Billet proustien (31) : Beauté des yeux des filles honnêtes

Marcel Proust (Wikimedia Commons)

Voici, à propos des femmes entrevues au dehors par Marcel, un passage quelque peu ambigu. C’est à l’occasion de la visite — tout aussi équivoque — d’une jeune crémière que Françoise est allée quérir pour tenir compagnie (ou plus ?) à son protégé. Cette jeune fille, plaisante d’allure et adonnée au sérieux de son métier, ne donne aucunement dans le sex-appeal : « Elle n’était ni nue, ni déguisée, mais une vraie crémière, une de celles qu’on s’imagine si jolies quand on n’a pas le temps de s’approcher d’elles, elle était un peu de ce qui fait l’éternel désir, l’éternel regret de la vie, dont le double courant est enfin détourné, amené auprès de nous. »

À celle-là toute vouée à sa bonne conduite, le texte va opposer prostituées, cocottes et autres grues qui ne tentent guère les messieurs — ni Marcel — parce qu’elles sont toutes offertes à l’amour et qu’il n’est donc pas d’écart entre elles et leurs partenaires… Cela étant dit, le texte en revient aux femmes honnêtes dans leur variété et telles qu’elles s’en tiennent à une conduite « rectiligne » : « Nous avons vu une jeune fille indifférente, insolente, au bord de la mer, nous avons vu une vendeuse sérieuse et active à son comptoir qui nous répondra sèchement, ne fût-ce que pour ne pas être l’objet des moqueries de ses copines ; une marchande de fruits qui nous répond à peine. Hé bien ! nous n’avons de cesse que nous puissions expérimenter si la fière jeune fille au bord de la mer, si la vendeuse à cheval sur le qu’en-dira-t-on, si la distraite marchande de fruits ne sont pas susceptibles, à la suite de manèges adroits de notre part, de laisser fléchir leur attitude rectiligne. »

Partant de quoi, le héros-narrateur développe son concept du maximum d’écart. Concept qui suppose une honnêteté coutumière chez les femmes qui, toutes charmantes qu’elles sont, se tiennent bien et mettent à distance la galanterie des messieurs. On aimerait penser que Marcel soutint ainsi le sérieux des jolies travailleuses rencontrées. En fait, ce coquin n’a en vue que la séduction à tout prix des filles honnêtes telles que l’écart n’a fait que les rendre plus désirables et telles qu’elles se retrouvent bientôt « dans nos bras ». Une honnêteté mal partagée en somme et une chute rude : « Aussi passons-nous toute notre vie en inquiètes démarches sans cesse renouvelées auprès des filles sérieuses et que leur métier semble éloigner de nous. Une fois dans nos bras, elles ne sont plus ce qu’elles étaient, cette distance que nous rêvions de franchir est supprimée. »

Marcel Proust, La Prisonnière, Folio, p. 132-133.

Marcel Proust (Wikimedia Commons)