Emmanuel Laugier : Entretemps, le poème (Chant Tacite)

Emmanuel Laugier © éditions Nous

En matière d’ouvrage de poésie, on le sait, soit on a affaire à un recueil — choix, suites et séries plus ou moins concertées de poèmes —, soit à un livre pensé en tant que tel, c’est-à-dire à une forme, à un tout, plus qu’à un objet, dont l’intention globale prête au geste d’écrire son empan tout en esquissant l’hypothèse de ses lignes de fuite. Tandis que le recueil cumule et compile les poèmes, comme s’il s’agissait d’une collection ou d’une traîne rhapsodique, le livre tend de son côté à organiser un élan unifiant où l’idée du poème reconduit autant que celle de sa persévérance s’avèrent régulatrices. Sans préjuger de leurs qualités respectives, il va de soi que dans chacun des deux cas les visées et les effets produits ne peuvent être de nature identique.

sur toute l’étendue d’une année civile

Avec Chant tacite, son douzième opus publié depuis 1996, Emmanuel Laugier a opté pour la seconde forme, celle justement du livre de poésie. Il ne s’en est cependant pas contenté puisqu’il a décidé d’en surdéterminer la composition en l’ajustant à la forme usuelle du calendrier. Chant tacite se présente donc comme « un journal en poèmes élaboré à partir de l’ordre des jours et de leur succession sur toute l’étendue d’une année civile ». Ordre, succession, étendue. Voici donc, dans sa continuité discrète, conciliant le chemin et les pauses, une sorte d’almanach d’un genre particulier, sous l’aspect d’un journal tenu scrupuleusement entre le 20 août d’une année et le 19 août de la suivante. Aux 365 journées qui s’égrènent correspondent de fait et en droit 365 poèmes de longueur, de tonalité et de thématique variables, qui se suivent, comme le font les jours, les mois et les saisons, se poursuivent, se chevauchent, se répondent parfois au gré de la reprise de certains motifs lancinants et, ce faisant, instruisent et constituent pas à pas, page à page et vers à vers, la chronique de l’expérience vécue par le poète. Si bien que d’avoir été ainsi scandée, une année parmi d’autres dans une vie devient à la lettre mémorable.

suivre le mouvement

Dans un Fragment posthume, Nietzsche affirmait avoir tenté tout au long de son odyssée intellectuelle « de ramener à l’équilibre [son] bateau de vie ». Qu’Emmanuel Laugier ait eu un désir analogue lorsque le dernier poème de cette année-là en vient à constater qu’« à proportion / de lectures           de relectures /  il se forme un bassin navigable » n’est pas exclu tant il est vrai que la tenue d’un « journal en poèmes » fut sans doute pour lui la façon la plus assurée de prêter, autant qu’il est permis, à son expérience immédiate, intime ou partagée, une cohérence, une consistance et une orientation, matrices variables autant que nécessaires de ce qu’il nomme sobrement le « sentiment de l’existence ». Ce qui frappe en effet en lisant Chant tacite, ce n’est pas seulement que se trouve consigné quotidiennement en poème tout ce qui mérite de l’être — l’aléa de l’aventure sensible et pensive —, mais qu’en s’y employant le poète découvre plus d’une fois que la puissance de toute archive réside dans la promesse de nouveauté qu’elle enveloppe :

Suivre le mouvement, si ce n’est par moments le caprice du « petit cheval du poème » (6 octobre), tel est l’impératif de Chant tacite, lequel requalifie au jour le jour l’idée commune, trop souvent fallacieuse, d’emploi du temps. Suivre le mouvement en ne cessant jamais d’être attentif aux variations et aux métamorphoses qu’il est capable de provoquer, tel est aussi l’enjeu. Certes, dira-t-on, mais comment ? Le poète n’en fait pas mystère. Suivre le mouvement suppose d’abord, le plus simplement du monde, afin de perdre le moins possible de l’infinité de ce qui se présente — une sensation, une émotion, une réflexion —, d’être aux aguets et surtout de se munir de cet objet banal qu’est le carnet. Un carnet ? Oui, c’est bien ça, une petite liasse de papier, cousue et reliée, dont la fonction est bien connue mais dont la représentation hésite ici entre celle que suggèrerait un genre sauvage de pense-bête et celle qui désignerait, comme par homothétie, le livre rêvé.

Carnet 1, Chant tacite (1ères pages, Grimentz, 20 août 2012)

pour tout dire

Un carnet ? La réponse pourrait sembler triviale et un peu décevante sauf qu’on voit vite au fil des pages de Chant tacite que ledit carnet, mentionné maintes fois dans le corps du poème, n’a plus grand-chose à voir avec l’article ou l’accessoire de papeterie. À la façon d’une plaque sensible rangée dans la nuit d’une chambre à soufflet, l’objet-carnet patiente dans la poche du poète, en sorte qu’il accompagne bien plus que ses faits et gestes, il les épouse, les attend, finit peut-être même par les provoquer. Car le carnet est à la fois sa mémoire, sa doublure, son ordonnance quand il n’est pas tout bonnement le refuge de ses obsessions. Une année durant c’est donc lui qui va recueillir, au propre comme au brouillon, l’effet de tout ce qui adviendra, à savoir les effets imprévus, disparates, de l’expérience, l’insistance du souvenir, la suggestion d’une lecture, la hantise d’un film, celle des êtres chers, d’une œuvre admirée, l’atmosphère d’un séjour et la nostalgie anticipée qu’alimente sourdement la griserie du voyage. Pendant un an, lorsque le carnet se posera sur la table, lorsqu’il s’ouvrira, ici ou là, se couvrira de signes et de ratures, lorsqu’il se lira, se relira, on y trouvera la matière brute de ce qui fut, un dépôt sans apprêts, doté parfois de ces mobiles d’opérations à partir desquelles le poème aura une chance de trouver, ou plutôt d’inventer son allure, son phrasé dans la fidélité étrange à ce qui, d’avoir été une fois, se doit d’être à jamais. Au long de toute « une année civile », le carnet se sera finalement tenu si souvent, si bien en main, qu’il sera devenu, jour après jour, rien moins qu’un manuel d’existence :

19 novembre

la main et l’outil
ouvrier l’un
de l’autre
sont dégagés et sans hymne
relogés au cœur de son action restreinte

Comment alors ne pas être tenté de rapprocher l’usage qu’en fait Emmanuel Laugier dans la composition de ce livre de celui qu’évoquait pour son propre compte Jonas Mekas, à l’occasion du tournage de son film Walden (1969) : « Je me promenais avec ma Bolex en réagissant à la réalité immédiate : situations, amis, New-York, saisons ». On l’on voit que, bon an mal an, sous l’unique rapport de l’exposition d’un soi à l’énigme du dehors, la caméra 16 mm est au cinéaste attentif ce que le carnet quadrillé est au poète discipliné. Non pas le simple prolongement de sa main — une prothèse technique —, mais cette médiation aussi réelle qu’imaginaire grâce à laquelle s’objective l’aventure d’un sujet qui s’affecte lui-même par-delà toute perte.

14 avril

le retard
sur lequel le carnet ne revient pas
y compris de ce qu’il rature de sa divagation
le sabot feutré
sous la langue enfantine

Si le carnet est ainsi mentionné à plusieurs reprises dans Chant tacite, s’il en est en quelque sorte sa cheville ouvrière, ce n’est donc pas en raison de sa commodité et encore moins en vertu d’un fétichisme fade, mais parce qu’il est strictement inséparable de toutes les autres conditions de l’expérience de l’écriture. De sorte que lorsque le poème réclame, lorsque c’est précisément le moment de s’y lancer — tout poème est enfant du kairos —, plus qu’ordinaire moyen, l’objet accède au rang de véritable opérateur : « le carnet pour tout dire » (11 janvier) ; « le carnet retourne ses vocables » (20 février) ; « le gouvernement du carnet s’actualise à l’endroit même où : / naissance et destruction » (4 avril) ; « la monnaie d’or du fait / je la dis au brouillon du carnet contemporain » (16 mai). Et rien n’interdit jamais que le tout petit carnet, une fois ouvert, se montre aussi réceptif et subtil que peut l’être un organe : « le carnet entend en sourdine ces mouvements » (25 juillet).

Carnet 1, Chant tacite, 20 et 21 décembre

le prosaïque et le pensif

Un des traits décisifs de Chant tacite, celui grâce auquel le « journal en poèmes » d’Emmanuel Laugier acquiert endurance et puissance, procède sans doute du choix du format que le poète a délibérément posé en se lançant dans ce projet d’écriture au long cours. Une chose est en effet de vouloir rendre compte de la transaction ininterrompue et indécidable entre émotion et réflexion au regard de l’expérience — loi générale de l’écriture poétique —, autre chose est de trouver non seulement la manière mais aussi le régime formel pour le faire au plus près. Car il s’agit chaque fois d’inventer la formule où une vie diminutive — tout poème est échantillonnage — s’expose en langue dans l’inséparation de sa propre forme. L’affaire n’a rien d’anecdotique. Se pose alors en effet, et simultanément, la question du champ et celle du hors-champ du poème.

4 avril

le prosaïque et le pensif
sont l’un l’autre réversibles
la phrase qui les contient éclaire l’opération de division
ainsi de tresses d’herbes coupantes
une pharmacologie se devine
et ne montre pas le rapport de la recherche
l’enduit rose pâle lilas écrasé des lèvres
brille de sueur
autant que les arêtes du crâne
sous les mains disent la même matérialité de la lecture
un aluminium chauffé à blanc rentre dans la phrase
il en ferait exemple
mais
j’ai glissé
hors du poème

Et l’on comprend que par sa seule matérialité — une page % un jour de vie = un livre % un an — le carnet joue ici, au fur et à mesure qu’il se remplit, un rôle pratiquement analogue à celui du choix du cadrage pour un photographe, ou encore du format de son œuvre pour le peintre. À cet égard, peut-on ne pas convenir que sous ce seul rapport une chose fut pour Paolo Ucello de peindre le tumulte hiératique et terrible de la Bataille de San Romano, une autre pour Manet de représenter la souveraineté équivoque de L’asperge ? Triptyque monumental ici, toile de dimensions plus que modestes là. Questions toujours cruciales que celles du choix de la mesure et du consentement à l’excès, tant elles conditionnent l’amplitude relative du geste et la justesse du rendu et de la performance de la perception quand nous convoque sans délai la beauté ambiguë et paradoxalement incommensurable d’être au monde.

Ou encore questions de détermination, de délimitation, de discrimination et de négociation entre tout ce qui importe, déporte, emporte le sens dans la possibilité d’une jouissance de sa propre inscription, que ce soit sur le mur, sur la toile, dans le ciel des idées ou sur le plan d’immanence de la page du livre.

Tel est donc ce « journal en poèmes », une sorte inédite d’éphéméride dont chaque feuillet vise à se constituer, en un seul et même mouvement de condensation réglée par son propre désordre vivant, comme la mémoire et la promesse renouvelée d’un événement en langue.

Reste à se demander pour finir ce que l’effet de la tenue du journal peut produire sur celui ou celle qui s’y livre. Michel Leiris, expert en ce domaine, n’avait pas esquivé la question lorsqu’un beau jour, sans prévenir, elle se présenta. À la date du 8 janvier 1936, il risqua donc à son propre usage la réponse suivante : « Nul soulagement à tenir un journal, à rédiger une confession. Pour que la catharsis opère, il ne suffit pas de formuler, il faut que la formulation devienne chant. Chant = point de tangence du subjectif et de l’objectif ». On ne saurait mieux dire.

Comment ce qui doit être vrai de tout journal en prose ne le serait pas a fortiori de celui que le vers détermine ? Si ce « point de tangence », selon Leiris, est bel et bien le point d’origine du chant, le poème n’en est autre que l’occasion. Chant tacite d’Emmanuel Laugier nous en offre aujourd’hui une des attestations les plus justes et les plus émouvantes.

Emmanuel Laugier, Chant tacite, éditions NOUS, janvier 2020, 256 pages, 22 € — Lire un extrait