Free Nûdem Durak : une solidarité internationale

Photographie familiale / Free Nûdem Durak

Elle entre dans sa sixième année de détention et porte un nom : Nûdem Durak. Chanteuse, kurde en Turquie, ses 32 ans fêtés voilà quatre mois ; un État l’a condamnée à passer plus de la moitié de son âge en prison. Ce nom, on commence à le prononcer sur quelques continents. C’est bien peu, face à l’appareil entier d’un État, mais ce n’est pas tout à fait rien : un prisonnier l’est sans doute moins lorsque l’on sait, dehors, qu’on l’a réduit à n’être plus que ça. Le silence fortifie les cachots plus sûrement que les barreaux – il arrive parfois que rompre le premier aide à scier ces derniers.

Le régime d’Erdoğan dépeint Nûdem Durak comme une « terroriste ». Pour qui sait ce qu’il a fait des mots, la chose est entendue : la chanteuse est une résistante. Il peut bien raconter ce que bon lui semble, entasser des pages tant et plus dans l’ombre des tribunaux, mobiliser des faux témoignages ou la tenir pour coupable de « propagande », de « violence » ou d’appartenance à une organisation ennemie, Nûdem Durak n’avait que sa voix, sa guitare, son groupe de musique et les cours qu’elle dispensait au sud-est de la Turquie, sa région natale. Elle y défendait la langue, la mémoire, les espoirs et le combat, oui, le légitime combat des siens ; le pouvoir n’entendit pas que l’on pût ainsi le défier : 19 ans sous les fers. Rien qu’une banalité, pourtant, lorsque, sous l’AKP, les détenus d’opinion se dénombrent par dizaines de milliers et des musiciens meurent d’une grève de la faim.

« Nous célébrons la paix / Ne pleure pas, mon peuple / Même s’ils me mettent en prison / C’est là notre vraie couleur », chantait-elle peu de temps avant son incarcération. Depuis lors, quelques voix se sont levées pour tenter de porter la sienne. À travers la campagne Free Nûdem Durak, lancée au début du mois d’avril 2020, nous entendons, en appelant à sa libération ainsi qu’à celle de l’ensemble des prisonnières et des prisonniers politiques, renforcer la solidarité à l’endroit des démocrates et des opposants kurdes et turcs. Nous, ses organisateurs, au nom des idéaux internationalistes ou d’une citoyenneté turque critique.

New York – Santiago – Cizre

En 1970, Angela Davis était incarcérée au terme d’une cavale de quelques semaines. Aux quatre coins du monde, on scanda son prénom, on brandit son portrait, on appela à sa libération. Interrogée du fond de sa prison, elle dit en français : « Si je suis acquittée, ça ne sera pas du tout à cause du système de justice américain : ça sera à cause du mouvement de masse que les gens sont en train de construire, aux États-Unis et partout dans le monde. » Face à l’ampleur de la mobilisation, elle fut mise hors de cause au mois de juin 1972.

Deux ans plus tard, Carmen Castillo, ancienne collaboratrice du gouvernement d’Allende et militante du Mouvement de la gauche révolutionnaire (MIR), était arrêtée au Chili par le régime putschiste de Pinochet. Elle vivait alors dans la clandestinité. Sans qu’elle ne le sache, une campagne de solidarité fut organisée à partir de la France ; elle permit rapidement la libération de la prisonnière politique, condamnée à l’exil à sa sortie. Angela Davis s’était alors engagée en sa faveur.

Quatre décennies plus tard, toutes deux apportent leur soutien à la présente campagne. Au début du mois d’avril 2020, la cinéaste franco-chilienne déclare ainsi : « Puisse ma gratitude atteindre ta cellule et te prendre longuement dans ses bras. Tu peux, Nûdem, enveloppée dans ta chanson, te rendre n’importe où : tu es invincible. » Un mois plus tard, la militante féministe afro-américaine confie : « Le mouvement kurde est une grande source d’inspiration pour beaucoup d’entre nous aux États-Unis, en particulier pour ceux qui se définissent comme antiracistes, anticapitalistes et féministes. »

D’une prison l’autre

L’artiste et journaliste kurde Zehra Doğan a croisé la route de Nûdem Durak en prison. La première était tombée pour avoir publié sur les réseaux sociaux un dessin sur les exactions militaires perpétrées par l’État turc. Ensemble, elles travaillèrent à un modeste journal de détention. Ralliant à la mi-avril la campagne de solidarité, la jeune peintre confie :

Photographie familiale / Free Nûdem Durak

« Là-bas [en détention], en tant qu’artiste, elle nous donnait à la fois des cours de langue kurde, et nous apprenait beaucoup sur la culture kurde. Nûdem est une femme très forte. […] Telle que je la connais, Nûdem créera, quelles que soient les conditions et le lieu où elle se trouve. » Une semaine plus tard, l’écrivaine et sociologue d’origine turque Pınar Selek, brutalement incarcérée dans les années 1990 pour avoir mené une enquête sociologique sur le peuple kurde, déclare : « Une luciole est emprisonnée. Elle s’appelle Nûdem. Elle a grandi dans l’obscurité imposée par un régime nationaliste et militariste. […] Ils l’ont emprisonnée pour empêcher sa lumière. »

Fin décembre 2019, le journaliste marocain Omar Radi était mis à l’arrêt pour avoir critiqué, sur Internet, la Justice de son pays. L’indignation nationale et internationale avait sans délai contraint le régime royal à le libérer. Le 4 mai 2020, dans une vidéo tournée à Rabat, le jeune homme s’adresse directement à la chanteuse kurde : « Notre combat est international. Notre combat est pour toutes les formes d’injustice dans le monde. […] Je lutterai pour que tu sois libre, toi ainsi que tes camarades. » Quinze jours plus tard, le militant berbère Salim Yezza, réfugié en France après avoir été arrêté à plusieurs reprises par l’État algérien, apporte son « soutien indéfectible » à l’artiste, et lance : « Tout dictateur connaîtra tôt ou tard sa fin, et tout peuple opprimé verra un jour sa liberté. » Hakim Addad, fondateur du Rassemblement action jeunesse (RAJ), a été écroué durant le Hirak algérien, de même que Messaoud Leftissi, qui a passé six mois en prison pour avoir arboré le drapeau amazigh au cours d’une marche : les deux hommes se joignent à la mobilisation avec un même mot d’ordre, « Liberté pour Nûdem Durak et tous les prisonniers politiques ».

À la fin du mois de mai, Téo Saavedra, directeur artistique du festival de musique Les nuits du sud, ancien résistant du MIR et ancien prisonnier politique sous le régime de Pinochet, dédie quant à lui une chanson de son compatriote Victor Jara, assassiné par les putschistes, à la détenue kurde.

Voix d’artistes, mots d’auteurs

Du piano venu d’Afrique du Sud, deux guitares grecques, un chant kabyle, des danseuses dans l’Anjou, un rassemblement devant l’ambassade de Turquie à Dublin : voici que, ça et là, la musique va résonnant en solidarité avec celle dont la guitare fut un jour brisée par les gardiens de sa prison.

Le romancier algérien Yasmina Khadra lance « un petit message » par le biais de la campagne : « Lorsque je ne partage pas vos idées, je ne suis pas votre ennemi. Lorsque je défends mon identité, je ne renie pas la vôtre. » Et demande, par suite, la libération de la chanteuse. Le comédien kanak Iabe Lapacas, que l’on a vu interpréter dans L’Ordre et la morale le rôle de son parent Alphonse Dianou, figure de l’indépendantisme kanak, récite pour sa part quelques vers de son archipel natal en hommage à elle. Aux États-Unis, le linguiste Noam Chomsky s’élève contre cette « grave erreur judiciaire » et estime que Nûdem Durak « devrait être libérée sans délai ». L’anthropologue David Graeber s’indigne de cette condamnation pour « crime de pensée » et espère voir « l’attention internationale » se pencher sur son affaire. Debbie Bookchin, journaliste et fille du penseur socialiste et écologiste, exhorte, face caméra : « J’appelle tous les responsables politiques dans le monde qui exigent le respect des croyances, de la démocratie et des droits humains à faire pression sur la Turquie pour qu’elle cesse cette pratique barbare consistant à emprisonner ceux dont le crime n’est autre que d’exprimer leur culture ou de revendiquer leurs droits politiques. […] Ton immense courage, [Nûdem], nous inspire dans notre combat pour un monde plus juste et égalitaire. »

En France, Mustapha Amokrane, chanteur de Zebda et Motivés, lui offre la lecture d’un poème de Nâzım Hikmet – tout comme l’écrivaine et sociologue Kaoutar Harchi. Tandis qu’Ernest Pignon-Ernest esquisse au crayon noir le portrait de la chanteuse, le romancier et dramaturge Laurent Gaudé livre quelques extraits d’un texte composé de retour du Kurdistan irakien. L’écrivaine Maryam Madjidi, à qui l’on doit le récit d’exil Marx et la poupée, se saisit des vers de l’Iranien Ahmad Shamlou pour signifier son soutien.

Photographie familiale / Free Nûdem Durak

La philosophe et militante féministe Elsa Dorlin lui dédie un texte d’Assata Shakur, un temps membre du Black Panther Party, et l’historienne et politologue Françoise Vergès interpelle en personne la chanteuse, lui contant l’histoire du maloya, ce chant réunionnais d’esclaves et donc de résistance. Et le philosophe et sociologue franco-brésilien Michael Löwy d’affirmer : « Elle a suscité, chez ses auditeurs, des rêves de liberté. Elle a apporté un souffle de poésie, un souffle d’air frais des plaines et des montagnes du Kurdistan. À punir sévèrement, par l’enfermement dans une cellule. Pour tous ceux qui croient encore à la paix, à la liberté et à la dignité humaine, l’emprisonnement de Nûdem Durak est un affront insupportable. Il est donc temps qu’un cri de révolte se lève, un peu partout dans le monde, à Paris, à New York, à Rio, à Santiago du Chili, à Berlin, avec cette exigence impérative : liberté pour Nûdem Durak ! »

Outre-Manche, le cinéaste Ken Loach invite dans la foulée à « mettre toute la pression possible » en vue de permettre sa libération immédiate, ainsi que celle de tous les détenus. Le 8 mai, le chanteur Peter Gabriel, engagé en faveur de la cause palestinienne et en son temps cofondateur d’une ONG aux côtés de Nelson Mandela, assure : « C’est une jeune chanteuse talentueuse, et les Kurdes sont un peuple persécuté depuis longtemps dans plusieurs pays. […] Elle doit être libérée. » Et le musicien Brian Eno, collaborateur de David Bowie et de U2, d’ajouter : « Tout pays qui emprisonne ses artistes emprisonne sa propre imagination. C’est là la forme la plus stupide de la tyrannie […]. Nûdem Durak n’a pas d’arme, ni de bombe, ni d’armée de l’air. Elle n’est qu’une jeune femme ayant un don pour le chant, une jeune femme qui célèbre la belle diversité de la culture humaine. »

Chant libre, répliques politiques

Début mai, l’ancienne députée tunisienne Nadia Chaabane enjoint à sa délivrance. Le lendemain, le député suédois Jens Holm, saluant dans une vidéo la « chanteuse fantastique » qu’elle est, plaide auprès du gouvernement turc pour sa remise en liberté. En France, le Parti communiste fait montre d’un soutien répété à la campagne – par la voix du directeur de L’Humanité Patrick Le Hyaric, de la sénatrice Laurence Cohen, du maire de Gennevilliers Patrice Leclerc ainsi que des députés Pierre Dharréville et Elsa Faucillon. Danielle Simonnet et Corinne Morel Darleux, toutes deux élues sous l’étiquette du Parti de gauche et impliquées de longue date dans la défense de la cause kurde, s’associent à la mobilisation, ainsi qu’Olivier Besancenot, ancien candidat à l’élection présidentielle sous les couleurs du NPA. Par la voix de leurs porte-parole respectives, l’association France-Kurdistan et le Conseil démocratique kurde en France (CDK-F) font de même : « Laissez-nous chanter librement, laissez-nous penser librement », adjure pour l’occasion Berivan Firat.

En Guadeloupe, le syndicaliste Élie Domota, citant Fanon, appelle à son tour à la fin de sa captivité. De même que le Sénégalais Demba Moussa Dembélé, directeur du Forum des alternatives et membre du conseil du Forum social africain : « Une voix venue d’Afrique se joint à toutes ces autres voix à travers le monde pour condamner avec force l’emprisonnement de Nûdem Durak par un État autoritaire, qui foule aux pieds les droits humains les plus élémentaires. […] Les autocrates, dans leur aveuglement, oublient souvent que si on peut emprisonner un individu, on ne peut pas emprisonner ses idées. »

*

La Turquie est, on le sait, « la plus grande prison au monde pour les journalistes » (Amnesty International). Les artistes, les intellectuels, les militants et les opposants, femmes et hommes, sont logés à semblable enseigne. Nûdem Durak n’est qu’un nom parmi tant d’autres, anonymes comme elle auparavant. Il arrive pourtant qu’un visage porte plus que lui seul : en œuvrant à sa libération, en aspirant à la mise en mouvement de larges forces populaires, c’est à la libération de l’ensemble des prisonnières et des prisonniers politiques, de Turquie comme de partout ailleurs, que nous souhaitons contribuer. Car crier chaque nom, un à un, génération après génération, c’est déjà priver la prison de son empire.

Le comité de soutien Free Nûdem Durak
@NudemDurak
#FreeNudemDurak