Billet proustien (46) : Retour à Tansonville (2)

Marcel Proust (Wikimedia Commons)

Marcel vient de reprocher à Gilberte d’avoir omis l’épisode des Champs–Élysées dans la commune évocation de leurs souvenirs. Façon pour la fille Swann de mettre cet épisode hors jeu ou mémoire : « “Oui, mais là vous m’aimiez trop, je sentais une inquisition sur tout ce que je faisais.” »

Certes, un Marcel inquisiteur, cela ne surprendra personne et Albertine eût pu bien souvent témoigner de son existence. Mais c’est un bien autre souvenir qui vient en mémoire de l’adolescent de jadis, souvenir douloureux quoique flatteur. Alors qu’il voulait se réconcilier avec Gilberte et qu’il avait obtenu un bon prix d’un vieux vase de Chine qui lui eût permis de combler de dons son aimée, Marcel devait apercevoir depuis un omnibus Gilberte marchant aux côtés d’un garçon le long des Champs–Élysées. Et de parler de : « ce jour qui aurait peut-être changé toute ma vie si je n’avais rencontré les deux ombres s’avançant côte à côte dans le crépuscule. »

Or, il n’a jamais osé demander quel était le jeune homme avec qui son amie cheminait ce soir-là. Il lui confia moins encore l’audace qu’il avait eue chez le marchand d’antiquités en vendant le vase. Cela étant, Marcel voudrait ne pas quitter la vie sans avoir fait part de son exploit celle qu’il aima : « Ç’avait été en effet pendant les temps si tristes qui avaient suivi ma seule consolation de penser qu’un jour je pourrais sans danger lui conter cette intention si tendre. Plus d’une année après, si je voyais qu’une voiture allait heurter la mienne, ma seule envie de ne pas mourir était pour pouvoir raconter cela à Gilberte. »

Ainsi chacun des amoureux de Tansonville s’attache à un souvenir particulier. Pour Gilberte, la troisième rencontre est restée : « “même le jour où je vous ai rencontré sous votre porte, vous étiez resté tellement le même qu’à Combray, si vous saviez comme vous aviez peu changé ! ” »

Quant à Marcel, tout en gardant en réserve l’histoire du vase, il ne peut s’empêcher de revenir obstinément à la première rencontre sous l’angle initiatique : « J’aurais pu dessiner le quadrilatère de lumière que le soleil faisait sous les aubépines, la bêche que la petite fille tenait à la main, le long regard qui s’attacha à moi. Seulement j’avais cru, à cause du geste grossier dont il était accompagné, que c’était un regard de mépris parce que ce que je souhaitais me paraissait quelque chose que les petites filles ne connaissaient pas, et ne faisaient que dans mon imagination, pendant mes heures de désir solitaire.»

Soit, ce jour-là, la découverte qu’une gamine peut très bien rêver des choses du sexe, se les représenter, désirer en jouir.

Albertine disparue, chap. IV, Folio, p. 270-273.