Billet proustien (37) : « Tu me mets aux anges »

Marcel Proust (Wikimedia Commons)

Seconde enquête d’Aimé sur le passé d’Albertine, car Marcel n’est pas suffisamment édifié. Cela se passe en Touraine, où la nièce des Bontemps aime à s’ébattre au bord de la Loire avec d’autres jeunes femmes aimant les femmes. Scènes impressionnistes, voire elstiriennes pour le coup. À cette occasion, Aimé y pousse loin le zèle qu’il réserve à sa mission et se paye en nature en couchant avec la blanchisseuse qui est son informatrice, — une bisexuelle comme Albertine. Voici  le pic de la relation cynique du duo, où, cette fois encore, les parenthèses font office de guillemets : « “Voulant faire n’importe quoi pour vous faire plaisir, j’ai emmené coucher avec moi la petite blanchisseuse. Elle m’a demandé si je voulais qu’elle me fît ce qu’elle faisait à Mlle Albertine quand celle-ci ôtait son costume de bain. Et elle m’a dit : ( Si vous aviez vu comme elle frétillait, cette demoiselle, elle me disait : (ah ! tu me mets aux anges) et elle était si énervée qu’elle ne pouvait s’empêcher de me mordre.) J’ai vu encore la trace sur le bras de la petite blanchisseuse. Et je comprends le plaisir de Mlle Albertine car cette petite-là est vraiment très habile.”»

Cette fois, en parfait masochiste qu’il est devenu, Marcel monte d’un cran dans la souffrance. Et voilà la jeune fille qu’il a aimée remplacée désormais en son cœur par quelqu’un de bien autre : « ce que je trouvais c’était une jeune fille différente, multipliant les mensonges et les tromperies là où l’autre m’avait si doucement rassuré en me jurant n’avoir jamais connu ces plaisirs que, dans l’ivresse de sa liberté reconquise elle était partie goûter jusqu’à la pâmoison, jusqu’à mordre cette petite blanchisseuse qu’elle retrouvait au soleil levant, sur le bord de la Loire, et à qui elle disait : “Tu me mets aux anges.”

À travers la blanchisseuse et les autres lesbiennes tourangelles, Marcel découvre qu’Albertine appartient à une sphère à la fois lubrique et sacrée : « Elle était une autre personne, une personne comme elles, parlant la même langue, ce qui en la faisant compatriote d’autres, me la rendait encore plus étrangère à moi, prouvait que ce que j’avais eu d’elle, ce que je portais dans mon cœur, ce n’était qu’un tout petit peu d’elle, et que le reste qui prenait tant d’extension de ne pas être seulement cette chose si mystérieusement importante, un désir individuel, mais de lui être commune avec d’autres »

Sur ce constat désespérant selon lequel il ne porterait en lui qu’un petit peu d’Albertine, il va stigmatiser celle-ci plus durement encore, en l’assimilant honteusement à une espionne : « elle me l’avait toujours caché, elle m’en avait tenu à l’écart, comme une femme qui était d’un pays ennemi et espionne, bien plus traîtreusement qu’une espionne, car celle-ci ne trompe que sur sa nationalité, tandis qu’Albertine c’était sur son humanité la plus profonde, sur ce qu’elle n’appartenait pas à l’humanité commune mais à une race étrange ».

Marcel Proust, Albertine disparue, chap. premier, Folio, p. 106-109.

Proust vers 1890 (Wikipedia Commons)