Christian Garcin : « La fiction permet de penser la complexité du monde intérieur face à celle du monde extérieur » (Le Bon, la Brute et le Renard)

Christian Garcin publie chez Actes Sud un nouveau roman à la croisée des précédents : Le Bon, la Brute et le Renard. On y retrouve des femmes disparues, des personnages familiers et des errances. Précise et malicieuse, l’écriture de l’auteur retrouve ses motifs privilégiés, auxquels il offre un souffle renouvelé et conclusif dans un roman qui, des États-Unis à la Chine en passant par la France, interroge la présence des personnages au monde et à la fiction. Entretien.

Parmi tous les voyages, réels ou imaginaires, dont tu rends compte dans tes livres (fictions ou récits de voyages) on trouve notamment un tropisme américain, et ce dès Sortilège (Champ Vallon 2002) : tu t’intéresses en 2014 à Jeremiah Reynolds (Les Vies multiples de Jeremiah Reynolds, Stock), as traduit avec Thierry Gillybœuf les fictions de Poe (nouvelles chez Phébus et romans chez Tristram) et les nouvelles de Melville (à paraître chez Finitude) ; en 2017 Les Oiseaux morts de l’Amérique traverse depuis les canalisations de Las Vegas une partie de l’histoire récente des États-Unis, en 2018 paraissent tes Poèmes américains (Finitude), au sein desquels tu appréhendes ce pays par le prisme des écrivains de la Beat Generation d’abord, de ceux sur les traces desquels tu pars ensuite lors d’un voyage (Poe, Melville, Thoreau, Dickinson notamment). Parmi d’autres exemples, tu as récemment traduit des poèmes de David Kirby (Le Haha, Actes Sud), les Belles Poésies de Donald Trump (Nouvel Attila), ainsi que quelques poètes bientôt publiés, ou parus en revues (Robert Bly, Charles Bukowski, Campbell McGrath, Lawrence Ferlinghetti…). Le Bon la Brute et le Renard se déroule dans l’ouest des États-Unis et emprunte son titre à un film certes italien mais empli de la mythologie américaine.
Tu écris par ailleurs dans Travelling, le récit à deux voix d’un tour du monde sans avion effectué avec Tanguy Viel (2019), lors de votre arrivée à New York et à propos de l’Amérique tout entière : « Les images de la ville et du pays ont été déclinées sous tant de formes, dans tant de documentaires et de fictions, qu’on vient ici, en somme, pour vérifier : vérifier que la réalité correspond bien aux représentations qu’on en a reçues. Qu’on ne nous a pas trompés sur la marchandise. Et de ce point de vue-là, on est rarement déçu, tant les États-Unis prennent soin de correspondre parfaitement à leur caricature. Il n’y a pas vraiment, ici, de décalage entre l’image et le réel : le réel, c’est l’image, et vice versa. »
Ce territoire, d’une certaine manière modelé par la fiction, est donc un lieu privilégié pour elle. De quelle attirance procède-t-il chez toi ? Selon quelles modalités y as-tu implanté ce nouveau roman ?

L’imaginaire américain, pour moi, a toujours été, avant tout, lié au désert. Dans mon premier roman, Sortilège, le personnage fuit dans un désert situé « de l’autre côté de l’océan », sans que rien, ni le lieu, ni le pays, ne soit nommé : il s’agissait avant tout d’un espace mental, clairement situé sur le territoire américain, mais sans que je sache très bien, à l’époque, si cela pouvait vraiment s’inscrire dans une quelconque réalité topographique, géographique. Plus tard j’avais vu un reportage sur le nord du désert de l’Utah et l’un des points de départ les plus pratiques pour y accéder, la petite ville de Boulder, Colorado, qui plus tard serait le cadre d’une partie des Oiseaux morts de l’Amérique. Et en voyant les images j’avais en quelque sorte « reconnu » les lieux de l’action de mon roman, comme si quelqu’un avait réalisé un reportage à son sujet ‒ sensation d’ailleurs assez étrange. Plus tard, pour diverses raisons, la plupart de mes fictions romanesques se sont souvent trouvées déportées vers l’est, Russie et Extrême-Orient, mais l’espace américain (du nord ou du sud – du moins de l’extrême-sud) demeurait toujours présent en sourdine, parfois en contrepoint, comme un espace-miroir, inversé ‒ les souterrains new-yorkais des Nuits de Vladivostok ‒, ou clairement antipodique ‒ dans Selon Vincent.

C’est à partir de ce roman-là, une fois atteints ces antipodes-là, et aussi à partir de ce que tu soulignes, à savoir mes traductions de poètes américains, de Melville et de Poe, que s’est peu à peu formé le projet de livres intégralement « américains » ‒ en l’occurrence deux fictions biographiques (celle sur Jeremiah Reynolds, personnage étroitement lié à Poe et un peu à Melville, et une autre qui sera l’objet de mon prochain livre), et deux romans plus « romanesques » (Les Oiseaux morts et Le Bon, la Brute et le Renard). Dans ce dernier livre, dont l’idée de départ (intenable, je dois dire) était d’écrire un roman sans véritable intrigue, qui ne fonctionnerait que sur les dialogues, les interactions entre les personnages et le déploiement d’un espace désertique dans quoi ils erreraient, l’image de trois Chinois, tous trois déjà présents dans d’autres livres, donc déjà dotés d’une sorte d’épaisseur romanesque, errant dans le désert californien où je me suis rendu quelques fois, s’est tout de suite présentée à moi. Il ne s’agissait au départ que d’une image figée, répétitive, comme un tressautement mécanique, de trois types avançant dans la chaleur lourde et sèche du désert et faisant halte dans des motels climatisés. C’est à partir de cette image, nourrie des quelques expériences que j’ai pu avoir là-bas, et du passé des trois personnages que le reste s’est finalement déployé.

Une partie du roman se passe à Salton sea, un lac californien dont il est question dans Travelling et à propos duquel dans les deux livres quelques informations communes sont données. Ici, la découverte de la réalité a-t-elle précédé la fiction ?

La plupart du temps, c’est l’inverse qui se produit : la fiction précède la réalité ‒ et il m’arrive, ensuite, d’aller sur les lieux, ainsi que je l’indique dans l’extrait que tu as cité, comme pour vérifier, en quelque sorte, que les deux correspondent. Par exemple pour la ville de Boulder dont je parlais à l’instant. Ou pour la petite ville de Puerto Williams, au sud du canal de Beagle, en Patagonie chilienne, que j’avais mise en scène dans Selon Vincent, mais où je ne me suis rendu qu’en janvier de cette année, en empruntant le même ferry Punta Arenas-Puerto Williams que les personnages du roman ‒ un ferry que je n’avais pas pu prendre lorsque je me trouvais dans le coin quelques années plus tôt. Ou encore pour la région d’Oust-Bargouzine, sur la rive est du lac Baïkal, où je ne me suis rendu qu’il y a deux ans, et où se déroulaient quelques scènes d’un roman, La Piste mongole, ainsi que les contes d’Aux bords du lac Baïkal. J’étais déjà allé quelques fois dans la région du Baïkal, mais sur sa rive ouest et sur l’île d’Olkhon, et il s’est trouvé que lorsqu’il s’est agi de développer des fictions, elles ont plutôt pris place dans des lieux proches de ceux que je connaissais, mais pas exactement ceux que je connaissais. Comme s’il devait, quoi qu’il en soit, subsister un espace approché d’assez près pour me sentir autorisé à le mettre en scène, mais suffisamment éloigné pour que puisse s’y déployer la fiction. Salton sea, en revanche, est le contre-exemple de tout cela : j’y suis allé avant de l’intégrer à une fiction. Le lieu m’était inconnu. Il m’avait été signalé par une amie éditrice, Marie Eugène, qui avait d’ailleurs écrit un article à son sujet dans une revue. Et l’endroit valait en effet le léger détour que nous avons effectué, avec Tanguy, entre Nevada et Mexique. Il a été en tout cas suffisamment saisissant à mes yeux pour que j’imagine l’intégrer à un roman à venir, dont le début était écrit depuis deux ou trois ans, mais que j’avais laissé en suspens.

Quant au titre, l’on sent dans les territoires traversés par les personnages une touffeur, une appréhension de l’espace, des paysages, et de la quête qui ne sont pas sans rappeler les westerns, mais où les personnages, pour reprendre une expression qui apparaît dans tes Poèmes américains, se « hâtent lentement ». Le cinéma est-il une inspiration pour le romancier que tu es ? Comment les images qu’il scelle en nous ont-elles pu jouer sur ton écriture ?

Une inspiration, peut-être pas, mais sans doute parfois une référence, d’ailleurs souvent inconsciente. Comme la plupart de mes romans consistent, au fond, en une sorte de quête, ou d’enquête, tout au moins en la recherche d’un personnage par un ou plusieurs autres, on m’a parfois parlé du polar, et de l’influence que cette littérature-là aurait pu avoir sur moi. Mais je ne lis pas de polars, je n’en ai quasiment jamais lu. Des polars cinématographiques, des films noirs, en revanche, j’en ai beaucoup vu, si bien que si influence il y a, elle est davantage cinématographique que littéraire. Le fait est que je suis plutôt cinéphile, et me nourris globalement beaucoup d’images, animées ou inanimées. Mes cinéastes de prédilection ne sont pas forcément ceux qui ont mis en scène les westerns de l’ouest américain, mais j’ai vu beaucoup de leurs films. Si le titre de ce roman est bien entendu une référence à un film connu, dont il ne reprend par ailleurs aucunement les motifs, l’avancée des personnages dans l’espace désertique américain, la lenteur, la « touffeur » sèche dont tu parles, proviennent d’expériences qui me sont propres – puisque j’ai moi-même parcouru ces lieux – mais aussi, sans doute, de cette banque d’images mentales que nous sommes nombreux à partager, celle des fictions cinématographiques en question.

Au cœur de ce roman sont deux femmes disparues à la recherche desquelles deux assemblages hétéroclites de personnages se lancent. Le titre d’un roman précédent pourrait donc servir de sous-titre à celui-ci : Des femmes disparaissent. Mais les disparitions sont aussi au cœur de Sortilège, La Piste mongole ou Selon Vincent, roman auquel Dominique Rabaté consacre une large part dans le bien nommé Désirs de disparaître, une traversée du roman contemporain (2015). Dans quelle mesure la disparition et le désir de disparition sont-ils pour toi des moteurs efficaces de l’écriture romanesque ?

Je n’ai pas de réponse définitive sur ce point. Je ne peux que constater que dès le premier roman que j’ai écrit (Sortilège), j’ai été comme poussé de l’intérieur par cette mécanique de la disparition au monde. Et déjà il s’agissait de désert. Les fictions qui ont suivi ont à peu près toutes conservé ce motif-là, soit que les personnages choisissent eux-mêmes de disparaître, soit qu’ils partent à la recherche de personnes qui ont disparu – et dans tous les cas, il s’agit de disparitions volontaires, d’un désir de se retirer du monde, de se soustraire à la communauté. Je vois bien que j’ai toujours été attiré, fasciné, par ces mouvements de retrait, ou de recul. Toutes les formes d’érémitisme (souvent liées au désert, d’ailleurs), de disparitions volontaires (on décide de tirer un trait, de tout recommencer à zéro ; en Europe, en Amérique, au Japon, en Russie, on les compte par milliers ‒ des hommes, le plus souvent des hommes, qui décident de partir vivre seuls dans les bois, les montagnes), jusqu’à Tolstoï quittant le domicile familial pour s’en aller mourir seul sur un quai de gare désert loin de chez lui. On renonce. On se détourne, on va se rencogner ailleurs, le plus souvent seul. On quitte le groupe. Plus j’avance en âge, plus je vois que c’est quelque chose qui me taraude. Il est naturel que mes fictions en portent la trace.

Dans Les Oiseaux morts de l’Amérique, l’un des sous-textes était la poésie américaine ; dans Le Bon, la Brute et le Renard les personnages lisent de la poésie chinoise, qu’ils citent. Entre-temps, tu as publié tes Poèmes américains et traduit plusieurs poètes. Deux questions alors : de quels élans respectifs la poésie et le roman procèdent-ils chez toi ? La poésie chinoise a-t-elle été source d’inspiration pour l’écriture du dernier roman ?

J’ai écrit de la poésie avant d’écrire de la prose. J’en écris moins aujourd’hui, mais toujours pour moi la poésie précède et guide la prose. Pour dire les choses autrement, au départ tout au moins, la phrase précède l’idée, le mot précède la phrase, et la « couleur » du mot précède le mot. Sa sonorité, son insertion dans la phrase, le rythme qui s’ensuit, constituent un point de départ sur quoi, ensuite, viennent s’accrocher les wagons de la fiction. Je n’ai pas de gueuloir flaubertien, mais il faut que la phrase « balance » ‒ en tout cas à mon oreille. Pour répondre plus précisément à ta question, je ne dirais pas que la poésie chinoise a été « source d’inspiration », mais dans la mesure où ma conception du roman est à la fois une chambre d’échos dans quoi se répondent motifs, personnages, situations et idées, et une sorte de tapisserie qui entrelacerait prose, poésie, documentaire et introspection, il me semble nécessaire d’y ménager un espace pour la poésie – américaine ou anglophone dans Les Oiseaux morts, chinoise dans Le Bon la Brute, puisque les personnages sont chinois.

Par ailleurs, dans Le Bon, la Brute et le Renard les personnages font à quelques reprises référence au taoïsme. Que signifie pour toi cette manière d’appréhender le monde ? A-t-elle pu influencer ton écriture ?

Sur mon écriture, je ne sais pas – je ne pense pas. Je ne saurais pas très bien dire, du reste, ce que serait une écriture influencée par la pensée taoïste. En revanche, sur ma manière d’appréhender le monde, sans aucun doute. Tout au moins à travers ce que j’ai pu, très superficiellement, en retenir, en lisant Laozi, Zhuangzi, et quelques livres et textes sur le taoïsme. Une forme de quiétisme, de naturalisme, la conception non-dualiste de notre appartenance au monde ‒ portée aujourd’hui par des anthropologues comme Philippe Descola ‒, le gout de la solitude et des montagnes ; et cette idée du wu-wei, ou non-agir, qui reste cependant un idéal, consistant non pas à refuser de prendre en compte la réalité, mais à se laisser traverser par elle plutôt que de la forcer… Le titre de mon premier roman, d’ailleurs, provient d’une phrase de Carl-Gustav Carus, tout imprégnée de pensée taoïste : « Si l’on pouvait enseigner la géographie au pigeon voyageur, son vol inconscient, qui va droit au but, serait chose impossible. » On n’est pas très loin, au fond, de ce que Blanchot, en forçant peut-être un peu le trait, avait écrit aussi : « Il est toujours nécessaire de rappeler à un romancier que ce n’est pas lui qui écrit son œuvre, mais qu’elle s’écrit à travers lui et que, si lucide qu’il désire être, il est livré à une expérience qui le dépasse. »

Il serait trop long de faire ici la liste des liens qu’entretiennent tes romans les uns avec les autres : des situations et des personnages font régulièrement retour et plusieurs des principaux de Le Bon, la Brute et le Renard — notamment Zuo Luo, Bec-de-Canard, Chen Wanglin, Nyyrikki Amburn, son acolyte Ragnvald Hollingsworth — ont déjà été les héros de tes romans précédents (le premier à la manière d’une sorte de détective récurrent en mode dégradé), notamment La Piste mongole, Des femmes disparaissent et Les Nuits de Vladivostok ; ou, de manière plus allusive, dans Selon Vincent.
D’où vient cette envie de reprendre des personnages auxquels tu as déjà créé des aventures et de leur en faire vivre de nouvelles ? Conçois-tu l’écriture romanesque comme une toile fictionnelle qui tresse un univers cohérent d’un roman à l’autre et dont chaque roman viendrait tirer un fil ?

J’ai parlé de tapisserie tout à l’heure, cela peut en être une illustration. Ma conception du roman, tout au moins de l’espace romanesque qui m’est propre, pourrait se décliner en quatre points, qui ne sont pas tous respectés simultanément dans chacun de mes livres, mais qui constituent, en quelque sorte, un idéal de l’art du roman tel que je le conçois ‒ du reste aussi bien en tant qu’écrivain qu’en tant que lecteur :
‒ le mouvement, le fluctuant, la fluidité : ceci dans une architecture la plus rigoureuse et discrète possible, à l’intérieur de laquelle le mouvement se déploie ;
– la pluralité des mondes, des points de vue : au choix ou simultanément, plusieurs narrateurs, ou plusieurs focalisations à travers un narrateur extérieur ;
– le motif dans la tapisserie : insertion de récits, de poèmes, de contes, voire de documents, comme autant de mises en abyme, contrepoints ou illustrations ;
– la superstructure en archipel : tout est relié souterrainement par un jeu d’échos et symétries ; la récurrence des personnages, des situations, les parallèles, les rappels.

A propos de ce retour des personnages, Le Bon, la Brute et le Renard semble faire somme : il se loge à la jonction de plusieurs romans précédents — schématiquement ceux qui mettaient en scène Zuo Luo et Bec de Canard d’une part, Les Oiseaux morts de l’Amérique d’autre part, dont les personnages croisent les précédents. Ce roman est-il conçu comme le point de jonction narratif entre plusieurs univers précédemment explorés ?

Il n’a pas été conçu comme tel, mais il se peut qu’il le soit. Quelques amis m’en ont en tout cas fait la remarque, et il est possible que j’aie tracé ici, plus ou moins consciemment, une ligne romanesque qui indique la fin d’un cycle. J’ai dit tout à l’heure que le point de départ de ce roman était l’image de trois Chinois errant dans le désert américain, ce n’est pas tout à fait exact. Il y en avait un autre : j’avais l’idée, aussi, d’écrire un roman qui serait le reflet inversé de mon premier roman publié, Le Vol du pigeon voyageur. Ce ne serait plus un Français qui partirait en Chine (Pékin, Xian) à la recherche d’une jeune fille qui a disparu, mais un Chinois qui, vingt ans plus tard, viendrait en France (Paris, Marseille), pour la même raison. Les situations se répondraient, les phrases aussi, et le début des deux romans serait, à quelques virgules près, et une fois apportées les modifications indispensables, identique. Un personnage croisé dans le deuxième de ces romans s’appellerait, pour bien enfoncer le clou, Pierre Ménard ‒ comme le personnage borgésien qui réécrit le début de Don Quichotte, mot pour mot, trois siècles après Cervantès. Au départ j’avais dans l’idée d’écrire ces deux romans, que je publierais simultanément, le premier étant un miroir de l’autre, et le personnage de chacun pouvant être l’auteur de la fiction de l’autre. Puis le projet s’est modifié, et les deux récits se sont trouvés enchâssés à l’intérieur d’un même roman.

Les niveaux de narration se croisent régulièrement dans ton œuvre, les narrateurs sont nombreux, une histoire lue dans tel roman peut devenir celle écrite par le personnage d’un autre. Le Bon, la Brute et le Renard n’y déroge pas, qui interroge à plusieurs reprises la « réalité racontée » en tant qu’elle pourrait être le fruit de l’imagination d’un narrateur tiers, et un personnage furtivement entrevu à Marseille s’appelle Christian Garcin. Est-ce là une manière de mettre en scène de manière ludique le pouvoir de la fiction et du récit ?

Oui, assez clairement, surtout en ces temps de relative méfiance à l’égard de la fiction littéraire, et de prééminence du témoignage, du récit de vie ou du reportage sociétal à peine romancé. Or la fiction permet de penser la complexité du monde intérieur face à celle du monde extérieur, et d’enrichir non seulement l’imaginaire, ce qui en soi n’est déjà pas si mal, mais aussi et surtout la réflexion, la distance critique, l’empathie et la prise en compte de points de vues a priori incompatibles. La fiction, comme la science, dit le monde, ou un état de la réalité du monde. On peut toujours considérer l’une comme d’aimables fantaisies, et l’autre comme de fumeuses théories, mais le fait est que ce sont ces fumeuses théories qui expliquent le monde tel qu’il est – et pas toujours tel que nous le percevons ‒ et ces aimables fantaisies qui, au bout du compte, construisent nos vies. Car nous ne sommes que fictions. Le véritable « propre de l’homme » est de vivre à l’intérieur des fictions qu’il se crée (fictions intimes, familiales, collectives, historiques qu’il bâtit comme il bâtit des cabanes où s’abriter) et d’en construire sans cesse de nouvelles, dans lesquelles il s’efforce de trouver une ligne directrice qui, par d’obscurs détours, viendrait éclairer sa propre vie. C’est comme une forme de petit délire intime qui donnerait l’illusion du sens. C’est sans doute ce petit délire-là qui, au bout du compte, parvient à nous donner l’illusion que quelque chose, dont nous faisons partie, tient à peu près debout.

Pour en revenir à ce roman, il s’agissait sans doute aussi de payer ma dette au père de tous les romans, dont un ami, Jean-Raymond Fanlo, est le traducteur le plus récent, et dont j’ai suivi la traduction en quelque sorte en direct voici quelques années, puisqu’il m’envoyait les chapitres du livre au fur et à mesure qu’il y travaillait. Dans le deuxième livre, Don Quichotte croise quelqu’un qui a lu la suite des aventures de Don Quichotte, dans lesquelles Quichotte ne se reconnaît pas. C’est un peu ce qui arrive à Zuo Luo. C’était d’ailleurs déjà le cas dans Les Nuits de Vladivostok, où deux pleines pages de dialogues provenaient directement de ce deuxième livre de Don Quichotte. Pour le reste, les personnages sont comme nous : ils s’interrogent sur la validité de leur existence, et sur le fait qu’ils pourraient être les personnages, ou le rêve borgésien, d’un autre. Mais on en est tous là, non ?

On peut d’ailleurs lire ce roman comme l’un des plus discrètement comiques que tu aies écrit et il me semble que tu t’y amuses à deux niveaux : celui du récit et des dialogues, d’abord, qui font la part belle au burlesque dans l’assemblage des paires ou des triplettes de personnages, celui de l’inscription du roman dans un ou des genres ensuite : du western ou du road movie il ne reste qu’un vague squelette, du roman policier que les stations indispensables parmi lesquelles le détective, Zuo Luo, a l’impression de ne servir à rien, et Auburn dit même à son subordonné : « Vous vous exprimez comme un personnage de roman. Et de mauvais roman, encore. » L’écriture de ce roman s’est-elle voulue ludique et ironique ?

J’ai un peu abordé cette idée du ludique, qui va de pair avec l’ironie, mais une ironie non grinçante – une sorte d’understatement amusé, disons. La dimension humoristique, voire comique, un peu absurde aussi, qui passe surtout par les dialogues, j’y tenais pour ce livre ‒ mais il fallait pour cela que s’instaure une distance entre la narration et le narrateur, sinon l’auteur. Or cette distance, j’ai parfois du mal à la tenir ‒ sauf dans un roman comme celui-ci, ou comme Des femmes disparaissent, ou encore dans les contes animaliers publiés à L’École des Loisirs, du simple fait que ces romans et ces contes sont supposément attribués à un personnage : il y a donc un écran supplémentaire entre eux et moi, grâce auquel je m’autorise plus facilement cette dimension ludique, ironique ou humoristique qui est peut-être moins présente, quoique pas totalement absente j’espère, dans mes autres romans. En ce sens je suis davantage stendhalien, ou balzacien, que flaubertien : les deux premiers se tiennent assez proches de leurs personnages, tandis que le troisième les regarde de loin. Or cette distance-là ne m’est pas donnée spontanément : il me faut un autre narrateur entre eux et moi.

Un élément qui peut paraître anecdotique est aussi un retour : dans Le Bon, la Brute et le Renard tu cites, sans la référencer, la célèbre phrase de Flaubert « Il connut la mélancolie des paquebots (…) », que tu citais déjà en la déformant dans Les Vies multiples de Jeremiah Reynolds. D’autres auteurs l’ont fait plus ou moins récemment, de Jean Echenoz dans Je m’en vais à Sylvain Prudhomme dans Par les routes. D’autre part tu publies bientôt un Abécédaire Balzac. Dans quelle mesure les écrivains français passés, ceux du XIXe siècle notamment, t’accompagnent-ils dans l’écriture ?

Au début des années 1990 je crois, Umberto Eco, dans je ne sais plus quel livre ou entretien, disait que le post-modernisme, ce serait ne plus pouvoir écrire une phrase sans qu’elle devienne immédiatement référence, ou citation. Un personnage ne peut plus dire à l’autre « Je t’aime », sans que lui-même ou le narrateur précise : « Je t’aime ‒ comme dit Barbara Cartland dans tel roman ». C’est un peu ce qui s’est produit avec ces phrases de L’Éducation sentimentale, « Il voyagea, etc. » que tout le monde connaît. Jeremiah Reynolds, le personnage de Lacépède dans Le Bon, la Brute, disent, ou il est dit à leur propos, qu’ils ont voyagé. Je n’ai pas pu écrire « J’ai voyagé. », et encore moins « Il voyagea. » Tout de suite le père Gustave est venu me réclamer les droits. Donc je l’ai cité, c’était plus simple, et chacun reconnaîtra les siens. Pour ce qui concerne Balzac, on m’a parfois parlé de ses « personnages reparaissants » pour évoquer certains des miens, mais j’avais installé ce système d’échos il y a longtemps, avant même de vraiment lire Balzac – même si je savais ce qu’il en était le concernant. Ce qui est certain, c’est que mes lectures de Stendhal, de Balzac et de Proust, surtout ces trois-là, m’ont considérablement, durablement, profondément, intimement nourri.

Le récit de La Piste mongole se fondait en partie sur les rêves d’un personnage et le roman explorait le chamanisme ; Selon Vincent avait en son cœur un récit enchâssé où le réel et l’imaginaire du personnage éponyme se mêlaient. Les Oiseaux morts de l’Amérique s’intéressait aux univers parallèles. De manière générale, tes romans se fondent régulièrement sur une attention précise à ce qui est invisible aux yeux du commun des mortels, aux connexions secrètes entre les êtres et les choses. Le Bon, la Brute et le Renard s’ouvre une affirmation péremptoire de Zuo Luo : « Je suis un chaman » ; un personnage rencontré semble doté d’un don de vision ; à plusieurs moments la sensation d’animaux sert de point de vue et de support à la narration. Conçois-tu le roman comme une manière de mettre cet invisible en récit ?

Je me souviens qu’après avoir écrit La Piste mongole, qui est à ce jour le plus long, et peut-être le plus ambitieux de mes romans, puisqu’il a constitué une sorte de réservoir à fictions dans lequel j’ai puisé pour quelques-uns des récits et romans suivants (dont Le Bon, la Brute et le Renard, d’ailleurs), je m’étais dit que ce dont j’étais peut-être le plus satisfait, pas dans le sens où ce serait le passage plus réussi, mais celui qui me faisait le plus plaisir, c’étaient les trois pages où le récit se focalisait à travers la vision d’un aigle ‒ pages que j’ai ensuite reprises dans les contes animaliers publiés à L’École des Loisirs. Tenter de décrire le monde à travers le regard d’un animal est évidemment une tâche absurde et vouée à l’échec, puisqu’on ne sait rien, au fond, du monde que perçoit l’animal, de l’Umwelt dans lequel il baigne, même s’il s’agit d’un animal proche de nous, d’un chien par exemple. Quel est le monde d’une chauve-souris, d’une méduse, ou d’une tique, pour reprendre le fameux exemple de von Uexküll ? On parle d’univers parallèles en astrophysique, mais nous sommes entourés d’univers parallèles, chaque espèce animale vit dans un univers parallèle au nôtre, qu’il vient imparfaitement recouper sur quelques points par lesquels nous interagissons ‒ et encore, pas toujours. Mais leur monde nous reste à jamais fermé. Alors, oui, même si je n’ai bien entendu pas la prétention de restituer scientifiquement ce que pourrait être la vision du monde d’un chat, d’un rat ou d’un aigle, il m’est arrivé de déplacer la focale du récit vers ce que pourrait en percevoir, peut-être, un animal voyant la même scène que les personnages humains, offrant ainsi un contrepoint qui la rend peut-être plus anecdotique, plus anonyme, comme dédramatisée (le deuxième point de cet « art du roman » évoqué plus haut). Quelle importance peut avoir pour un chat dissimulé dans un fourré la rencontre qu’il observe entre deux humains dont l’un cherche un renseignement que l’autre pourrait lui fournir ? De manière plus générale, il est quasiment impossible d’imaginer les expériences qu’on n’a pas vécues directement, même en en lisant le compte-rendu. C’est à cela aussi que sert la fiction : à se les approprier, à leur donner une épaisseur métaphorique qui permet de les imaginer sans les avoir vécues. Et notamment d’aborder l’invisible dont tu parles, la vaste réalité qui excède le pouvoir de nos sens, mais aussi les connexions secrètes, « la lueur fugace, énorme, de la syntaxe générale », comme dit Bergounioux, qui préside aux relations entre les êtres, les époques et les choses, connexions qui sont elles-mêmes une fiction, puisque tout est fiction, et que nous ne cessons de bâtir les fictions de ce que nous sommes ‒ mais une fiction puissamment signifiante.

Dans Selon Vincent, un personnage, évoquant l’une de ses grands-mères, chamane, dit : « La séparation des hommes et des bêtes (…) était selon elle une aberration judéo-chrétienne. Le monde sauvage est en nous, comme nous sommes en lui. Nous devons nous frayer un chemin dans notre forêt intérieure pour le rejoindre. Dans les régions d’où je viens, m’avait-t-elle dit un jour, certaines personnes deviennent des ours, d’autres des renards, d’autres des oiseaux. » Or le renard précisément revient à de multiples reprises dans ton œuvre. Ici, c’est Zuo Luo, surnommé dans des livres précédents « le renard justicier », qui se voit comme tel dans la triplette constituée. Pourquoi cette récurrence du renard ?

Peut-être parce qu’il s’agit du premier animal sauvage que j’ai croisé, enfant, en forêt, tôt le matin. J’étais seul, mon père était loin, le renard sortait d’un fourré, nous étions restés un instant face à face à nous regarder ‒ un long instant, suspendu, d’ailleurs il dure encore ‒, puis il avait fait demi-tour, sa queue en panache flottant derrière lui. Ou alors parce que dans les mythologies chinoise et japonaises, les renards sont en relation avec le monde des morts : leurs terriers sont des galeries ouvrant sur l’autre monde, et on leur attribue en outre le pouvoir magique de se métamorphoser en belles jeunes femmes afin d’ensorceler les hommes. Et j’ai pu par ailleurs constater de visu ce que chacun sait, à savoir que c’est un animal très malin, qui sait faire le mort pour tromper son adversaire ‒ ce qui me le rend encore plus sympathique.

Discrètement mais sûrement le roman offre quelques réflexions politiques, sur la Chine notamment, et environnementales. De quelle manière s’est-il agi de les intégrer à la fiction ?

Pour les questions environnementales, et notamment pour celles relatives à la condition animale, sujets qui depuis toujours me sont proches, dès le début de l’écriture de ce roman il s’est agi de les intégrer, sous forme de fil narratif ou informatif, à la trame générale, d’en faire un des motifs de la « tapisserie » dont je parlais. Ces sujets-là sont, je ne dirais pas à la mode, mais assez largement traités aujourd’hui, et c’est tant mieux ‒ même si on a l’impression que pas grand-chose, finalement, ne bouge vraiment. Quant aux questions plus directement politiques, même si je n’ai pas vraiment, en matière de littérature, la fibre militante, il est difficile, je crois, d’en faire l’économie lorsqu’il s’agit de parler de la Chine contemporaine. Ma traductrice chinoise, qui a notamment traduit Des femmes disparaissent, me disait que ce roman ne paraîtrait jamais en Chine, car il y est fait mention, à un moment, des ravages de la Révolution culturelle. Les Nuits de Vladivostok, n’en parlons pas. Pareil pour celui-ci. Depuis trente ans je me suis souvent rendu en Chine, et dans la mesure où un voyageur de passage, et même de plusieurs passages, peut discerner la réalité d’un pays, je veux dire ce que cela implique vraiment d’y vivre au quotidien, l’impression qui s’en dégage, et que je ne suis pas seul à avoir, c’est que, globalement, l’étau se resserre. La liberté d’expression n’a jamais été flambante, mais elle se réduit de jour en jour, la surveillance se généralise, la censure est partout. Comme dans le même temps le niveau de vie augmente, et que des siècles d’autoritarisme ont étouffé la conscience politique, ça passe. On m’a souvent dit là-bas que la majorité des Chinois, dans la mesure où on leur demanderait leur avis, soutiendraient plutôt le gouvernement, ne serait-ce que passivement. Il n’y a guère que les intellectuels, les étudiants, qui réagissent, ou tentent de réagir. Et tous ceux que j’ai pu côtoyer, interroger, sont très pessimistes quant à l’évolution de la situation.

Christian Garcin, Le Bon, la brute et le renard, Actes Sud, août 2020, 300 pages, 21 € 50 — Lire un extrait — Lire ici la critique du roman par Thomas Anquetin