Celia Levi : La Tannerie, une éducation sentimentale au féminin contemporain

La Tannerie © Tristram

Comment ne pas convoquer Flaubert et son Éducation sentimentale pour évoquer La Tannerie, le quatrième et formidable roman de Celia Levi ? Non pour l’écraser du poids d’un chef d’œuvre mais pour montrer combien, dans ce livre comme dans nombre de grands récits contemporains, la structure de l’histoire, la chronique comme les interrogations portées par le romanesque puisent dans les grands romans du XIXe siècle, qu’ils en sont volontairement indissociables.

Bien sûr, on peut lire La Tannerie sans voir dans Jeanne, la jeune femme quittant sa Bretagne natale pour la capitale dans l’espoir de percer à Paris et de trouver un sens à sa vie, une version féminine contemporaine de Frédéric Moreau. Bien sûr, on peut aussi ne pas penser à Nuit debout et à la crise des migrants, cœur politique du livre, comme à la version contemporaine de l’espoir révolutionnaire avorté du Paris flaubertien, on peut refuser de directement entendre la mélancolie des paquebots de l’une des plus fortes ellipses de la littérature française quand Jeanne « connut les matins tristes et froids, l’asphalte mouillé, le carreau du café à l’aube ».

Mais penser à Flaubert, au Balzac d’Illusions perdues voire au Stendhal du Rouge et le Noir en lisant La Tannerie, c’est mesurer combien la génération dont Celia Levi dit les errances, les désirs et le sentiment de passer à côté d’une histoire dont la scène se joue pourtant juste à côté d’eux, combien cette génération engluée dans un « indistinct » rejoue les grandes scènes de ses aînés : Julien, Lucien et Frédéric alors, Jeanne aujourd’hui puisque les éducations sentimentales et romans de formation peuvent enfin être déclinés au féminin. Pour eux comme pour elle aujourd’hui, il y a la découverte des codes parisiens, la volonté de percer et de fréquenter « le petit cercle », la découverte des coulisses du monde brillant qui d’abord miroite et fascine avant qu’on en maîtrise les ressorts et qu’on prenne conscience que « tout cela ressemblait à de l’exploitation tout de même ». Alors comme aujourd’hui, un lieu qui concentre les tensions d’une société et d’une époque, ici la Tannerie et quelques saisons (une par chapitre) de la vie de Jeanne pour laquelle « tout était très flou », de la manière de se comporter à celle de parler ou de s’habiller, de la manière de s’intégrer dans le monde du travail comme d’aimer alors que tout semble « en suspens », « sans début ni fin ».

Celia Levi © Tristram

La tentation est donc grande de montrer la virtuosité avec laquelle Celia Levi inverse Flaubert : la scène initiale n’est plus la mise en récit, « le 15 septembre 1840, vers six heures du matin », d’un jeune homme qui jette un dernier regard sur Paris, sa foule affairée et ses grands monuments depuis un bateau s’éloignant du quai Saint-Bernard mais d’une jeune femme qui, un soir, observe une réception dont elle n’a pas les codes sur une péniche non loin de Pantin. Lors des grands moments de réunion des personnages et bilans désabusés que sont les enterrements, ce n’est plus le Père-Lachaise qui est le cadre de la scène mais un cimetière anonyme d’Ivry. Le Père-Lachaise, Jeanne le visite comme on fait du tourisme, de même que les flâneries benjaminiennes de Julien, ses dérives à la Debord rejouent et singent ce qui a déjà « eu lieu ». La scène du roman contemporain déplace les lieux du XIXe : du centre à la périphérie. Si l’histoire se répète et se vide toujours plus de toute dimension épique ou politique, elle s’est excentrée — « ce que j’aime dans les manifestations, c’est qu’on y redécouvre Paris la ville se reconfigure », déclare Julien, qui aime pourtant citer Gramsci et Castoriadis ; aller Place de la République pour écouter les orateurs de Nuit Debout permet d’abord d’y croiser Tout Paris. Marianne en fera le constat désabusé, « c’était de là que venait le sentiment d’impuissance. Rien ne changeait mais tout foutait le camp ».

Puisque Jules, au moment de Nuit Debout, observant les prises de parole depuis un café, ironise avec mépris sur le mouvement et cite le « passage de L’Éducation sentimentale sur les clubs », comme la discrète confirmation d’une clé romanesque, on pourrait aussi comparer les irruptions de l’Histoire d’un roman à l’autre, les espoirs fous suivis de matins blêmes, les discours humanistes aussi creux chez Celia Levi que ceux que fustige Flaubert. Dans La Tannerie, le « vivre-ensemble », le « projet » et quelques noms chic choc (Foucault, Levinas, Didi-Hubermas etc.) ont remplacé les « locutions : « apporter sa pierre à l’édifice, — problème social, — atelier » » de L’Éducation sentimentale. Mais on lit le même cynisme désabusé chez Jules ou son envers de sentimentalisme et de « paroles ineptes » entre 2015 et 2017 que dans la jeunesse flaubertienne, les même générations incertaines, prises dans un « désœuvrement » tel qu’elles ne trouvent l’amour que « de loin ». Madame Arnoux alors ou Julien pour Jeanne : « elle l’avait eu sans l’avoir, c’était un sentiment étrange ». On pourrait encore montrer combien ces romans, du XIXe siècle à aujourd’hui, servent une réflexion sur le devenir marchandise de la culture, son industrialisation, sa reproductibilité. La Tannerie accueillera bientôt bar branché, restaurant étoilé (et sa version bistrot), boutiques éphémères : le centre d’art devient un centre commercial.

« C’était donc ça la vie parisienne » : dans le roman de Celia Levi, tout se dit à travers une figure principale, Jeanne, cette jeune femme qui quitte Rennes pour un stage de deux mois dans une librairie parisienne et qui, loin de ses rêves premiers, va enchaîner les contrats dans un lieu culturel sur le bord du canal, la Tannerie. Là, elle est « accueillante », soit chargée de guider le public à grands renforts d’éléments de langage qu’elle mettra des semaines à assimiler — « elle découvrait les lieux en même temps que les visiteurs », « elle ne comprenait pas vraiment en quoi consistait son travail, on la déplaçait d’un endroit à un autre, de la halle est à l’aile sud, des « magasins » du premier étage aux « cuves » ».

Jeanne découvre Paris à travers ce lieu qui est le microcosme d’une époque, elle y trouvera son cercle d’amis, ses repères, elle y démarre une vie par procuration et par citation : elle se voudrait devenir l’une de ces filles filiformes et tellement à l’aise dans les réceptions, sur les terrasses de café, une Parisienne avec de la répartie ou une héroïne de Rohmer que Julien aime tant pour vivre le « marivaudage » de ses films, « cette façon de tout analyser avec esprit, de se contredire d’une phrase à l’autre ». Au lieu de vivre pleinement le moment, Jeanne ne cesse se projeter dans un futur fantasmatique, elle se donne des vies potentielles, devient virtuose du conditionnel à défaut de se sentir ancrée dans le présent. Il semble à Jeanne que « rien ne s’achevait jamais complètement, qu’il y avait un escamotage des faits, à peine esquissés ils disparaissaient pour réapparaître sous une forme à peine modifiée ». Rien ne fait plus « événement », tout passe.

Si Jeanne est « accueillante » à la Tannerie, selon la novlangue de la culture, elle se voit bien peu accueillie, la direction du centre culturel la laisse à elle-même et la jeune femme, naïve et peu sûre d’elle, passe peu à peu les étapes d’une initiation entravée. Elle découvre (et nous découvrons à travers son regard) le lieu, « une hydre dont elle ne parvenait pas à dénombrer les excroissances », une ancienne usine désaffectée, réhabilitée en lieu d’expositions de toutes sortes (art contemporain, défilés de mode). Le XIXe siècle industriel est devenu musée, auréolé d’une touche d’authenticité populaire du meilleur effet. Les visiteurs, malgré son nom, préfèrent imaginer que la Tannerie fut une gare ou une raffinerie de pétrole — toute ressemblance avec d’autres centres muséaux ne serait pas coïncidence. Le lieu concentre la surmodernité tout en étant typique de l’est parisien, de son industrialisation à la fin du XIXe. En lien avec les abattoirs de La Villette et le clos d’équarrissage d’Aubervilliers, un jeune industriel a alors eu l’idée d’une tannerie au bord du canal, inspirée des phalanstères de Fourier. Plus rien ne subsiste de l’ancienne tannerie — un temps biscuiterie et hangar de stockage — sinon le cachet de son architecture, une odeur tenace dans une cour et, Jeanne le découvrira bientôt, des méthodes de management qui n’ont rien à envie à l’exploitation des débuts de l’industrialisation. La Tannerie porte bien son nom, elle marque peaux et corps, et ce jeu entre sens propre et sens figuré est constant, vecteur de l’ironie qui mine un récit en apparence inoffensif.

Ainsi le mantra de la direction de la Tannerie, « le lieu c’est le lien » — et le lieu est bien le lien de toutes les scènes, intrigues et figures du récit, comme un grand magasin, une mine ou les Halles ont pu être pour Zola le prisme du second Empire. La devise, toute de façade, est rapidement oubliée quand il s’agit de favoriser des rapports apaisés entre les acteurs du centre culturel ou que la question se pose d’accueillir les migrants réfugiés sur le quai que la police s’apprête à déloger. Dans le premier cas, en défense des précaires de la culture et autres intermittents du spectacle, une banderole de soutien au-dessus de l’entrée suffira ; dans l’autre, la direction fera rapidement fermer un lieu qui pourtant se targue d’accueillir des œuvres contemporaines très ancrées dans les crises contemporaines ou le défilé de ce « jeune styliste syrien très pointu » dans un décor « fabriqué avec le bois d’épaves ayant transporté des migrants ». Celia Levi révèle les hypocrisies d’un centre pourtant pensé comme « un acte de militantisme » et dont la fonction affichée est de « dynamiser le quartier, dynamiter le monde de la culture, l’ouvrir à tous ». Jeanne et ses amis sont heureux de travailler dans un lieu qui sensibilise le public aux enjeux du monde contemporain (migrants, crise climatique), le « projet » compense les horaires, le mépris, les contrats au lance-pierre. Comme sur la place de la République ou après une manifestation contre la loi travail, « ils se sentaient humanistes (…) ils refaisaient le monde ».

L’un des effets collatéraux de la parution du formidable roman de Celia Levi au milieu de l’avalanche des publications de la rentrée littéraire 2020, très marquées par un discours social et politique, c’est de révéler, comme un bain photographique, les déclarations grandiloquentes mais confortables de certains de ces textes, leur bonne conscience mielleuse dans un récit qui ne tient pas parce que tout est explicité, comme si les lecteurs étaient demeurés. Dans un livre sur le harcèlement, par exemple, insupportable de dénonciations grandiloquentes et déclarations tonitruantes sur la puissance de la littérature façon trompettes du jugement dernier (je vous laisse chercher le titre. Indice, il a été chroniqué en bien dans nos colonnes), une phrase juste : « il faut monter un appareil optique. De quoi voir en prose ». C’est ce que fait Celia Levi : non pas conduire un bulldozer comme le livre en question mais poser une loupe minuscule qui pourtant représente ce que nous connaissons, à peine décaler le réel depuis un lieu fictif, la Tannerie, plus réel que s’il était attesté, et depuis une figure centrale, Jeanne, toujours un peu à côté de l’histoire et hors du monde, comme le Fabrice de Stendhal à Waterloo ou le Adam Gordon de Ben Lerner à Atocha.

La Tannerie, on l’aura compris, est de ces livres que la critique définit comme des « classiques instantanés », de ces textes dont on sait qu’ils resteront parce qu’ils concentrent leur époque, sans se donner de grands airs — rien de plus accessible que la lecture des Illusions perdues de Jeanne, que l’épopée minuscule de sa découverte de la dureté du monde. Celia Levi dit nos vies contemporaines éperdues de sens et prises dans une incertitude fondamentale. Comme aurait pu le dire Flaubert, Jeanne, c’est vous, c’est moi.

Celia Levi, La Tannerie, éditions Tristram, août 2020, 376 p., 21 € 90