Pierre Guyotat : une idiotie de bruit et de fureur

Pierre Guyotat (détail couverture)

Au crépuscule des terribles années 60, frappé de stupeur et de fulgurance, Michel Foucault l’avait écrit à Pierre Guyotat, alors que sommeillaient déjà en lui les prémices du très bel Idiotie qui paraît cette rentrée : « L’histoire immobile comme la pluie » traverse, comme un intangible point fixe, les pages les plus terribles du romancier. Car, de Tombeau pour cinq cent mille soldats jusqu’à Idiotie, Pierre Guyotat, ce serait tout d’abord l’histoire d’un cri.
Ce serait l’histoire d’un long cri qui ne viendrait pas, l’histoire reculée et dérobée d’un cri qui ne pourrait jamais se faire entendre, d’un cri qui, nulle part, ne trouverait à figurer dans l’œuvre et, pourtant, livre après livre, présiderait à l’écriture, se tiendrait à la fois comme son origine impossible et sa fin intenable, comme si entre chaque mot un hurlement sourd devait parvenir mais en vain.

Pierre Guyotat, ce serait ainsi l’histoire d’un cri qui achoppe à l’œuvre, n’est que brutalité gutturale n’ayant pas le droit de cité, un cri entre le râle et le hurlement, le début de la civilisation et sa fin, un cri de révolte, un cri qui s’offre comme la doublure de chaque mot, le cri qui se veut élan, qui ne se veut qu’appel, qui veut vivre mais qui semble comme condamné à être avant et après l’œuvre : ce moment même toujours retardé, toujours immobile dans l’histoire de soi, toujours hors d’œuvre où les années d’Idiotie prennent à peine place dans l’écriture. Mais ce cri n’est de fait pas l’œuvre elle-même, n’en est que la phrase sombre, sa coulisse d’obscurité, sa tache non aveugle mais puissamment sourde qui servira de centre vide à chaque roman, qui s’offrira comme la promesse à tenir, comme l’aimantation inaudible de chaque phrase, comme un postulat aphasique dont ne nous parviendrait qu’un bégaiement entêtant, martelé dont la nullité serait à jamais la prosodie ivre de tout texte de Guyotat : sa grande phrase d’Après.

Ainsi de Eden, Eden, Eden jusqu’à Progénitures en s’arrêtant en particulier sur Humains par hasard, l’écriture de Guyotat s’offre comme l’histoire de ce qui la précède et la suit, s’installe malgré elle après ce cri qu’elle tente d’élucider et d’approcher, soulève l’horreur pour faire revenir ce cri au monde. Comme si les romans de Guyotat ne se présentaient que comme une longue et patiente périphrase, une périphrase attentive et minutieuse qui tourne autour de ce cri si singulier qu’il demeure inaudible, une périphrase incessante et inlassable de ce qui n’est qu’un spectre : le monde. Car Guyotat ne fait pas de phrases. Il ne connaît jamais l’état de la phrase. La phrase, dit Idiotie, est la promesse impossible du récit. La phrase, c’est l’idiote du récit car, de ces années de 1958 à 1962, ne se dit là que le rêve de ce cri qui n’est qu’une phrase qui se tiendrait en lisière de chacun de ses mots, celle qui rendrait le monde à lui-même, les choses aux choses elles-mêmes, les hommes aux hommes eux-mêmes et accomplirait le monde pour lui-même. Dès lors, on l’aura pressenti, il existe avant même que Guyotat n’écrive mais, à l’évidence depuis son écriture elle-même, une fable, celle qui guide Guyotat dans sa parole si tremblante, si émue de porter le monde avec elle, et cette fable est la suivante, celle qui, sans surprise, tient ce cri en elle.

Ainsi cette fable ne dit que ceci, de livre en livre, sans pour autant s’affirmer mais sait se suggérer notamment dans Explications ou encore dans Coma et Formation et ne renvoie qu’aux romans eux-mêmes. Lorsque Guyotat arrive, lorsqu’il peut commencer à parler, tout se passe comme s’il était déjà bien trop tard, sans doute même trop tard car tout est mort, rien ne respire, les pierres sont muettes et fatiguées, les regards éteints. Un désastre est survenu qui semble avoir anéanti le monde, l’a comme rendu spectral, l’a laissé dans l’abandon, un monde d’où Dieu s’est comme retiré, où ne demeure plus que des cendres. Car pour Guyotat, comme Coma l’indique et ne cesse de le répéter, écrire, c’est se rendre compte avant toute chose que les cendres sont la condition même de celui qui commence à écrire, qu’il existe, qu’on le veuille ou non, un destin funéraire et cinéraire du Réel dont la mort, le deuil s’imposent comme les maîtres mots comme il le dit sans détours dans Coma : « […] j’ai à ce moment la sensation que tout ce que j’écris c’est de la cendre et qu’inclinant la page cette cendre glisse avec son sens – cette supplication que j’enfouis sous le gravier. » Pour Guyotat, de ce fait, écrire revient dès lors à comprendre que le monde est sous terre, six pieds en dessous de la surface, enseveli par un désastre, qu’il n’existe plus, qu’il a été enterré, qu’il a disparu comme un mort et qu’il hante chacun depuis sa mort, qu’il n’habite plus chacun que dans son absence, qu’il a été porté en terre et qu’il lui appartient désormais de l’en extraire, de le rendre comme il le peut à la lumière, à la matière et à l’ivresse du Vivant.

La fable qui préside à cette écriture installe alors d’emblée Guyotat comme un survivant, l’homme du miracle, qui s’extraie comme il le peut de cette terre meuble, comme si encore d’emblée, notamment, un roman devait s’écrire à la croisée de deux pôles, de deux ambitions conjuguées, de deux puissances concertées, celles d’une poétique des restes et celle d’une poétique archéologique. Ces deux poétiques ne peuvent se comprendre, s’appréhender et se lire que si l’on admet que le statut du narrateur chez Guyotat, et surtout peut-être dans Eden, Eden, Eden, est celle, terrible et puissante, d’être un fantôme en mal d’incarnation, un fantôme qui voudrait remonter de terre, à la fois présent et absent, force objective qui déroule les événements. Comme s’il n’était pas là et force subjective qui enroule les événements pour les sauver, désincarné en mal d’incarnation, et dont le paradoxe mérite, semble-t-il, d’être réinterrogé.

Poétique des Restes de ce fait, poétique de la rémanence que celle de Pierre Guyotat, contre toute attente, mais où le reste est ce qui est sauvé du désastre, porté à la connaissance, comme si chaque phrase n’était pas une phrase mais toujours un reste non d’une phrase mais d’un morceau de ce qui reste du monde, de ce qui a pu être aperçu, ou de ce qui peut être encore dit sur ce monde lui-même. Idiotie est la part rémanente et noire du Reste – l’autobiographie comme part non encore vécue de l’écriture : part non vivante de la vie, une part presque faulknérienne, idiote de bruit et de fureur. Il ne faudra alors pas s’étonner des mentions répétées, obstinées et entêtantes des « dépouilles » dans Eden, Eden, Eden, de l’évocation ostensible de « charogne de souris » que l’on mâche, de la « charogne d’âne emplie de pourriture liquide », et de l’incessante poussière de paille. Eden, Eden, Eden parce qu’il y a une parole, est l’échappée hors de cette fable funéraire, devient cette poétique du reste, des restes déversés dans le flux de la diction, comme si, en vérité, l’écriture parlait de ces ruines d’hommes pour les faire revenir, pour les libérer de leur gangue cinéraire et proposer, comme il le dit dans Explications, que « le monde reprenne langue avec toi » et qu’il se reprenne depuis son effondrement.

En ce sens, parce qu’à chaque mot pour Guyotat, c’est la mort qui recule d’autant, cette poétique de la rémanence s’affirme comme un souci permanent de la conjuration, du recul inouï de ce qui tendrait à vouloir mourir. Dans Eden, Eden, Eden, les mots dans leur alignement et leur poursuite, signifient un sursis devant la Mort, un sursaut face à la Néantisation, un répit peut-être provisoire mais encore certain pour le moment face à toute tentation du repos. Il faudra dès lors que la parole ne s’arrête pas pour que la Mort recule d’autant ; il faudra pour Guyotat que l’on s’éloigne de la mort en récupérant ce qui demeure : de la première phrase où se meuvent « les soldats casqués, jambes ouvertes » jusqu’à « la trombe recule vers Vénus » et, au-delà surtout, Eden, Eden, Eden obéit à la logique non d’un formalisme et d’une invention car, tout au contraire, tout ne paraît obéir là qu’à un double souci, celui de la mise en forme et celui de l’inventaire, comme s’il fallait pour Guyotat s’empresser de nommer ce qui peut encore l’être, comme s’il fallait se souvenir avant une disparition finale.

Si bien que toutes les paroles sont autant de traces mnésiques et se disent dans le souci de la liste, une liste non rabelaisienne à l’évidence ou plutôt comme si Kafka avait voulu réécrire Rabelais, une liste donc qui inventorie ce qui peut l’être, une nomenclature acharnée du désastre dont l’arme la plus aiguë s’impose comme la ponctuation, l’accumulation d’énoncés qui, peut-être indéfiniment, se relancent les uns les autres, repoussent tout arrêt comme un terrible spectre grâce au point-virgule, qui dialectise, trouve, articule, lie ce qui demeurait inerte, le point-virgule qui, dans le même geste, restitue et unit, en rendant disponible ce qui avait été enseveli comme suit : « le feu crève ; le boucher, redressé, s’enfuit, tout le devant de son corps nu éclaboussé de sang ; il s’élance dans le marécage, traverse les blés ; ralentit ». Le point-virgule comme mouvement du monde trouvé dans la phrase comme Idiotie en approfondit le geste : « Où déféquer ? pas de chiotte dans les wagons de la troupe ; en plein jour, dans la vallée du Rhône, ceux des gares, bondés d’enfants que la fuite excite, il fallait attendre si longtemps que la plupart d’entre nous se trouvaient des cachettes dans les machines ».

Le point-virgule qui scande dans la liste la puissance de la rémanence et, incidemment, la résistance à l’effondrement n’est lui-même en définitive qu’une trace, qu’un reste qui se surmonte lui-même, celui qui donne à lire, à entendre le souffle qui demeure, celui dont Mallarmé disait que lorsqu’il n’y a plus rien, le souffle demeure quand même, celui donc qui porte le souffle de Guyotat, dote son texte de cette pneumatique nécessaire à ceux qui, comme nous, pensent que l’on respire encore sous les décombres, que le monde doit retrouver son souffle jusqu’à ce qu’il puisse se poursuivre. De fait, le point-virgule tel que l’utilise Guyotat, se donne à lire comme l’enchaînement sans fin, qui voudrait tout dire dans un même souffle, ramener le monde à une phrase et qui, surtout, se révèle comme ce qui, indéfiniment, recule la fin, déjoue le point final, évite de mettre un terme et donne dans le verbe cette mise en œuvre, ce flux qui signifie que, même au bord de la mort, la vie circule encore et les atomes résonnent pour chacun.

En ce sens, le point-virgule permet donc à Guyotat de reprendre le souffle du monde, d’œuvrer à cette pneumatique de l’essentiel et de l’existentiel, de livrer en délivrant ce qui était englouti comme à jamais, car, indubitablement, l’œuvre de Guyotat, ne serait-ce que par son titre qu’elle porte trois fois, n’est qu’une entreprise de salut, imprime une vocation salutaire à chaque action qu’il s’agit de prendre en charge. De manière inouïe et provocatrice, Guyotat est celui qui, par son souffle, n’abandonne pas, sauve les bribes du monde et semble vouloir le recommencer, le livrer comme une reconquête démesurée à la mesure d’un espoir qui l’est sans doute encore plus. Ecrivant, comme il le dira encore dans Explications, dans ces « restes de cerveau et de cœur », l’auteur d’Eden, Eden, Eden n’est donc pas le textualiste qu’on voudrait croire, celui qui absorberait ses efforts dans un texte uniquement ivre de lui-même, n’est véritablement pas le formaliste appuyé. A l’inverse sans doute est-il celui qui a compris que la manière, celle qui porte le souffle, celle qui enchaîne et déchaîne les mots, les actions, où la langue devient événement, la manière donc n’est qu’une méthode, une transition pour atteindre au rêve ultime de Guyotat, celui dont la manière ne saurait être que la formule incantatoire, la prosodie provisoire : la matière.

Car, comme le suggère sans détours Idiotie, Eden, Eden, Eden ne recherche que cette matière vivante qui paraît miraculeusement sauvée, ne conçoit son écriture que dans la possibilité laissée au texte de faire revenir cette dite matière, comme si ces phrases ne devaient se concevoir que comme autant d’appels à une matérialité, comme si chacune esquissait ce cri dérobé qui voudrait tant prétendre à la vie, qui voudrait tellement, comme on l’a dit, faire revenir le monde. Partant, l’ensemble des œuvres produites par Guyotat devrait sans doute s’appréhender comme une maïeutique de la matière, une maïeutique absolue, celle qui aboutit, conduit au vivant, celle qui, maïeutique entre toutes les maïeutiques, se fait la promesse d’accoucher le monde de lui-même, de lui retrouver cette paix que le désastre a contrarié et inachevé, l’installant à nouveau loin du « cloaque » qui remue Eden, Eden, Eden jusqu’à l’extinction et la néantisation. Par là même, ce roman Eden, Eden, Eden mais tout aussi bien le reste de l’œuvre de Guyotat, tendue et mue vers la matière, ne devrait jamais être entendue comme un quelconque effort mimétique, comme une vibrante mimésis car il ne saurait être question ici d’une quelconque imitation, d’une quelconque représentation ou de cette autre fiction tout aussi mouvante soit-elle.

Au contraire, la parole de Guyotat s’affirme dans cette maïeutique de la matière comme la catharsis absolue qui saura purger tant et tant ces restes que le mot « Vivre » finira comme par en sourdre, que c’en sera fini de la léthargie ou de tout autre coma. C’est ce qui transparaît, en lisière de chaque phrase dans Idiotie notamment comme suit : « Nos mots, pauvres, répétés, nos onomatopées, nos restes d’arabe militaire, nos forcements s’entrecroisent aux sons des bêtes, aux beuglements des bœufs, aux chevrotements des chèvres » : le mot est un cri de bête, sa matière brute, comme si une catharsis de l’homme en sortait. L’idiotie, ce serait cette hébétude d’un homme au contact hagard du monde et en désir cathartique de se débarrasser de toute forme.

Cathartique donc que cette écriture de Guyotat qui, plus largement, entend purger ces restes de la mort qu’il porte, cathartique de toute catharsis aristotélicienne même et qui propose, en fait, de purger tous les mots, quitte à endurer la crainte et la pitié, pour finir par trouver au cœur de ces mots la matière elle-même, sa puissance immanente. Cathartique ainsi que l’expérience d’écriture en ce qu’elle est aussi une mise à nu de ce qui s’exhibe, une mise à nu dans cette maïeutique de la matière, une mise en lumière après la lumière blafarde de la terre qui installe l’ensemble du récit, de la narration qui reste comme ce qui pourrait demeurer à l’état de bribes mais tout de même lisible, l’état de bribes d’une initiation. Parce que Guyotat ne manque pas dans Eden, Eden, Eden de faire de la maïeutique une initiation à la matière, un récit problématique de la reconquête du monde où chaque parole, chaque scène s’offre comme un dispositif, un sens qui se structure pour permettre de faire voir, une épreuve dont l’issue n’est qu’un monde rendu à la vie. De fait, Eden, Eden, Eden n’est qu’une suite de dispositifs scéniques qui fait des corps une énumération, fouille archéologiquement les entrailles et les entailles de chacun, énumère les viscères, les expose, scrute, fouille l’ensemble de ces corps, de ce peuple de fantômes, de morts-vivants, en inspecteur méticuleux de ses propres traces ou en chirurgien bien plutôt qui a compris que la parole doit traverser l’homme pour le faire revenir.

Partant, dans ce dispositif chirurgical qui étale, déplie et déploie les corps et ses viscères, chaque personnage qu’il soit nommé ou non, qu’il s’agisse de Wazzag, Hamza ou d’un autre encore ne serait peut-être que les acteurs forcément paradigmatiques, exemplaires et tutélaires d’une quête, celle qui veut, en quelque sorte, oublier la langue, la parole, l’écriture, celle qui veut à jamais faire disparaître toute écriture pour saisir son au-delà, son Eden, comme si la préhistoire arrivait après le monde lui-même et juste avant lui, comme si tous les personnages qui n’en sont pas étaient tous des survivants, voulait de surcroît oublier toute rhétorique. Car, chez Guyotat, contre toute attente, il n’existe pas de rhétorique. Il n’existe pas de devenir figural de la phrase. Il n’existe même, à la limite, aucune figure de style : si Eden, Eden, Eden proclame ainsi, entre chaque mot, que cet espace, vide, entre les mots est son rêve même, il en va de même, avec plus de violence encore dans Idiotie qui dévoile combien les mots sont des cris de bête, combien l’écriture est une horreur toute provisoire, qu’elle ne saurait jamais être intransitive. Qu’écrire n’est décidément pas un verbe intransitif comme prétendait alors Barthes, dans la mesure où écrire est un verbe transitoire, n’est que la transition, le passage dans l’évolution dont le livre n’est qu’un chaînon, n’est qu’une étape, une parenthèse bientôt prête à se refermer.

De fait, pour Guyotat, écrire n’est jamais un acte rhétorique mais la manifestation patente et revendiquée d’un acte physique total, d’un acte physique par lequel chaque mot porte en lui un phantasme qui dessine la violence du verbe, qui est un arrachement continu et tenace au verbe lui-même. Ainsi, chaque mot d’Eden, Eden, Eden et plus encore d’Idiotie (dont le titre cherche une nature du langage au langage même) vit dans la promesse tremblante de l’hypotypose, à savoir cette figure qui n’en est pas une, cette figure qui attend le visage, qui n’est qu’un cri qui troue et déchire les discours et les représentations, met les choses sous les yeux par le verbe, oublie le verbe et tend vers l’atome, vers la vie, provoque le mouvement dans la langue pour que la langue se quitte, provoque le mouvement, soulève la violence pour que toute référence cesse, s’arrache de sa gangue verbale, pour que le conatif l’emporte, pour que le mouvement ne soit que l’émotion dans une étymologie heureusement retrouvée, qu’elle soulève le lecteur, le provoque, lui fasse oublier qu’il ne s’agit que de mots et que les mots ne sont qu’un appel vers ce qu’ils ne sont pas, qu’il ne sont en définitive non plus seulement transitoires mais aussi transitifs. Guyotat est un grand romancier de l’Après, l’homme qui attend de revivre comme le dévoile sans coup férir les dernières lignes d’Idiotie, qui portent en soi le grand désir de revie : « Vers Paris, vers la faim, vers mon père ; humilié – plus de moi que de mes juges – mais décidé à en découdre ; tout à y reconquérir. Mais avec quelle force de chair renouvelée. »

Transitive donc cette écriture : et ceci, dans le sens où la parole de Guyotat ne se clôt jamais sur elle-même, ne commence à aucun début et ne se clôt à aucune fin : tout là, par le point-virgule à nouveau, n’est qu’une incessant et inlassable adresse à quelqu’un comme si de toute cette immanence, de cette furie de la manière, de cette orgie de la matière, la puissante énergétique de l’hypotypose ne voulait donc lancer que ce cri : « Où est l’humain dans l’homme ? » car seule cette question, ce cri déchire la parole de Guyotat, vient à lui donner son timbre. Où est l’humain dans l’homme ? Où est l’humain dans toutes ses actions ? Où est l’humanité au cœur de ces entrailles, au cœur de ces sodomies, où est l’humain dans l’amas sexuel, où circule l’être au monde, où est donc cet humain qui sera capable de se passer du verbe pour faire naître un peuple ?

En définitive, on l’aura bien saisi à la lecture notamment du splendide Idiotie, après avoir été porté en terre, Guyotat entend faire renaître le monde comme si la destination de sa parole était d’attendre au bout de celle-ci un cri qui se résumerait à un je qui n’aurait plus à se dire. Comme si la subjectivation et son devenir étaient l’horizon de chaque phrase, comme si cette écriture n’était que l’accident dans un parcours voulant atteindre au lyrisme, comme si Guyotat était empreint d’un lyrisme contrarié, comme si la littérature était toujours celle d’un peuple qui manque et que son chant ne cessait de vouloir soulever.

Parce que, comme le dit encore l’écrivain contemporain le plus proche de Guyotat, le dramaturge Joris Lacoste, dans Ce qui s’appelle crier, il y a toujours à rechercher quelqu’un de vivant, « les visages disant les voix demandant y a-t-il ici quelqu’un disant redisant sans cesse au milieu y a-t-il quelqu’un sans cesse disant au milieu demandant au milieu de la grange voix faible puis forte puis faible redemandant quelqu’un y a-t-il ici parmi nous quelqu’un de vivant y a-t-il encore ici ici quelqu’un parmi nous quelqu’un ici demandant redemandant y a-t-il parmi nous quelqu’un ». Quelqu’un, à la vérité, dont l’histoire, idiote et proche de la matière, sans l’intelligence féroce du langage, signerait la fin de ce cri.

Pierre Guyotat, Idiotie, éditions Folio, juillet 2020, 304 p., 8 € 50 — Lire un extrait