dans notre esprit.

Si la capitale dont il est question a pour nom « Songe », cette ville est bien matérielle mais est également un songe, un rêve : elle est une ville matérielle et un songe dans notre pensée, comme elle est une ville réelle dans notre tête et un rêve dans sa matérialité. C’est le paradoxe de Capitale Songe, à la fois hors de nous et en nous, à la fois matière et pensée, existant en elle-même matériellement et selon la logique d’un rêve, existant en nous comme une représentation onirique, perdue dans les brouillards du rêve, et comme une ville que nous découvrons « objectivement ».

Si la ville est « matérielle », elle l’est autant que peut l’être une ville dans un livre : nommée, décrite, située, correspondant à un « objet » dont il est question dans le livre – mais en tant que telle, elle est d’abord un ensemble de mots, de signifiants. Elle est un ensemble de signifiants et elle est surtout cela : des mots, du langage, du sens se formant dans l’esprit. La ville est indissociablement et obscurément matérielle et mentale, elle est un signifiant et un objet qui hésite à exister autant que, dans ce livre, il résiste à être pensé. C’est que le signifiant est toujours fuyant, tendu vers une dissémination qui le rend instable, fragile, une vibration toujours susceptible d’être prise dans d’autres modulations, dans des trajets sonores qui la transforment ou la perdent.

La ville nommée « Capitale Songe » est un signifiant flottant, comme l’est, dans le livre, la ville qui est aussi une île, un ensemble en transformation, heurtée par des icebergs, menacée par des inondations, s’enfonçant dans sa propre disparition. La ville est celle où évoluent les créatures en même temps qu’elle est un objet dont on peut dire : « Tout Capitale S n’est que notre extension imaginaire » – objet sans place définitive, sans définition claire et précise, à la fois ville, réalité mentale, espace organisé et espace où se perdent ceux qui le traversent ou le lecteur qui ne peut en avoir une image arrêtée, objet qui est le livre comme son propre dehors, ce qui échappe au livre, au sens, aux mots.

« Capitale Songe », « Capitale S », correspond à la logique de la dissémination du signifiant, à son flottement essentiel, qui est aussi la logique du rêve, du songe. Cette logique biface est également celle du livre lui-même, toute l’écriture de Lucien Raphmaj étant une écriture de la dissémination et du rêve, une écriture par laquelle des objets se forment pour mieux échapper à leur forme, par laquelle du sens existe mais tel un brouillard, par laquelle un récit se construit mais fragmentaire comme le discours en écho et obscur du rêve – écriture par laquelle l’esprit rencontre ce qui se met à exister en lui sans parvenir à en avoir une représentation arrêtée, claire et distincte, n’en saisissant que des images décadrées, des morceaux psychiques qui ne peuvent être réduits à ce que la pensée peut penser. Cette écriture déborde de partout et déborde tout : les limites révélées s’écroulent – limites matérielles, limites mentales, limites du sens, de la langue…

Lucien Raphmaj privilégie des procédés d’écriture qui produisent une étrangeté du texte, du récit, du sens. Par exemple, il invente des mots, des noms, auxquels le lecteur se heurte et dont la signification fait immédiatement défaut : « dissimulacre », « Hortex », « nécromorphe », « expirose », etc. Le livre est effectivement écrit en français mais, dans ce français, des mots sont incompréhensibles. Le livre inclut un lexique dans lequel ces termes sont définis, sauf que les définitions ne sont pas nécessairement éclairantes, étant volontiers partielles, très subjectives ou explicitement ignorantes (« Disant ça, on n’est pas bien avancé » ; « je crois que ce sont des sortes d’insectes »), incluant un récit ou des informations dont le lecteur n’a pas la clef (« L’expirose est la cicatrice cérébrale des souvenirs prélevés chez l’IA… »). La définition peut impliquer une fiction, des éléments eux-mêmes non définis, s’avouer comme simple possibilité parmi d’autres, etc. Ici, définir n’est pas nécessairement cerner ou clore la signification ni l’objet : définitions pour rire, définitions qui dé-finissent moins qu’elles n’ouvrent des trous dans le sens et la chose, définitions qui sont des rêves, des signifiants se disséminant et essaimant ailleurs, définitions pour une langue et un monde excluant le fini et le limité. La définition-étiquette est remplacée par la définition ironique, la définition-fiction, la définition-brouillard – un nouveau type de définition traversé par l’infini du sens et l’infini de l’Être.

Autre exemple : l’auteur utilise un terme courant du français en lui attribuant une signification qui ne correspond pas ordinairement à ce terme. Tout au long du livre revient le mot « néon » que tout le monde comprend, qui se rapporte à un objet lui-même commun et évident, mais qui dans le texte concerne un objet étrange, inconnu : des « néons » émettant des lumières mais aussi des messages, au pouvoir hypnotique, au service d’un pouvoir dont les raisons et les buts ne sont pas explicitement énoncés… En même temps que le sens et la chose perdent leur contour familier, reconnaissable, c’est la langue qui dévie et s’engage dans des dimensions inconnues qu’elle se met à intégrer : le dehors est dedans…

Dans ces deux exemples, il s’agit bien de notre langue mais affectée d’un devenir-étranger, un devenir-autre, percée de trous qui ont pour effet une distance à l’égard de cette langue, un doute – la rencontre d’une étrangeté qui fait du français une langue-rêve, une langue dont le lecteur est dépossédé, et qui commence à flotter, à se disséminer, à rayonner d’une nouvelle logique, de nouvelles possibilités, d’un monde étrange et inappropriable par la pensée immédiate. Lucien Raphmaj crée dans le français une autre langue, ou il inclut dans le français des traces d’autre chose, un dehors qui perturbe et trouble les limites de notre langue, c’est-à-dire les limites de notre représentation.

D’autres procédés sont à l’œuvre : fragmentation du récit en une série de points de vue, le récit n’étant pas linéaire mais avançant et variant selon différents « personnages » eux-mêmes très étranges ; usage de noms de lieux énigmatiques, enveloppant un monde que l’on ne comprend pas immédiatement clairement ; descriptions (de corps, de géographies, etc.) qui, dans un même geste, suggèrent et brouillent ; usage de métaphores qui créent une inclusion, dans la phrase, de sa propre bifurcation, qui défont les délimitations et hiérarchies communes pour d’autres partages qui demeurent énigmatiques (« la chair impeccablement noire et glacée de ma conscience ») ; invention de personnages toujours hors du sens commun et des possibilités connues/reconnues du vivant, du mécanique, de la logique ; origines et moyens de l’énonciation parfois indéterminées : hallucination ? rêve ? télépathie ? qui parle et par quel moyen ? ; etc.

Le livre de Lucien Raphmaj produit ainsi une désorientation continue, une avancée dans ce qui dépasse nos capacités à reconnaître, à faire signifier, à nommer – ouvrant les frontières d’un monde dans lequel nous sommes aspirés et qui nous contraint à expérimenter ce que l’expérience ne nous permet pas d’appréhender, ce que notre esprit ne parvient pas totalement à penser, ce qui pour nos sens ne se donne que comme un objet mobile et déstabilisant… Le livre de Lucien Raphmaj apparaît comme ce qui déborde non seulement le sens et le monde – notre monde, notre signification – mais aussi nos facultés, notre perception, notre expérience, notre représentation : livre chargé d’un dehors qui est un autre monde…

© SMITH, Lucien Raphmaj, « Astroblème »

Entre Philip K. Dick et Jacques Sivan, incluant certainement des échos de Jacques Derrida ou Donna Haraway, Capitale Songe défait les frontières, les limites, les cadres, les partages, désarticule et réarticule selon une logique illogique les territoires de l’esprit comme ceux du monde et de l’ontologie. Ce livre-monde est peuplé de créatures qui mêle divers règnes, diverses possibilités – et impossibilités – de l’esprit, de la technique, du biologique, de l’humain, de l’animal. Si la ville est « matérielle » et mentale, donnée et effacée, espace urbain et virtuel, géographie semblable à celle que nous connaissons tous et logique spatiale proche de celle d’un jeu vidéo, elle est aussi une entité vivante (« le réseau biologique de Capitale S » ; « le réseau vivant de Capitale S ») : objet =X à cheval sur les dimensions, les règnes, les états du corps et de l’esprit, objet dont les caractéristiques ne se révèlent que lentement, au fur et à mesure du récit, ce qui en fait une entité principalement inconnue, très bizarre. Et le livre, dont le titre est identique au nom de la ville, est lui-même plusieurs choses à la fois : science-fiction, poésie, livre politique, incantation…

Les êtres qui peuplent ce monde sont « définis » par leur appartenance simultanée à plusieurs règnes ou à des règnes inconnus de nous : des cyber-créatures quasi humaines (ou l’inverse), greffant en elles de l’animal (insectes), du cybernétique, existant selon une étrange biologie qui semblerait au contraire annuler l’existence du vivant. Certaines semblent être de purs esprits, les unes pouvant parasiter les autres, exister dans leur psychisme, habiter leur corps parfois soumis à des métamorphoses le faisant passer d’un règne à un autre, d’un état à un autre, d’une possibilité à une autre – possibilités impossibles, états du vivant incompatibles avec la possibilité d’une vie, rapports aberrants entre les « corps », entre les esprits (corps et esprits se mélangeant) : l’un se greffe à l’autre, l’un devient l’autre, l’un extrait littéralement les rêves du crâne d’un autre, etc. Partout la logique de l’inter-règne, du trans-frontières, du hors-cadre : paradoxes, impossibles, impensables…

Le livre de Lucien Raphmaj est un affolement de tout : de la langue, du monde, de l’Être, de la logique, de la pensée. Il rejoint, bien qu’il s’agisse d’une fiction, des penseurs tels que Derrida, Deleuze, Haraway. La déstabilisation des frontières établies du monde et de la pensée, la déstructuration des hiérarchies, l’amour du paradoxe et de l’illogisme, le mouvement transversal qui parcourt les territoires, le devenir qui les reconfigure de manière inédite, tout cela informe Capitale Songe, proposant de nouveaux rapports entre l’humain et le non humain, entre l’Homme et l’animal, le vivant et la machine, le corps et l’esprit : partout ce sont des greffes, des traces, des captures, des échos d’une chose dans une autre, des devenirs, des hybridations, des dimensions qui se confondent… Même la vie et la mort sont indiscernables et échangent leurs propriétés. Et bien sûr, tout ceci ne tiendrait pas sans une écriture radicale qui inclut dans son principe la logique tentaculaire qui traverse autant les thèmes que la construction d’ensemble, les images, la syntaxe, etc.

On le comprend, ce livre met en crise l’identité, la possibilité de toute identité préexistante, préconçue, reconnaissable, énonçable, fixe. L’identité est au contraire sans cesse déjouée, défaite, reconstruite selon des inventions étranges, inédites – rien ne demeurant identique à rien, la langue même devenant étrange, le livre ne cessant de s’extraire de lui-même pour accueillir un dehors qui toujours le défait…

Capitale Songe peut être lu comme un livre de science-fiction, ce qu’il est tout en étant d’autres choses. Il s’agit aussi d’un livre politique. Si le monde de « Capitale S » est différent du « nôtre », il ressemble pourtant à celui-ci. Dans le livre de Lucien Raphmaj, les êtres sont soumis à des formes de domination, s’échelonnent selon des hiérarchies, des statuts différents, selon des rapports de pouvoir qui impliquent des formes d’asservissement, des valeurs différentes de chacun. Certains corps sont disponibles pour les autres, et de même certains esprits : on prend, on utilise, on envahit, on exploite. On envahit l’esprit d’un autre être, on vole des rêves, on prend possession de l’autre. À l’intérieur de ces rapports, la logique marchande prévaut : il s’agit de voler, de revendre, de créer du besoin ou du désir, de naviguer à l’intérieur de réseaux économiques officiels ou parallèles. Le monde de Capitale S pourrait être celui de Wall Street et du Darknet, monde dans lequel les corps et les esprits sont des marchandises, des matières à exploiter, à utiliser selon tel ou tel intérêt égoïste. Ce monde inclut ses résistances, ses terroristes. Mais surtout, dans Capitale Songe, ce monde s’écroule, pourrit sur pieds, se détruit, à cause de sa propre logique, à cause d’un dehors qui l’assiège et l’entraine vers l’abime : eau, océan, froid, boue, glaciers…

Ici, Wall Street meurt, Blackrock meurt, traversés à la vitesse de la lumière par la vie la plus vivante de l’esprit, de la chair, du cyborg, du rêve, d’un monde multiple, et qui est aussi la vie de la littérature la plus intense. Objet littéraire radical, particulièrement enthousiasmant, ce livre de Lucien Raphmaj célèbre les puissances de la fiction, celle-ci étant moins un genre plus ou moins précis que le déploiement de l’écriture, du monde qu’elle implique : monde de possibles en ébullition, monde transgenre, infini, monde de la dissémination, de la bifurcation incessante, du devenir perpétuel comme vie de ce monde aberrant, impensable, inexpérimentable mais qui est sans doute le monde d’une expérience hautement désirable, celui d’une pensée et pour une pensée déjà là, encore à venir.

Lucien Raphmaj, Capitale Songe, éditions de l’Ogre, août 2020, 320 p., 20 € — Lire un extrait

Ce jeudi 24 septembre à 19h, la librairie Petite Égypte accueillera une présentation de Capitale Songe, en présence de Lucien Raphmaj, animée par Jean-Philippe Cazier

Librairie Petite Égypte, 35 Rue des Petits Carreaux, 75002 Paris.