Marie Cosnay : les fictions du monde (If)

Le livre de Marie Cosnay, If, est construit autour de la mémoire. Mais il s’agit d’une mémoire qui ne se souvient pas : l’objet de la mémoire est hors souvenir car cet objet est inconnu. Comment avoir la mémoire de ce dont on ne se souvient pas, de ce qui n’est pas connu, ou de ce qui, étant connu, échappe pourtant à la mémoire que l’on en a ? Ces questions animent If et donnent lieu non à des réponses mais à une pratique d’écriture dont le but est moins de résoudre les interrogations que de les déplier, de les faire rayonner en lignes qui se recoupent ou divergent, dessinant la carte instable d’une sorte de chaos.

Le livre prend la forme d’une enquête tout en s’extrayant de sa forme attendue : d’une part, l’enquête ne trouve pas sa résolution et, d’autre part, si elle ouvre des pistes à suivre, elle fait surtout apparaître des trous, des manques qui ne seront pas comblés. L’enquête ne part d’aucune connaissance certaine ni d’aucun point de vue surplombant, et elle n’aboutit pas davantage à un point de vue qui, synthétisant l’ensemble, en livrerait le sens, la logique générale, une cohérence harmonieuse.

Si, dans If, il y a une synthèse, celle-ci est fidèle au principe le plus empiriste de l’enquête : avancer de fragment en fragment, « synthétiser » des morceaux disjoints dont aucune vision depuis une hauteur quelconque ne pourrait livrer l’unité car cette unité n’existe pas. On demeure au ras du sol, errant entre des fragments raccordés de proche en proche. Une telle enquête ne peut que rencontrer des failles, des lézardes, des trous. Ce sont ces fragments et trous qui peuplent la mémoire – le livre – dont les souvenirs sont des lambeaux, des tissus élimés, des sols percés de crevasses.

If est ainsi construit par fragments qui ne s’enchainent pas nécessairement de manière chronologique ou rationnelle, par morceaux disjoints qui définissent autant le travail de la mémoire qui y est à l’œuvre que le récit volontiers décousu, traçant ses chemins à travers une forme d’incohérence.

L’objet de l’enquête, de la mémoire, est un homme : Mohamed Bellahouel. Cet homme, présent dans la mémoire, échappe pourtant au souvenir, son histoire étant faite de quelques traces mais surtout de blancs, de silences, d’oublis, d’effacements. L’histoire de Mohamed Bellahouel est ce qui manque à la mémoire pour que celle-ci soit un ensemble d’images claires et récits achevés plutôt de que de trous. De Mohamed Bellahouel, on ne se souvient pas, ou à peine et très mal, et pour cette raison il sera l’objet de l’enquête, d’un effort pour retrouver sa présence quelque part dans le temps, dans des lieux où sans doute il a demeuré, dans les archives.

Le paradoxe de l’enquête concernant Mohamed Bellahouel est qu’elle donne lieu à un autre type d’effacement, cet homme apparaissant hors identité, insaisissable, car ce que l’enquête fait apparaître se diffracte en un ensemble d’identités et récits divers, incertains, non agençables d’une manière cohérente. Ayant changé de nom, de religion, ayant changé de lieux, ayant mené successivement ou parallèlement des vies plurielles, son existence est chargée de secrets, de choses inconnues ou floues impossibles à réunir en un portrait précis et uniforme.

Si l’enquête est la forme choisie par Marie Cosnay, ou celle qui s’impose à elle du fait de l’objet de son livre, elle est aussi le synonyme d’un des axes principaux de celui-ci, à savoir l’histoire entendue comme histoire individuelle mais aussi comme histoire collective, les deux ainsi ici intrinsèquement liées. « Histoire », étymologiquement, provient du grec « istoria » qui signifie « enquête », et connaître l’histoire, c’est mener une enquête sur ce qui n’existe plus mais qui doit être reconstitué, ou plutôt construit. Si, dans If, l’enquête ne donne pas lieu à un grand récit cohérent mais à la seule récolte d’éléments fragmentaires, incertains, indécidables, c’est que les éléments récoltés ne peuvent s’agencer de manière complète et claire : ils sont lacunaires, incertains, mettant face à l’impossibilité d’une certitude et d’une cohérence.

Cette enquête est pourtant ce qui permet de faire émerger dans la mémoire ce que celle-ci ignorait, ou savait de manière confuse, ou ne voulait pas savoir. Il en est ainsi des souvenirs produits au sujet de Mohamed Bellahouel. Mais il en est de même pour le monde qui se déplie à la faveur de l’enquête sur cet homme, monde que celui-ci porte avec lui, et qui inclut tout un pan de l’histoire française, de l’histoire du colonialisme, de l’histoire politique que la mémoire collective ignore ou veut ignorer, que les institutions chargées de cette mémoire ne considèrent pas d’une façon nette, voire pas du tout.

Si Mohamed Bellahouel est né en Algérie, sa trajectoire semble indissociable de l’histoire de ce pays, embrassant la complexité de celle-ci du temps de la colonisation comme de la décolonisation. Le livre de Marie Cosnay s’efforce de faire exister cette histoire, de la rappeler à la mémoire collective : violence, OAS, tortures… A l’intérieur de cette mémoire, le rôle, ou plutôt les rôles de Mohamed Bellahouel sont obscurs : policier ? tortionnaire ? exilé ? Comme sont obscurs, incertains, les autres éléments de son identité : français ? italien ? mère ? père ? religion ? nom ? Marie Cosnay ne cherche pas à s’extraire des nuages de poussière soulevés par le vent de l’histoire, au contraire, ce sont ces nuages et l’instabilité de leur poussière qui constituent son livre profondément empiriste.

If n’est pourtant pas un « livre d’histoire », et Marie Cosnay ne fait pas œuvre d’historienne. Ce livre prend plutôt le parti de penser la fiction, d’élaborer un récit à partir de ce que l’enquête historique ouvre, à savoir de l’inconnu, de l’indécision, de l’obscurité, un ensemble de lacunes, de fragments. L’épistémologie de l’histoire recoupe ici, et surtout, une poétique, une idée de la fiction où celle-ci serait comme l’ouverture et le parcours des possibles de l’histoire. Ecrire, c’est ne pas savoir, et ne pas savoir ne conduit pas au silence ou à une imagination sans rapport avec le « réel » mais au dépliement d’un ensemble de possibles tous également affirmés en même temps.

Comme dans le livre de Jean-Michel Espitallier, Cow-boy, qui paraît en même temps que celui de Marie Cosnay, il s’agit dans If, d’abord et fondamentalement, de ne pas savoir, de partir d’un objet inconnu, hors mémoire, dont l’examen aboutit moins à un savoir positif qu’à un ensemble de variations, une série de possibles. Dans les deux cas, la fiction est le parcours des possibles du réel, un réel qui apparaît en tant que fiction, ensemble de possibles plus ou moins divergents, plus ou moins obscurs, plus ou moins cohérents. Dans ces deux livres, on écrit parce que l’on ne sait pas, ce que l’on écrit est que l’on ne sait pas et ce que l’on ne sait pas, l’écriture se déployant à partir d’un manque, d’un vide qu’il ne s’agit pas de combler mais de faire croître, de faire proliférer, en mettant au jour la pluralité des possibles qu’il implique.

Dans cette logique de la fiction, rien ne possède d’identité fixe, rien ne se donne de manière évidente, rien n’est reconnu. C’est ce qui se produit dans If, dont le titre, renvoyant par exemple au château d’If, renvoie aussi à la conjonction anglaise « if », introduisant un conditionnel et un choix. Le livre de Marie Cosnay est traversé par le point de vue du conditionnel et par des choix d’interprétation entre lesquels elle ne décide pas. Mohamed Bellahouel serait ceci ou cela ou encore autre chose, étant entendu que le « ou » est en réalité un « et » : à la fois ceci et cela et encore autre chose… Et de même, l’Algérie, dans le livre, est un territoire dont l’identité est instable, croisant des dimensions et possibles pluriels, comme le sont le temps, l’espace, les lieux, les chronologies et généalogies, les figures, les relations, etc. C’est cette instabilité et cette pluralité qui constituent l’écriture qui se développe dans If – comme elles constituent la pensée, les êtres, le monde.

Le conditionnel, modalisé ou non, est le temps de la fiction, sa logique narrative, comme il est la condition du rapport fictionnel au monde, et la condition a priori du monde. Si, dans If, l’histoire est fiction, si l’identité est fiction, c’est aussi parce que le réel est en lui-même fiction. Ce sont les fictions du monde qu’il s’agit, par l’écriture, de faire advenir.

Marie Cosnay, If, éditions de l’Ogre, janvier 2020, 200 p., 16 € — Lire un extrait.