Pierre Ducrozet : un art du roman « fait de didactisme pop et de gai savoir » (Le Grand vertige)

Dans le nouveau roman de Pierre Ducrozet, Le Grand Vertige, tout est mouvement. Mouvements les grandes parties du livre, mouvements les départs incessants des personnages tout autour du globe pour enquêter ou même disparaître. Mais c’est surtout la grande loi du vivant qu’énonce l’un des personnages du livre, « tout est constamment en mouvement, ça vous paraît élémentaire mais ça ne l’est pas ».

« Ça ne l’est pas » puisque l’homme n’a eu de cesse « de nier cela. Nous avons employé toutes nos forces pour éteindre le mouvement, pour le ralentir, le dompter ». Si, face au grand effondrement, on veut changer la marche forcée vers la catastrophe systémique, il nous faut donc « imaginer un système mobile, fluide, incertain (…) qui ne repose pas sur la compétitivité (…) mais sur la coopération entre les écosystèmes biologiques et sociaux ». Il nous faut apprendre à épouser « le mouvement perpétuel » et faire « entièrement corps » avec ce qui nous entoure.

C’est là le programme auquel Adam Thobias pense répondre quand il accepte de diriger une « Commission internationale sur le changement climatique et pour un nouveau contrat naturel ». Son budget est colossal : 120 milliards d’euros pour « aborder le défi bio-climatique depuis un autre versant que les politiques publiques jusqu’à présent parfaitement inefficaces ». Adam Thobias est un vieux routard de la cause écologique : il a enseigné la géographie à Oxford puis à la Sorbonne, il a arpenté le monde, publié nombres d’essais comme de romans pour alerter la communauté internationale sur la catastrophe en cours, il a même participé à l’opération MEDEA lancée par Al Gore quand tout aurait encore pu prendre une autre voie (sujet du formidable Perdre la Terre de Nathaniel Rich).

Adam Thobias est à la fois une figure scientifique respectée et une forme de gourou pour une génération qui a été élevée dans le sillage de sa « géopoétique augmentée », une « exploration sensible d’un monde en déroute », et a lu et relu Tremblements, son brûlot politique affirmant que la crise des écosystèmes est la quatrième blessure narcissique de l’homme. On connaît les trois précédentes, listées par Freud dans son Introduction à la psychanalyse : Copernic, Darwin et la psychanalyse ont chacun déconstruit nos certitudes — trois démentis successifs de nos conceptions géocentriques, de notre place supérieure dans la hiérarchie du vivant et de notre mégalomanie, l’homme n’est pas le maître de sa maison. La quatrième blessure est peut-être la pire, c’est « celle que nous inflige la modernité, à savoir la conscience d’avoir détruit le monde, le vivant et (presque) notre propre espèce ».

Le « long oiseau ébouriffé » qu’Adam Thobias est devenu n’a, semble-t-il, accepté la mission étatique que parce qu’on l’a autorisé à monter une unité spéciale, Télémaque, qui sera le centre irradiant du programme : des scientifiques, anthropologues, géographes mais aussi des photographes, des voyageurs qui arpenteront le monde pour comprendre comment l’homme le détruit, quelles solutions sont trouvées localement, quelles expériences retenir. Comment changer notre rapport au vivant, passer de la domination et de la destruction à la coopération et aux échanges, comment « habiter autrement le monde » ? Dans ce groupe pilote, Nathan Régnier, hanté par « le mystère de l’organisation en rhizomes des sols, des plantes, des champignons » et par une plante en particulier dont il veut percer le mystère, l’Ectomocobo, qui selon lui peut (et va) « changer le monde » ou Arthur Bailly, photographe des enchevêtrements interlopes du globe qu’Adam envoie sur des sites stratégiques : mines de charbon, fermes d’élevage intensif, gisements pétroliers, pipeline birman entre l’Arabie Saoudite et la Chine, raffineries, etc.

Pierre Ducrozet © Cris Palomar / Actes Sud

Chaque personnage du projet Télémaque incarne un fragment d’un art poétique d’ensemble : Adam Thobias est l’auteur de la formule « le grand vertige », qu’il aurait employée dans Tremblements — « Nous sommes en proie à un grand vertige : le sol sous nos pieds s’évase, le ciel au-dessus se trouble. Plus rien ne tient, tout bouge ? Dès lors, à quoi nous retenir ? » Lui attribuer la formule titre du livre revient à articuler réalité et fiction, à faire du personnage l’un des « doubles » de l’instance auctoriale, avec Nathan Régnier dont les travaux sont une autre image potentielle du roman. Dans ses films, Nathan « croise les pratiques sur un même objet, géographie poétique, botanique et philosophie, tissant des liens entre les castors et les comètes, photosynthèse et fin du monde ». Mais cet ensemble venant définir le récit à mesure qu’il s’édifie comprend aussi Tomas Grøben qui surfe sur Google Earth, observe et commente « ces milliards de prises de vue absurdes et  sublimes », des photographies du réel qui sont aussi des « divagations poétiques », « le monde figé sur une pellicule-temps » ; Mia Casal qui étudie les « êtres éponges » dit l’interdisciplinarité et le refus des frontières dans l’ordre du vivant ; June, qui large les amarres par dépit du monde tel qu’elle en hérite, sans illusions sur un ailleurs qu’elle ne cherche pas vraiment, consciente que son mal-être se déplace avec elle, et qui figure une « folie non linéaire », le désir d’être « dans la carte » et « dans le livre », la volonté de voyager comme on se fond dans le monde pour « être partout, nulle part ».

À travers ces personnages, qui n’ont en commun que d’être « hors norme », se construit un roman polyphonique et déconcertant, puzzle de parcours qui finiront par se rejoindre, jusqu’à même retrouver Álvaro et Adèle échappés de L’Invention des corps, Álvaro et Adèle que June croise sur une île de Papouasie. « Trois gouvernements et les pontes de la Silicon Valley les recherchent visiblement, et eux, ils marchent là, pieds nus, la peau tannée par les soleils de l’archipel des Raja Lumpa ». Rien n’arrête les univers fictionnels, toujours en mouvement, le récit se poursuit dans un envers de notre espace-temps rationnel et borné. Il s’agit bien pour Adam Thobias comme pour Pierre Ducrozet d’œuvrer à de « nouvelles cartes et de nouveaux récits ».

Chaque personnage est une pièce dans une mosaïque fluide et mouvante permettant au roman non pas seulement d’imaginer mais de figurer le « système mobile, fluide, incertain » qu’Adam Thobias appelle de ses vœux et dans lequel il voit une solution potentielle. Incertain est le maître mot de notre époque : présent comme avenir ont rompu nos certitudes acquises, nos représentations dépassées et notre réponse ne peut qu’être mobile, curieuse, ouverte aux altérités, trouver son origine dans un refus des solutions toutes faites ou déjà expérimentées. Comme l’écrit Adam Thobias avant de disparaître, « réformes, révolutions : ces paradigmes appartiennent au siècle passé, il faut en inventer de nouveaux qui soient adaptés à notre réalité ».

À nos certitudes, le réseau Télémaque oppose des quêtes incertaines et des sondages dans la peau épaisse du monde, des « conjectures », des « parcours sinueux », des « errances à perte ». À nos besoins têtus de linéarité sclérosante, les nouveaux Ulysse répondent par une géographie et une narration étoilées, un concert de voix dé-concertantes, « c’est tour à tour précis, lourd, enlevé, c’est plein de ratures, de longues descriptions, de cris ». Chacun.e dépose ses rapports sur l’application Télémaque et écrit dans sa langue et son style, « pas de règle ». Ainsi s’élabore une « infinie cartographie » à l’image de Google Earth tel que Tomas le commente, en un récit à l’image des plantes qu’étudie Tomas, soit en « interaction perpétuelle », laissant « courir le monde » en elles, un roman qui, comme les photographies d’Arthur, parvient à articuler contrastes et disjonctions, à « saisir ce qui tombe et ce qui grandit dans la même image, mêler les couleurs et les textures, faire entrer pulsions de vie et pulsions de mort dans un seul cadre ».

Le grand vertige programmé par le titre du livre est alors aussi et surtout celui des genres romanesques. Tour à tour (et simultanément) roman d’amour et de formation, de voyage et d’espionnage, le récit de Pierre Ducrozet se déplace, refuse les assignations et nous donne à voir autrement le monde et ce qui le compose. Il dépasse tout cadre temporel, passant même par la formation des sols et des gisements de pétrole ou la rencontre explosive du capitalisme et de l’or noir, deux affluents d’un même fleuve torrentiel et dévastateur. On pense à Doggerland d’Elisabeth Filhol et à L’Invention du monde d’Olivier Rolin, artistes « en globe-terrestre », à Autour du monde de Laurent Mauvignier, qui voulait « voir de l’autre côté de la frontière (…) le monde comme il ne va pas » et à, encore, À la lumière de ce que nous savons de Zia Haider Rahman pour qui « considérer le monde comme étant simplement ce qu’il est ne suffisait pas »ces très grands livres dont il faut souligner la diversité mais qui ont en partage de saisir les flux de nos présents, de s’offrir comme des romans-mondes ou des écosystèmes, de répondre au programme que s’est justement donné Pierre Ducrozet : une « éthique nomade ». On comprend donc que l’écologie n’est ni un thème du Grand vertige ni son prétexte mais bien la matière d’un récit qui nous saisit et nous séduit, c’est-à-dire nous mène ailleurs, traversant les siècles et les continents, dans un immense et fiévreux élan romanesque.

Pierre Ducrozet, Le Grand Vertige, Actes Sud, août 2020, 368 p., 20 € 50 — Lire un extrait