Jonathan Franzen : « Un essai est un miroir » (Et si on arrêtait de faire semblant ?)

© Christine Marcandier

L’œuvre de Jonathan Franzen s’équilibre entre romans et essais. L’écrivain a expliqué dans le bel entretien qu’il a récemment accordé au magazine Society qu’« écrire de la non-fiction (l’a) libéré en tant que romancier ». Cette articulation fiction/non fiction dit surtout un rapport au monde, la nécessité de le saisir non seulement en l’inventant et le représentant mais en déconstruisant ce qui se trame et se construit. C’est ce que montre magistralement Et si on arrêtait de faire semblant ? qui ne peut être réduit à une collection d’articles engagés ou à un recueil de récits mais repose sur leur complémentarité féconde, seule à même de dire le « monde technocapitaliste étrange » dans lequel nous vivons.

Et si on arrêtait de faire semblant ?, publié par les éditions de l’Olivier dans une traduction d’Olivier Deparis (et Anne Wicke pour « Horrible Méditerranée »), est issu de deux recueils publiés par Franzen en 2012 (Farther away) et 2018 (The End of the End of the Earth). S’y ajoute un article paru dans le New Yorker en septembre 2019, « What if we stopped pretending ? », qui donne son titre au volume français — soit 18 textes qui s’étagent de 2001 à 2019 en une saisie plurielle d’une crise elle-même multiple.

« Nous voici dans la position des Amérindiens quand les Européens sont arrivés avec leurs fusils et leur variole : notre monde est à la veille d’un changement de grande ampleur, imprévisible mais en grande partie pour le pire. Je ne nous crois pas capables d’empêcher qu’il se produise. Tout ce que j’espère, c’est que nous pourrons accepter l’inévitable à temps pour nous y préparer humainement, car je suis convaincu que l’affronter sans nous voiler la face, si douloureux que ce soit, vaut mieux que de le nier ».

Et si on arrêtait de faire semblant ? est une question qui s’adresse à nous tou.te.s : lecteurs, acteurs de la vie sociale et politique, citoyens, écrivains, comme le montre d’ailleurs le texte en ouverture du volume « Souffrir ne vous tuera pas » (2011). Il s’agit d’un discours prononcé par Franzen face aux nouveaux diplômés du Kenyon College, ces jeunes qui héritent du drôle de monde que leur lèguent leurs aînés. La réflexion, ancrée sur les récentes mutations technologiques et nos fantasmes de toute puissance et vitesse (ici figurés par notre relation érotique à nos smartphones) est un état des lieux sans concession ou volonté de plaire, contrairement à l’impératif du « like » de nos présents. Là est la distance qu’instaure la réflexion — le léger pas de côté entre ce que nous consentons à vivre et une forme de résistance : non, il n’est pas obligatoire de se plier au diktat du plaire, oui on peut ne pas chercher à renvoyer une image positive de nous-mêmes.

Franzen excelle à tenir cette position de résistance et il suffit de lire la critique de son livre récemment publiée dans Le Monde des Livres pour s’en convaincre, si besoin était. Franzen se serait « embourbé » et, paraît-il, « on s’ennuie ». La crise que nous traversons n’est pas funky, en effet, et Jonathan Safran Foer l’a écrit, la menace qui pèse sur la survie de notre planète « n’est pas considérée par la plupart des gens comme une « bonne histoire » ». Parmi ces gens, notre critique incapable de dépasser ce qu’a en effet de dérangeant une volonté de dire ce qui est, sans concession ou volonté de plaire à tout prix. Se (et nous) plonger dans le détail du monde, pour reprendre le titre du formidable essai de Romain Bertrand — donc suivre les descriptions par le menu des oiseaux que Franzen aime observer et photographier — peut lasser le lecteur. Mais notre lassitude dit aussi ce que nous invisibilisons dans notre quête de plaisirs simples, immédiatement accessibles, confortables. Le principe de Franzen, a contrario, est de nous placer dans une Zone d’inconfort, histoire personnelle qui s’achevait déjà sur un chapitre intitulé « Mon problème oiseau ». Et, soyons honnêtes, peu de ses romans adulés par la critique ne passent pas, à un moment ou à un autre, par la case oiseaux, ou ce que Franzen nomme lui-même la « cause aviaire ». L’oiseau est pour lui un détail qui synthétise et symbolise notre rapport au vivant non-humain, à l’environnement, à l’altérité et au monde.

© Christine Marcandier

Franzen est donc cet écrivain qui part en Italie faire un reportage sur la pratique ancestrale et barbare de la « chasse à la glu », étudie les grandes migrations des oiseaux pour comprendre pourquoi ils disparaissent, se rend sur une « île volcanique d’une verticalité rébarbative » du Pacifique sud dans l’espoir de documenter de nouvelles espèces ornithologiques, nous emmène en Chine sur les traces du « Macareux chinois » ou en croisière dans l’Antarctique pour croiser un manchot empereur. Mais il est aussi cet auteur qui métamorphose subtilement des articles racontant ces reportages et expéditions en de formidables récits qui mêlent engagement éthique, histoire personnelle et réflexion littéraire. Et prouvent ainsi combien crise et chaos d’un monde en phase terminale ne peuvent être saisis que dans un récit qui se joue des frontières (géographiques comme génériques), permet de multiplier les approches situées, les perspectives et les angles et vient dire, dans sa fragmentation même, à la fois la réalité du puzzle disparate auquel nous sommes confrontés et l’unité d’un regard porté sur cette réalité pour tenter de « sauver ce que l’on aime » (2015) et arrêter « de faire semblant » (2019).

 

Prenons deux exemples. Dans « L’Île de la solitude » (2011), Franzen raconte comment il s’est rendu sur l’île Alejandro-Selkirk (du nom de l’aventurier écossais qui a inspiré Defoe), à 800 kilomètres des côtes du Chili, une île qui se nomme à l’origine Masafuera, la plus éloignée. Certes l’écrivain est épuisé par la tournée de promotion d’un livre et il a besoin de s’isoler (au sens propre) et de s’excentrer. Certes il pourra s’adonner à son plaisir solitaire fétiche, l’observation des oiseaux, tout en lisant Robinson Crusoé quand il délaisse jumelles et appareil photo. Mais le voyage, dans ce texte, n’est ni un cahier de vacances ni la bande-son d’une soirée diapos. Il est le prétexte d’une réflexion puissante sur la portée actuelle d’un livre tel que Robinson Crusoé, sur ce que le livre de Defoe dit de « l’aventure sans aventure », d’une manière de puiser l’épique dans le biographique mais aussi d’une nation qui commence alors à glorifier l’entreprise individuelle, d’une bourgeoisie cultivée qui s’évade par le livre ou du roman qui devient un terrain de jeu spéculatif.

En somme, on passe d’une forme de private joke intello — partir sur une île avec LE roman d’aventure insulaire, dans une forme d’auto-référentialité ironique très appelée, ce que Franzen lui-même nomme l’artificialité de ce périple « crusoléen » — à une réflexion sur ce qu’est justement ce texte (et par extension ce recueil) : l’analyse, dans et par le récit, d’un système social, politique et culturel, des liens de la fiction et de la non fiction, de l’intime et du collectif. « L’Île de la solitude » est aussi un récit de soi, des souvenirs de camping avec son père au chagrin insondable après le suicide de son ami et double David Foster Wallace, deux ans auparavant. Sur cette île « éloignée » (qui permet justement d’aller au plus profond de soi), Franzen va aussi disperser une partie des cendres de celui dont il ne parvient pas à faire le deuil. Karen, amie de Franzen, veuve de DFW, « aimait l’idée qu’une part de David repose sur une île isolée et inhabitée » et elle sait, aussi, qu’elle peut contribuer à sauver Franzen de la rage d’avoir perdu son ami. « L’Île de la solitude » est un partage, un voyage dans le monde et en soi, un texte puissant sur la manière dont un écrivain nous transporte d’un sujet à un autre, pour nous séduire, non comme on se plie au désir de l’autre mais comme on le suscite, en le dérangeant, en le menant ailleurs, étymologie même de ce verbe.

Second exemple, « la luxueuse croisière de trois semaines organisée par Lindblad Expeditions et National Geographic » à laquelle Franzen va participer et qu’il raconte dans « La Fin du bout du monde » (2016). À la mort de son oncle Walt, l’écrivain vient d’hériter d’une coquette somme d’argent qu’il décide d’investir dans un voyage dans l’Antarctique. Mais lorsqu’il réalise combien « l’idée de voir un lieu « avant qu’il ne fonde » » est en fait « sinistre et absurde », il est trop tard. Il embarque avec son frère Tom et le récit de cette croisière extravagante oscille entre scènes comiques d’anthologie, réflexions sérieuses sur la crise environnementale, émerveillement devant « des paysages d’une beauté si éblouissante » et, une fois encore, dévoilement d’une part de son histoire familiale et intime. Cet enchevêtrement est la matière (et la manière) même de l’ensemble du recueil, qu’une phrase de l’ultime texte du recueil résume simplement : « Je me demande donc ce qui se passerait si, au lieu de nier la réalité, nous nous disions la vérité ». C’est exactement le programme de ce livre : dire la vérité, sur le monde comme sur soi, se (et nous) placer dans la zone d’inconfort depuis laquelle Franzen écrit, celle que devient inéluctablement notre planète, qu’on le veuille ou non. Franzen n’est ni cynique ni désespéré — « tant qu’il y a quelque chose à aimer, on a une raison d’espérer » — mais désespérément drôle et réaliste.

Comme il l’écrit dès les premières pages de « Souffrir ne vous tuera pas » (en soi tout un programme…), « quelqu’un dont l’identité profonde vous plaît jusqu’à la dernière particule, ça n’existe pas. Voilà pourquoi un monde reposant sur le plaire est en réalité mensonger ». Cet axiome vaut pour ce formidable livre : il ne vous mentira pas et ne cherche pas à vous plaire. C’est pourquoi il est indispensable, en tant qu’alerte sur le présent, réflexion sur le 11 septembre comme entrée des États-Unis dans une « sentimentalisation soudaine, mystérieuse et désastreuse du discours public américain », voyage critique autour de l’ensemble du globe (de l’Afrique de l’est à l’Asie et passant par l’Europe et les Amériques), réflexions sur la place de la fiction dans cet état du monde ou de « l’essai dans les temps obscurs », récit collectif comme intime de ces dernières décennies et tant d’autres facettes d’un recueil qui ne cesse de nous déplacer pour mieux déranger nos certitudes. C’est en cela qu’« un essai est quelque chose d’essayé — quelque chose de risqué, qui n’est pas définitif, qui ne fait pas autorité, quelque chose que l’auteur avance sur la base de son expérience personnelle et de sa subjectivité ». Franzen essaye et nous avançons avec lui. C’est bien pourquoi il n’y a pas partage entre fiction et non fiction dans l’œuvre de Franzen mais bien un équilibre et une absolue articulation : l’écrivain a retenu la leçon d’Henry Finder, son rédacteur en chef au New Yorker, « tout essai, même d’opinion, raconte une histoire »

Jonathan Franzen, Et si on arrêtait de faire semblant ?, trad. de l’américain par Olivier Deparis (et Anne Wicke pour « Horrible Méditerranée »), éditions de l’Olivier, septembre 2020, 352 p., 22 € 50