Emmanuel Venet : « L’abandon de la psychiatrie publique est le fruit d’une volonté plutôt que d’une impuissance politique »

Emmanuel Venet © ESO / éditions Verdier

Incisif, percutant et indispensable : tels sont les mots qui viennent à l’esprit à la lecture du Manifeste pour une psychiatrie artisanale d’Emmanuel Venet qui vient de paraître chez Verdier. Si on connaît Emmanuel Venet pour ses superbes Rien et Marcher droit, tourner en rond, on le sait aussi psychiatre et c’est à ce titre qu’il prend dans cet essai la parole pour dresser un impitoyable constat sur la politique publique de soins psychiatrique. Le pouvoir l’abandonne pour privilégier une psychiatrie industrielle, numérisable et inégalitaire. Diacritik est parti à la rencontre du psychiatre le temps d’un grand entretien autour de cet essai énergique, l’un des plus importants de cette année.

Ma première question voudrait porter sur la genèse de votre si juste et si percutant Manifeste pour une psychiatrie artisanale. Quelles circonstances exactes sont à l’origine de votre réflexion sur l’abandon de la psychiatrie publique par les autorités politiques ? On sait que vous êtes psychiatre et que vous exercez à Lyon : vos réflexions procèdent-elles ainsi d’un constat personnel de praticien devant une telle politique psychiatrique ou s’agit-il plus largement pour vous de rendre compte d’une situation partagée par l’ensemble de la profession dont vous vous feriez ici pour l’occasion le porte-parole ?

Ce manifeste procède avant tout d’un constat personnel dont la genèse mérite un petit détour. Je travaille au Vinatier, gros hôpital psychiatrique public proche de Lyon, depuis près de quarante ans. J’y ai été externe, interne, assistant chef de clinique puis, depuis 1991, praticien hospitalier, de sorte que j’en connais l’atmosphère depuis quatre décennies, et je suis en mesure d’affirmer qu’il s’y produit une rupture profonde et grave depuis quelques années. Je fais partie des psychiatres de terrain qui ont œuvré, sans tambour ni trompette mais avec obstination, pour une pratique où prime la logique de soin sur la logique de contrôle social. Je n’ai jamais contesté la dimension sécuritaire de la psychiatrie publique, mais j’ai toujours essayé de l’intégrer dans une démarche humaniste, c’est-à-dire de préférer l’alliance thérapeutique à la contrainte, le soin ambulatoire à l’hospitalisation, la personnalisation du soin à sa protocoli­sation. Depuis les années quatre-vingt-dix, j’ai été témoin des fermetures de lits et de l’érosion lente mais continue des moyens budgétaires ; puis, dans les années deux mille, de la catastrophique influence du sarkozysme sur la pratique psychiatrique (retour de l’innéisme, fantasme de prédiction de la délinquance, régression sécuritaire, disqualification de l’expertise des psychiatres au profit d’une supposée expertise des préfets et des magistrats) ; et enfin, depuis quelques années, j’observe un effondrement institutionnel et intellectuel dont la gravité fait craindre une disparition pure et simple de la psychiatrie en tant que médecine du psychisme. Sur le plan de l’offre de soins, notre dispositif à bout de souffle n’est plus en mesure de répondre à la demande : les centres médico-psychologiques ferment ou manquent si cruellement de moyens qu’ils proposent des délais absurdes ; les lits d’hospitalisation sont tellement saturés que les services d’urgences s’embouteillent et peinent à assurer leurs missions.

Tout le monde s’accorde sur ce constat, mais les avis divergent quant à la question d’y remédier. Un courant de pensée, à mon avis minoritaire mais hégémonique et arrogant, essaie d’imposer un outil conceptuel qui n’accorde guère de place à la complexité du psychisme humain, et se schématise d’une manière inquiétante : d’une part vers un neuro­scientisme confondant sans vergogne le psychisme et le cerveau, d’autre part vers des pratiques d’industrialisation ou de standardisation du soin censées permettre, dans un avenir proche et radieux, de remplacer les soignants (psychiatres et paramédicaux) par des algorithmes.

Les querelles théoriques entre psychiatres « psychistes » et biologistes sont aussi vieilles que la psychiatrie elle-même, et ont donné lieu à des joutes intellectuelles rudes mais fructueuses, comme par exemple celle qui a opposé Freud à Charcot sur l’étiologie des névroses. La nouveauté, dans la situation actuelle, c’est qu’il n’y a plus de place pour le débat d’idées : le neuroscientisme tient pour indiscutable que tous les troubles psychiques seraient le reflet de dysfonctionnements cérébraux ; que le cerveau, réduit à sa dimension cognitive, aurait pour seule fonction le traitement de l’information ; et qu’il est urgent de remplacer le soin psychothérapeutique – éminemment relationnel – par des procédures de type remédiation cognitive – pour lesquelles une application informatique remplacera vite les soignants humains. Toute allusion à l’intersubjectivité dans le soin psychique, toute évocation des interactions pourtant indiscutables entre la part génétique et la part environ­nementale des troubles psychiques, se voit taxée de passéisme et frappée d’un mépris sans fond. Au Vinatier, la simple discussion de ces positions sur l’intranet du groupe médical est muselée par les psychiatres universitaires et la direction. C’est ce changement d’ambiance qui m’a amené à écrire en urgence, au mois de décembre 2019, mon Manifeste. Trois mois plus tard paraissait le livre de Mathieu et Loriane Bellhasen, La Révolte de la psychiatrie, qui développe les mêmes thèmes en les creusant beaucoup plus, et qui souligne que ce phénomène est national.

Je pense que mon texte porte la parole d’une partie de la profession et de nombreux paramédicaux qui ne sont pas (ou plus) en mesure de protester contre l’hégémonie neuro­scientiste, parce que leurs statuts professionnels ont été considérablement fragilisés depuis une ou deux décennies : les nombreux contractuels n’osent pas faire entendre de voix dissonante, et les titulaires sont dans la main des directeurs auxquels la loi HPST a donné les pleins pouvoirs. Mais il est aussi à craindre que les professionnels les plus jeunes, formés à la pensée opératoire et acquis à la virtualisation des relations, n’aient déjà basculé dans la néopsychiatrie numérique, industrielle et bon marché contre laquelle je m’insurge. Il est important de les sensibiliser au fait que la psychiatrie publique n’a pas toujours été l’institution sinistrée et sinistre qu’elle est devenue, et qu’ils peuvent exiger des outils de soin plus mobilisateurs que ceux dictés par le seul souci de gérer la pénurie.

Enfin, il n’est pas inutile de rappeler qu’à l’époque où j’ai écrit ce texte, les médias nous informaient d’une épidémie de pneumonie virale à Wuhan, phénomène qui nous semblait bien trop lointain pour que notre actualité s’en ressente. L’évolution pandémique de la maladie devait démentir cette première lecture, et entraîner, entre autres, la prise de conscience du mauvais état de l’hôpital public français. Il est encore trop tôt pour évaluer l’influence de cette prise de conscience sur notre politique sanitaire, mais à l’époque où j’ai écrit mon Manifeste, l’abandon de l’hôpital public par le pouvoir politique était beaucoup plus décomplexé qu’aujourd’hui.

Ce qui, d’emblée, se donne comme remarquable dans votre Manifeste pour une psychiatrie artisanale, est que cet abandon par les autorités de la psychiatrie publique s’organise selon vous selon une perspective managériale. Dans une très forte formule, vous dites combien les hôpitaux n’ont plus rien d’hospitalier tant seule la perspective d’économie drastique domine, logique d’austérité oblige. Ces économies ont, selon vous, une conséquence psychiatrique dramatique : on passe d’une psychiatrie du sujet à une psychiatrie du risque : pouvez-vous nous dire en quoi il s’agit d’un péril pour la relation de soin ?

J’ai longtemps cru que les difficultés de l’institution psychiatrique publique (intra et extra­hospitalière) relevaient d’une simple logique d’austérité économique. Aujourd’hui je subodore qu’elles relèvent aussi de causes plus troubles. Certes, les États occidentaux sont surendettés, économiquement fragiles et les politiques d’investissement public en souffrent. Mais j’ai de plus en plus l’impression que l’abandon de la psychiatrie publique est le fruit d’une volonté plutôt que d’une impuissance politique. Née en 1960, l’organisation actuelle de la psychiatrie publique incarne un projet de rupture avec les pratiques asilaires de jadis et de déstigmatisation de la maladie mentale. Elle fonctionne sur le principe d’un découpage du territoire en « secteurs » visant à donner à tous les citoyens un accès à des soins gratuits et de qualité – d’où l’adjectif sectoriel dont on la qualifie souvent. Sa logique égalitariste reflète la sensibilité politique de ses créateurs, pour la plupart venus de la gauche. Un tel système a ses défauts et ses qualités, mais il a prouvé qu’il pouvait rendre les services que la population attend de lui : soins majoritairement ambulatoires, diminution de l’hospitalisation au long cours par rapport aux pratiques antérieures, accessibilité, atténuation des conséquences dé-socialisantes de la maladie mentale.

Cette psychiatrie foncièrement sociale fait l’objet d’attaques et de dénigrements de plus en plus violents par des psychiatres et des politiques pour la plupart venus de la droite, qui prônent un autre modèle et plaident pour une autre économie de la santé. Cette alternative à la psychiatrie sectorisée trouve son illustration la plus claire dans le projet de la fondation FondaMental, dont les motivations profondes sont aussi ambitieuses qu’inquiétantes : instauration d’une démarche thérapeutique (ou se prétendant telle) reposant massivement sur le monde numérique et les nouvelles technologies de communication ; proposition d’une nouvelle conception, biologique, génétique et informationnelle, de la vie mentale et de ses troubles ; imposition d’un nouveau paradigme anthropo­logique plus global, dans lequel le citoyen n’est plus considéré comme un sujet dont il importe de respecter la liberté et l’intimité, mais comme un individu connecté appelé à fournir les données qui feront de lui la cible des interventions pilotées par l’intelligence artificielle qu’il aura contribué à nourrir.

J’appelle psychiatrie du sujet une démarche de soin reposant sur la rencontre véritable entre des sujets (le patient et éventuellement ses proches d’une part, un thérapeute ou une équipe soignante d’autre part) dans laquelle le principal moteur du processus thérapeutique est la compréhension de la subjectivité du patient, dont découlent des actions de soin personnalisées et pensées – au risque de se tromper, de tâtonner, de devoir réviser l’hypothèse de départ. Mise à mal dans les années 1980 par le diagnostic probabiliste nord-américain appelé DSM, cette approche a cédé la place à une psychiatrie du symptôme, qui fait l’économie de la subjectivité du patient et ne vise que l’atténuation dudit symptôme, via des protocoles médica­menteux ou psychothérapeutiques. Enfin, selon la perspective FondaMentaliste, l’intérêt pour le sujet disparaît, l’attention au symptôme s’estompe, et la focale se règle sur une psychiatrie du risque visant à prévenir tel ou tel comportement : suicide, rupture thérapeutique, violence, etc. Certes, cette approche de soin minimaliste semble obéir à une volonté de limitation de la dépense publique, mais cela ne suffirait pas à en faire une politique ultralibérale. J’ai l’impression que cette approche relève de l’ultralibéralisme en raison d’un projet plus vaste : disparition des institutions, renvoi de chaque malade à sa responsabilité individuelle et à son autonomie, remplacement de la guidance humaine par le pilotage numérique. Selon moi, il ne s’agit plus de prendre soin de personnes malades mais de gérer les parcours de clients captifs. À mes yeux le péril se trouve là. 

Cette politique managériale néo-libérale opère ainsi ce que vous nommez un taylorisme du soin au cœur de laquelle chaque patient devient finalement un élément anonyme et interchangeable comme vous en décrivez la dystopie lors de votre saisissante visite chez un ophtalmologue. En quoi, dès lors, réclamer une psychiatrie artisanale comme vous le faites doit consister à toute force à refuser une industrialisation psychiatrique, une psychiatrie standardisée et désincarnée ? Quelle forme concrète peut ainsi prendre, selon vous, la psychiatrie artisanale prévenante de la personne et de sa singularité ?

La psychiatrie, et plus généralement la médecine, obéissent encore en grande partie à une logique artisanale, au sens où l’artisan conçoit et planifie son travail, puis le réalise lui-même, en corrigeant au fur et à mesure ses éventuelles erreurs d’appréciation et en s’adaptant à l’aléa inattendu. D’après Vladimir Jankélévitch « un ouvrage réussi exige de l’artisan […] quelque chose qui ne s’apprend pas et qu’en désespoir de cause nous appelons le tour de main », ce qui souligne la dimension singulière de la pratique, le caractère non inter­changeable des soignants en psychiatrie. Ce modèle est aujourd’hui concurrencé par le taylorisme des centres experts, activement promu par FondaMental et par de nombreux universitaires. Dans un centre expert spécialisé dans une pathologie (l’autisme, la schizophrénie, le trouble bipolaire, les addictions, etc.), le patient a affaire à des paramédicaux qui réalisent des examens psychométriques, puis à un psychiatre qui pose le diagnostic et fixe le cap thérapeutique sur la base de son impression clinique et des résultats de la psychométrie. Pas de place ici pour le tâtonnement, l’attentisme, le traitement d’épreuve, la révision d’une hypothèse erronée : une approche thérapeutique est préconisée, il faut s’y tenir. Mais, le centre expert se donne aussi pour objectif de collecter des données pour alimenter l’économie numérique destinée à prendre, demain, le relais des soignants humains.

Une telle approche repose sur l’assimilation abusive et aberrante du soin psychique aux traitements cancérologiques. La cancérologie a les moyens d’objectiver une grande partie des maladies qu’elle soigne : type de tumeur, taille, présence de ganglions, nombre de métastases, etc. Il est donc possible d’établir des « groupes homogènes de malades », de tester sur eux des traitements, et de sélectionner le schéma thérapeutique offrant les meilleures chances de guérison ou la plus longue survie. Mais en psychiatrie, d’une part il n’existe aucun marqueur biologique permettant d’objectiver un diagnostic, d’autre part il est illusoire de déterminer de vrais groupes homogènes de malades. Tout au plus peut-on établir des catégorisations rudimentaires à partir d’un score à une échelle de dépression ou de vulnérabilité schizo­phrénique par exemple. Il s’en déduit que l’objectif d’un diagnostic et d’un traitement précoces relève du fantasme et ouvre à tous les errements possibles. Pour avoir vu des psychiatres dits experts prendre des chagrins d’amour pour des troubles bipolaires ou des adolescences rebelles pour des schizophrénies – erreurs que tout praticien, au demeurant, peut commettre au début d’une prise en charge – je dis clairement que le modèle des centres experts apporte de fausses garanties et peut provoquer des dégâts irrémédiables.

Quitte à passer pour naïf, j’ajouterai que la plupart des personnes atteintes de maladies graves (mentales ou physiques) ont l’espoir de rencontrer quelqu’un, un ou des sujets soignants qui s’engage(nt) vis-à-vis d’elles et qui incarne(nt) la prévenance, la sollicitude, la disponibilité qu’elles attendent. La séparation des rôles de diagnosticien et de thérapeute revient à confier un temps fort du soin à un praticien qui n’aura pas à répondre du résultat thérapeutique. Ce tronçonnage de l’acte de soin ne peut pas aller dans le sens de la prévenance, quelles que soient les qualités humaines de ses protagonistes.

Cet économisme sanitaire répond, comme vous le démontrez avec vigueur, d’une politique plus large qui porte en soi une double conséquence. La première est celle d’un contresens médical total : pourquoi selon vous y a-t-il impossibilité à procéder à une évaluation du soin ? En quoi tout soin apparaît-il fondamentalement comme inquantifiable ? Enfin la seconde conséquence concerne le caractère inégalitaire d’une telle réduction de moyens accordés à la psychiatrie publique : en quoi aboutit-elle à une inégalité de traitement selon les territoires ?

Je ne pense pas que ces deux questions soient liées, mais cela n’ôte rien à leur pertinence. Sur la première, en effet, j’affirme que la pathologie psychiatrique échappe à toute quantifi­cation, même si je n’ignore pas les tentatives psychométriques visant à contourner cet écueil. Il est aussi illusoire d’assimiler entre elles cent personnes ayant le même score à une échelle d’anxiété ou d’autisme que de tenir pour homogène un groupe de cent personnes partageant le même groupe sanguin. Chaque symptôme ou chaque syndrome psychiatrique s’inscrit dans une histoire individuelle et unique, et jusqu’à présent la psychiatrie s’est surtout intéressée à cette dimension singulière du trouble. De plus, le soin psychiatrique obéit souvent à une logique mutative plus que strictement réparatrice : il ne s’agit pas de viser la restitution ad integrum d’un état antérieur à la maladie (comme dans le soin d’une fracture ou d’une infection aiguë par exemple), mais l’avènement d’un système défensif plus efficace contre la souffrance psychique ou les moyens de vivre au mieux avec un trouble mental chronique. Il en découle que l’évaluation d’un effet thérapeutique individuel échappe en grande partie à la quantification.

Bien entendu, il est toujours possible d’évaluer cet effet thérapeutique sur un grand groupe de malades, et c’est l’objectif que se donne l’Evidence based medicine (EBM), ou médecine basée sur des preuves. Ce courant de pensée, né au Canada dans les années quatre-vingt, compare les effets thérapeutiques de différentes approches – le plus souvent médicamen­teuses – sur une pathologie donnée, et en déduit une hiérarchie d’efficacité ou de pertinence entre elles. Elle débouche sur des conclusions statistiques, donc applicables à des groupes mais impossibles à transposer à des individus. Il devrait donc s’agir, en toute rigueur, du degré zéro de la démarche de soin, permettant surtout de distinguer la médecine du charlatanisme. Hélas, au lieu d’apparaître comme une base à partir de laquelle peut s’élaborer une médecine de qualité, l’EBM apparaît aujourd’hui comme un graal, et contribue à organiser une médecine industrielle répondant à chaque symptôme par une prescription, ce qui profite plus à l’industrie pharma­ceutique qu’aux patients.

Quant à la répartition inégalitaire des moyens accordés à la psychiatrie publique, j’en reviens à mon interrogation précédente sur l’éventuelle volonté politique d’asphyxier le dispositif sectoriel, ou de le cantonner à une pratique ingrate à destination des patients les plus lourds. Un peu partout en France, on voit des cliniques privées s’installer à proximité des hôpitaux publics et attirer à elles la patientèle solvable ; la proportion du nombre de lits d’hospitalisation privée a considérablement augmenté depuis une trentaine d’années ; les moyens de la psychiatrie publique sectorielle sont par ailleurs détournés au profit des services de psychiatrie sécuritaire, des urgences et des services dits transversaux, spécialisés dans telle ou telle pathologie et autorisés à sélectionner leur patientèle. Il en découle, et on ne le dira jamais assez fort, que les territoires les plus en difficulté n’ont plus d’accès à des soins psychiatriques gratuits et de qualité. J’ai peur que cette disparition du service public là où il a le plus sa raison d’être ne crée des bombes à retardement, et je le déplore fortement.

Plus la psychiatrie publique est malade et moins elle est attractive : on observe actuellement une fuite des psychiatres hospitaliers vers le privé, ce qui entraîne une détérioration des conditions de travail de ceux qui restent dans le public, et donc un cercle vicieux. Tout laisse craindre qu’une fois le point d’effondrement atteint, la néopsychiatrie proposera son prêt-à-soigner algorithmique bon marché, et réussira le tour de force de passer pour salvatrice alors qu’elle finira de clouer le cercueil de la psychiatrie du sujet dont je parlais plus haut. Suis-je trop pessimiste ? C’est mon plus grand espoir…

Enfin ma dernière question voudrait porter sur la défense que vous faites, page après page, de l’héritage freudien en vous autorisant un droit d’inventaire, et plus largement de la psychanalyse. Vous visez notamment et plus largement les attaques que les neurosciences ne cessent de lancer contre la psychiatrie car en quoi, comme vous le suggérez, peut-on considérer que ces sciences de la cartographie neuronale sont une manière de management de la psyché, un outil managérial supplémentaire ?

Bien que n’étant nullement psychanalyste moi-même, je défends une part de l’héritage freudien qui me paraît importante. Il ne s’agit pas de fétichiser un corpus conceptuel en grande partie désuet et dépassé, mais de défendre une conception de la vie psychique accordant une large place aux motivations inconscientes et aux phénomènes transférentiels qui caractérisent la vie relation­nelle. Encore une fois, il me paraît terriblement court de réduire la vie psychique à sa dimension cérébrale, et le cerveau au traitement de l’information. Vie psychique et fonctionnement cérébral sont intimement liés, je n’en disconviens pas, mais aussi hétérogènes que la musique et l’instrument qui permet de la jouer. Il n’y a pas de nocturne de Chopin sans piano, mais on ne trouvera jamais de nocturne de Chopin dans un piano.

Certes, des psychanalystes ont commis des abus de divers ordres – techniques, théoriques, moraux – et je comprends les critiques de parents d’autistes injustement incriminés par des praticiens dogmatiques, ou celles d’analysants floués par des thérapeutes incompétents. Mais il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain : l’invention de la psychanalyse a permis un progrès anthropologique majeur, la « révolution freudienne » a eu autant d’effets sur notre représentation du monde que les révolutions darwinienne et copernicienne, et si elles sont mal comprises ou violemment contestées, c’est surtout par les dogmatismes réactionnaires qu’elles viennent heurter. N’oublions pas que l’antiévolutionnisme, aussi stupide et dénué de scientificité soit-il, est défendu par des intellectuels du calibre de Donald Trump ou George Bush…

Je n’oserais pas affirmer que les neurosciences apportent un outil managérial supplé­mentaire, car je sais qu’il existe des neuroscientifiques conscients du champ d’application de leur discipline et respectueux de la différence entre fonctionnement neuronal et vie psychique, mais je crois que nous avons intérêt à rester en alerte sur ce point. Car, je reviens à ce que j’évoquais en préambule, il est déjà inquiétant en soi de constater que les néopsychiatres plus ou moins FondaMentalistes musèlent tout débat dans un établissement hospitalier, mais il est important de souligner aussi qu’ils partagent beaucoup de points communs avec le transhumanisme le plus cauteleux : fascination pour l’intelligence artificielle, la robotisation, les big datas et les sciences cognitives, stratégies discursives tenant pour valides des hypothèses hautement discutables (comme, par exemple, les marqueurs biologiques de la maladie mentale, à peine plus crédibles à mes yeux que l’empêchement de la mort, et dont la caractéristique commune est que la recherche est sur le point de les découvrir, depuis des décennies). De même que le transhumanisme se réclame de l’humanisme pour promouvoir un monde inégalitaire et attaquer tous les cadres collectifs s’opposant à son élitisme impitoyable, j’ai l’impression que la néopsychiatrie se présente comme l’alternative à la psychiatrie qu’elle rêve de supplanter, après avoir largement contribué à priver nos concitoyens les plus démunis d’accès aux soins. Mais ce qu’elle propose vise plus la normalisation comportementale que la libération psychique, et je ne vois pas en quoi cela pourrait passer pour un progrès.

Emmanuel Venet, Manifeste pour une psychiatrie artisanale, Verdier, août 2020, 88 pages, 7 €