Kristina Gauthier-Landry: « Du silence au fond des choses » (Et arrivées au bout nous prendrons racine)

© Kristina Gauthier-Landry

Les lecteurs européens que nous sommes connaissent la démesure des paysages canadiens au travers des récits virils de voyageurs aventuriers, de carnets d’écrivains géographes aux accents volontiers lyriques. Le premier recueil de Kristina Gauthier-Landry, publié par les Éditions La Peuplade, nous donne à voir un tout autre Québec : celui d’une femme, Montréalaise native de Natashquan, qui revient sur ses pas pour retrouver la magie et les secrets du pays de son enfance. Et c’est une voix talentueuse.

« Tracer notre périmètre/pour le trouver beau »


Ce que nous livre Kristina Gauthier-Landry, c’est une géographie poétique de son pays, dans la succession de textes brefs qu’on nommerait volontiers géopoèmes. Les toponymes en listes, sans majuscules, accèdent parfois au statut de noms communs dans cette langue, et les paysages esquissés par micro-touches subtiles dessinent peu à peu un univers sensible. Chaque texte est un instantané, à la manière de ces polaroids délavés, ces « photos javel » d’autrefois. Là, domine une forme d’hostilité, d’austérité des grands espaces qui composent la Côte Nord ; l’œil s’y perd dans l’immensité, tout comme le poème, petite formule langagière très brève dans le blanc de la page. Dans ces immensités l’œil perçoit pourtant la clôture comme la forme subtile de l’angoisse : c’est aussi un pays de lignes qui enserrent et suggèrent l’enfermement, l’ennui : « il n’existe / aucun autre chemin » Là, les arbres n’ont que des épines, pas de feuilles, et les maisons tournent le dos à la mer.

Dans la contemplation des espaces désertiques s’ouvre une autre géographie: celle de l’espace intérieur. Le poème reflète alors un lieu mental, un paysage état d’âme impliquant le rapport à un héritage et une culture de la Côte-Nord. Celle de la mer et des ports, par exemple, avec en basse continue l’absence des hommes comme quotidien des femmes de marins : « nos mères sont folles nos mères ont épousé/ l’horizon ». Les souvenirs de l’attente du père, pêcheur, font sourdre une écriture du manque, de l’attente comme trame existentielle (« avoir besoin de toi/une façon comme une autre/d’exister »). Autre source d’insécurité, l’instabilité fondamentale de cette terre fragile en devenir permanent, plane comme une inquiétude sourde : « la gorge inquiète/on regarde  fondre les morceaux de Groenland ». La poésie est alors un moyen d’apprivoiser l’espace, de « Tracer notre périmètre/pour le trouver beau ». Et le corps est un autre pays dans le pays, un lieu d’où affronter l’espace du dehors, la mer et le froid, les grandes solitudes qui traversent les corps tout comme l’amour : « tu es parti compter les jours par brasse (…) tu reviens/comme le capelan tes yeux trempes/ roulés dans les miens / tes épaules cadre de porte/me frétillent/ je ne trouve plus l’entrée du portage/ dans ta face ».

« Sur le sentier des mémoires entravées »

Au fil des pages, le recueil se déplie comme un retour aux sources : le récit d’un voyage vers le Natashquan originel quitté à l’âge adulte pour la grande ville. Remonter aux sources, comme certaines espèces remontent le cours des rivières pour frayer, est un itinéraire rituel dans lequel on ne retrouve pas forcément ce que l’on vient chercher, en tout cas pas un passé intact : « mais où est la maison/j’étais pourtant certaine/de l’avoir laissée là. »

Kristina Gauthier-Landry ©Laurence Grandbois Bernard / La Peuplade

Pourtant, à travers les images de la mémoire, l’enfance est là, en filigrane, comme un mirage ou un double du paysage actuel ; l’auteur tutoie cette enfance et cette familiarité lui permet de relier sa voix à ses origines : « retourner au début/rebrousser les entrailles/pour qu’un jour bien droites/telles des épinettes nous puissions dire/ C’est ici que nous sommes nées ».

Il y a ici une forme de retour à la virginité du paysage, qui est aussi la virginité du passé : « ce moment où tu ne portais rien/ ni jupe/ni peine/ni rien ».

Dans ce « nous » féminin, celui du titre du recueil, les poèmes célèbrent la rencontre entre la femme et l’enfant en soi, tissent dans l’espace retrouvé les rhizomes entre les générations de femmes cherchant à exister dans ces territoires à la beauté fondamentalement hostile et silencieuse. La poésie de Kristina Gauthier-Landry est aussi une écriture de la réparation et de la réconciliation des « mémoires entravées » par l’exil moderne. Elle cherche sur cette terre les signes de son appartenance, qui se lit dans l’amour des immensités autant que dans les petits bonheurs microscopiques rapportés du passé en collections, en listes de mots cueillis comme pour en faire des bouquets. Une grande fraîcheur, mais jamais de mièvrerie : « je ne collectionne que ce qui m’échappe ». Ici, on ramasse les poèmes avec les coquillages à marée basse, on mange des chocolats « derrière la bay window » en roulant les mots anglais dans la bouche comme des sucreries, en créant des associations inattendues, car, comme les villages de la Côte-Nord, « les plus jolis mots/ne sont pas reliés par la route ».

© Kristina Gauthier-Landry

Inventer des lapins

On entend ainsi dans la petite musique de Kristina Gauthier-Landry tout un langage naïf : retrouver les lieux de l’enfance, c’est aussi renouer avec une langue première, de la petite fille solitaire qui considère les mots comme ses compagnons et avoue « aimer le mot/ anorak/ comme son propre frère ». Voici l’enfance qui envahit les textes et donne bien souvent son lexique, sa syntaxe et son imaginaire au poème, car la candeur, la spontanéité, la liberté des premières expériences du monde constituent peut-être le vrai pays à rejoindre ; celui de la langue de poésie. Ici, les maisons « boudent » le rivage, le ketchup dessine des coeurs, on mange « un crush aux fraises » et on « joue avec la pourcie/ dans le scintillement jaloux/qui brille doux ». L’invention verbale ne peut que réjouir dans ces petits poèmes brillants parfois comme des vignettes girly : « on fly fluo », « on se balancine rose-mauve » , « nos rires élastiques/ pètent à l’autre bout ». Ce sont des mots bonbons, des « mots de couettes tirées » qui permettent de traverser non seulement l’espace mais aussi le temps : « J’ai trouvé une autre enfant/l’œil vert bille/elle invente des lapins à l’abri/on se chuchote/veux-tu être mon amie ».

Cette langue de l’imaginaire contamine parfois le réel d’une manière frappante, et ce sont parmi les poèmes les plus surréalistes : « dormir en chien de fusil/dans l’écho rouge et vert/des cartouches éventrées sur la plage » ou « des sardines sur la galerie/mangent le ciel/ à même la canne ».

Poésie du silence

Mais l’émotion domine surtout grâce à la délicatesse de cette écriture, une poésie du dépouillement, qui d’ailleurs n’emploie nulle majuscule et se consacre à l’éloge de la simplicité dans des poèmes ramassés, tressés dense comme des nattes de petite fille. Pour l’auteur, on sent qu’il s’agit d’écrire comme on cuisine, comme on fait de la confiture, avec ces baies qu’on récolte « tout bas/ jamais la bouche pleine/à genoux sous le ciel ». On trouvera forcément remarquable, dans le paysage poétique actuel, la grande sobriété de cette écriture, sa modestie, le travail de la concentration des images, pour rendre une essence concrète ou une épure des lieux et des instantanés du souvenir. On aime aussi l’humilité de la poétesse, quand la plus belle métaphore du geste d’écrire, de faire surgir « du silence/au fond des choses », c’est ici le geste de tracer dans la neige plutôt que dans le marbre : « Tout le monde sait/qu’on ne laisse pas de marque dans la roche ».

Autour de la poésie du foyer, des gestes simples, de la simplicité du quotidien, se trame un ensemble de liens avec les personnages qui peuplent ce monde : des taiseux.

L’importance de ce silence dans les espaces canadiens est évidente, par la place qui lui est offerte dans le recueil : « des villages entiers construits/ sur tout ce dont/on ne parle pas ».  On trouve donc beaucoup de souffle dans ce recueil, au sens d’une respiration, d’une place pour la suggestion, l’implicite. Ces micro-poèmes sont des terres habitables, accueillantes pour le lecteur : « nous venons à pas de pluie dans les feuilles », « nous brisons les silence/pour nommer les choses belles ». On chuchote, on parle pour tromper l’ennui (« ça sent la poussière/d’heures ») car le silence des longs hivers c’est aussi la solitude immense qui rend fou: « Il est grand le nord/la nuit/tu égorges le sommeil à mains nues/nous l’étendons en longues trainées rouges/sur le blanc ». Ici, on affronte aussi l’omniprésence de la mort dans ces paysages, la mort dite avec ce mélange de gravité et de légèreté qui est le propre de l’enfance, parfois confrontée aux conduites d’autodestruction des adultes :  « On commence à croire que t’haïs pas ça/mourir »

La poésie vient alors, comme un rituel d’exorcisme, chasser les fantômes — un cérémonial comme celui de faire brûler, l’hiver, « des pelures d’orange sur le poêle ». Le dernier poème du recueil accomplit d’ailleurs le rituel ultime: enterrer les reliques du passé, dans ce petit monument qu’est le livre. Car partout, dans le beau texte de Kristina Gauthier-Landry, on cultive le poème comme une forme de réconciliation, à l’instar de ces bleuets qui, selon l’adage du père, « poussent mieux après l’incendie ».
C’est dire aussi que même dans la perte d’un monde et de sa culture, même dans l’exil, nous pouvons prendre racine : quelque part dans la langue poétique, comme un arrière-pays.

Kristina Gauthier-Landry, Et arrivées au bout nous prendrons racine, éd. La Peuplade, juin 2020, 128 p., 15 €