Yves Winkin : « Les musées du XXIe siècle seront des écomusées »

Comment émanciper le spectateur de théâtre, se demandait Jacques Rancière en 2008 ? Comment émanciper le spectateur de musée (et d’exposition), s’est demandé Chris Dercon à la tête de la Tate Modern ou de la Volksbühne de Berlin ? Dans un cas comme dans l’autre, le problème est double. Il s’agit d’abord de sortir le spectateur de sa passivité, voire de sa torpeur. Il s’agit, mieux encore, de faire en sorte que ce même spectateur s’engage de quelque façon en prenant conscience de ce qu’il appartient à une communauté, ceci à partir d’un public qui se posait initialement en pur spectateur (théâtre) ou en pur visiteur (musée). Car ce public peut se sentir bien moins amorphe qu’il n’est, dès qu’il se veut partie prenante au sein d’un ensemble auquel il adhère. Or, un tel engagement peut prendre des formes diverses, depuis la plus ludique jusqu’à la plus politique comme nous allons le voir à travers quelques exemples empruntés à l’excellent petit volume que nous propose Winkin et qui se donne une visée largement pratique fondée tantôt sur des expériences vécues et tantôt sur l’imagination.

Précisons qu’Yves Winkin intervient dans cet ouvrage en tant qu’anthropologue de la communication, inspiré de Goffman, et comme directeur du musée du CNAM (Paris) qu’il fut jusqu’il y a peu. Et de proposer dans le présent volume douze rituels comme autant d’exemples de ce que les musées pourraient être s’ils se voulaient clairement participatifs.  Dans les cas évoqués, le rituel tient d’une cérémonie jouant sur une double opération de décadrage/recadrage. Des douze scénarios retenus par Winkin, évoquons-en trois ici tous riches de sens.

Le premier rituel que l’on mettra en avant aura pour label « S’habiller pour le musée ». Il est somme toute quelque peu prévisible mais néanmoins efficace. Des vêtements de jadis y sont proposés aux visiteurs en accord avec les œuvres exposées de salle en salle. Quelques-uns des visiteurs vont dès lors oser et se vêtir, encouragés par des médiateurs, eux-mêmes déguisés. Des groupes ainsi se forment et entrent en conversation. On remarquera spécialement l’entrain des enfants qui courent ainsi habillés à travers les salles. Et c’est tout un emballement qui se produit, faisant appel à l’élégance ou à la galanterie. À l’origine de l’opération : une firme liquidant un stock d’habits de théâtre en le vendant à l’encan. En cette occasion, l’effet de décadrage fut puissant et contagieux une majorité de participants pour lesquels le musée était devenu bien plus que ce qu’il était.

Deuxième cas et particulièrement porté par la vague actuelle de réflexion réhabilitant le thème des « cabanes » (voir Marielle Macé, Nos cabanes, par exemple). Les enfants plus que jamais en ce cas mais avec la collaboration de parents et de médiateurs. L’objectif est d’édifier de façon originale de petites maisons aux quatre coins de l’espace muséal. Enfants et autres visiteurs les occuperont pendant quelques heures. Le ludique triomphe ici encore.

Troisième exemple, la collecte des parapluies, chacun apportant le sien. Selon leur arrangement, ces parapluies pour la plupart riches en couleurs pouvaient renvoyer à Magritte, aux Parapluies de Cherbourg ou encore au soulèvement révolutionnaire qui s’est produit à Hong Kong en 2014 sous la pluie incessante. Le thème politique s’amorce ici et fâche quelques visiteurs qui se retirent.

C’est ainsi que Winkin en vient ainsi à une conclusion qu’il désigne comme « Ouverture ». Et de partir de la théorie de Palo Alto qui envisage, dans l’optique de tout décadrage/recadrage, le changement I à l’intérieur du système et le changement II transformant le système lui-même. Dans le cas des musées français, Winkin défend la position radicale relevant de l’option II.  Soit, dans le cas présent, le passage par trois démarches : la Suspension, le Désencastrage, la Redécouverte. La Suspension viserait à mettre de côté pour un temps les filières de formation traditionnelle (l’École du Louvre !) ; le Désencastrage romprait, lui, avec le tout à l’État central au profit des patrimoines locaux à la fois matériels et immatériels ; la Redécouverte serait enfin est la voie ouverte aux écomusées : « Les écomusées, note là Winkin, avaient pris quelques longueurs d’avance, on osant penser autrement les relations entre musée et société. Leur temps est enfin arrivé : tous les musées du XXIe siècle seront des écomusées. » C’est dire que leurs responsables auront brisé avec un double fétichisme : celui des objets collectionnés comme autant de reliques intouchables et, partant, celui des réserves où ces objets s’amoncellent. En parfait complément, un remarquable Dialogue final réunit Yves Winkin et Milad Doueihi qui envisagent la nécessaire numérisation des pièces de musée.

Yves Winkin, Ré-Inventer les musées ?, suivi d’un dialogue avec Milad Doueihi, MkF éditions, « Les Essais Médiatiques », février 2020, 200 p. 16 € (disponsible en ebook, 9 € 99)