Fière Sarah, chère Sarah

© sarahhegazi89

C’est une jeune femme brune au sourire conquérant, qui brandit un drapeau au cœur d’un concert de milliers de jeunes gens qui reprennent à plein poumon les refrains de cinq garçons dans le vent.

Capture d’écran Twitter Amr Magdi @ganobi

Nous sommes le 22 septembre 2017 et Sarah Hegazi, la mine ravie, écarte les bras en étoile pour brandir un arc-en-ciel. Quelques jours plus tôt, le 7 septembre, elle publiait sur son Instagram la photo de deux billets pour le concert de Mashrou Leila, et légendait « Quelle chance ! »

La venue du groupe libanais en Égypte est un événement. Mashrou Leila, formé en 2009, a gagné sa consécration avec son quatrième album Ibn el-Leil, en 2016. Dans les pays arabes, le groupe, qui n’est pas né des soulèvements de la société civile, a trouvé un public toujours plus nombreux, fan des textes à double-sens qui dénoncent les conformismes et les conservatismes mortifères. Sarah en est, elle qui aime par-dessus tout parcourir sa ville à vélo, porte les cheveux courts, elle qui travaille et s’affiche curieuse de tout. Elle n’est, ce soir-là du 22 septembre, pas la seule à se réjouir. Hamed Sinno, le leader de Mashrou Leila, est l’une des personnalités ouvertement homosexuelles les plus connues de la jeunesse moyen-orientale ; un concert du groupe avait été interdit en Jordanie en 2016 pour cette raison – or la question des droits LGBT est une des composantes, mais non le tout, de chansons qui dénoncent la violence, inversent des normes, et finalement construisent une arabité plurielle susceptible d’affoler aussi bien les orientalistes, les autoritaristes et les traditionalistes.

Au lendemain du concert, et alors que les rainbow flags brandis ont été remarqués sur les réseaux sociaux – il s’agirait d’une première en Égypte mais pas au Moyen-Orient, des éditorialistes média s’emparent de ce qui constitue, selon eux, « un très grave affront à la Nation », puis la machine répressive d’État se met en place. Entre fin septembre et fin novembre, des dizaines de personnes seront arrêtées, non pas pour homosexualité (qui ne figure pas comme délit en tant que tel dans les codes égyptiens), mais pour « encouragement à la conduite immorale ». Sarah est la seule femme arrêtée, et la seule, avec un de ses amis, à être poursuivie pour les charges les plus lourdes : participation à une organisation illégale, un crime passible de quinze ans de prison. Pour qui connaît mal l’appareil sécuritaire égyptien, Alaa El-Aswany qui est actuellement poursuivi devant un tribunal militaire pour ses écrits donne le ton dans son dernier ouvrage : l’avoir lu, c’est pouvoir imaginer Sarah Hegazi devant un quelconque général Alouani, qui pratique la gégène et le viol par « tiers », personnage qui ouvre J’ai couru vers le Nil, ouvrage qui décrit avec beaucoup de finesse l’instrumentalisation du fait religieux au profit d’un autoritarisme corrompu qui traque le quotidien des Égyptiens. Sarah témoignera à sa libération sous caution des trois mois d’enfer qu’elle a traversés, où ses co-détenues ont été incitées à la harceler et à l’agresser sexuellement et servaient d’informatrices aux gardiens*. Se définissant comme communiste et lesbienne, elle se réfugie au Canada en mars 2018. Elle accentue son militantisme, menant une grève de la faim pour dénoncer la situation humanitaire d’Idlib, ou relayant les persécutions du régime égyptien contre l’avocate Mahinour al-Masry.

Sarah Hegazi s’est suicidée le 14 juin 2020, à 30 ans. Au long de sa dernière année de vie, elle témoignait de ses difficultés avec le stress post-traumatique ; elle affichait, aussi, son idéalisme, ses nombreuses lectures et son désir de construire un avenir, elle espérait publier le témoignage de sa détention et revoir sa famille. Que le ciel lui soit aussi doux qu’elle l’y appelait.

© sarahhegazi89

* Les violences sexuelles sont une atteinte à la dignité humaine définies dans le droit international humanitaire. Un hasard de calendrier veut que quelques jours après la mort de Sarah Hegazi des victimes de violences sexuelles commises à leur encontre par des représentants sécuritaires du régime syrien, sont parvenues à ouvrir des poursuites à ce titre, en Allemagne.