Joseph O’Connor : « La vie sans imagination serait un enfer sans fin » (Le Bal des ombres)

Joseph O'Connor, Le Bal des ombres (détail couverture éditions Rivages)

Le plus simple, pour présenter Le Bal des ombres de Joseph O’Connor, serait de dire qu’il s’agit d’une pièce à trois personnages — Bram Stoker, futur auteur de Dracula, l’immense acteur shakespearien Henry Irving et Ellen Terry, la Sarah Bernhardt anglo-saxonne, soit un trio gravitant autour d’un théâtre londonien, le Lyceum. Mais le roman excède largement cette dimension : Le Bal des ombres est aussi une fresque chatoyante du Londres victorien et, surtout, une puissante réflexion incarnée sur la création théâtrale comme littéraire.

Joseph O’Connor, avec Le Bal des ombres (comme déjà dans Muse), conçoit le roman comme une machinerie théâtrale : non seulement parce que le centre de gravitation du livre est le Lyceum qu’Henry Irving rachète et qu’administre Bram Stoker pour laisser l’acteur donner la pleine mesure de ses rôles mais parce que, plus généralement, la vie est un théâtre, un jeu de rôles. « Tout contient son opposé », dit Ellen, clé du roman.

L’exergue empruntée au fils d’Ellen Terry vaut programme littéraire : « en chaque personne existe un second moi, auquel peu de personne ont accès (…) votre moi secret ». C’est bien cette part d’ombre qu’explore Joseph O’Connor : les coulisses du Lyceum, le secret self de personnages qui ont en partage de se démultiplier à travers leurs rôles ou les figures littéraires qu’ils créent, la vie nocturne londonienne qui s’offre comme un envers interdit (les bars pour garçons) ou terrifiant (Jack l’Éventreur hante les rues). Le Bal des ombres est cette valse d’identités en chacun, ces existences que l’on forge, que l’on masque ou expose malgré soi ; c’est la vie d’un théâtre qu’un acteur achète pour être libre de son répertoire et qui sera autant une émancipation qu’une prison ; c’est une époque où les femmes conquièrent leur liberté dans une société corsetée, où les mœurs s’émancipent mais en secret, ce que montre O’Connor à travers de multiples figures de femmes, contrastées, de l’effacée Florence Stoker qui œuvre pour les droits d’auteur de son mari à la flamboyante actrice Ellen Terry qui « dégage une magie qui semble dangereuse, venue d’un autre monde ».

Joseph O’Connor, présentation des personnages en ouverture du Bal des ombres

Le roman joue de ces multiples éclats, créant une forme de chimère, fascinante, à la mesure de la vérité historique. O’Connor donne vie au Londres victorien, en effaçant les frontières du réel et de la fiction ou plutôt en jouant de leur fécondité.

Car là est sans doute le plus grand tour de force du romancier irlandais : s’il concentre une époque et ses fins, c’est dans la volonté de ne laisser lui échapper aucune de ses perspectives ou dimensions, c’est en architecte d’une narration polyphonique, démultipliant les formes de récit et de discours (lettres, coupures de journaux, enregistrements) comme les strates temporelles ou les ancrages géographiques — Londres, l’Irlande natale de Stoker, la tournée mondiale d’Irving — mais sans que jamais cette absence de linéarité ne complexifie la lecture. Qui entre dans Le Bal des ombres ne peut plus lâcher le roman, emporté par cette virtuosité narrative comme le sont Stoker et Irving, en ouverture du livre, dans le train qui les conduit vers la dernière représentation de l’acteur, puisque « comme dans la crème de la crème des bonnes histoires, ça commence dans un train ».

Joseph O’Connor, Le Bal des ombres (détail couverture éditions Rivages)

Ce temps de fureur et de folie
où nous valsions dans le ciel avec les étoiles

Joseph O’Connor l’écrit dans les « Explications, bibliographie et remerciements » en clôture du livre : « Le Bal des ombres est une œuvre de fiction basée sur des événements réels ». Et toutes les libertés prises par le romancier irlandais (dates, création de personnages secondaires, etc.) renforcent le sentiment du lecteur d’entrer dans les coulisses de toute création artistique. Il nous donne des clés pour comprendre l’invention de Dracula comme la personnalité complexe de son auteur à travers le lien puissant qui lie Bram Stoker à Henry Irving — « Tu es mon miroir, l’autre moitié de moi-même ». L’un est comme l’ombre de l’autre et le bal de ces identifications sert une réflexion incarnée sur la vampirisation, identitaire comme littéraire.

Construit sur la même virtuosité discursive que Dracula, Le Bal des ombres démultiplie les documents intimes fictifs pour entrer dans la vie de ses trois personnages principaux (tous attestés) et déployer scènes et épisodes, lieux et souvenirs. En ce sens, le roman de Joseph O’Connor est un monument à l’image de son modèle, flamboyant, ultra contemporain, ce que rend magnifiquement la traduction française signée Carine Chichereau (retrouvez ici sa présentation du roman). Aucune muséification poussiéreuse dans ce Bal, nous ne sommes pas dans une ère victorienne de carton-pâte, soporifique à force de stuc imitation fin de siècle. Et le plus fascinant est la manière dont l’auteur du Bal des ombres se projette dans une figure auctoriale duelle, Stoker bien sûr qui aurait rédigé des notes en sténo sur cette période mais aussi Ellen Terry qui les décrypte (et parfois y renonce, soulignant ainsi des blancs dans le récit) et développe. Les personnages sont autant de doubles et secret selfs de leur auteur : la belle Ellen, muse en liberté, ou Stoker, si méthodique et terne en apparence mais déployant une vie nocturne cachée et « possédé » par l’hypnotique Irving. L’ensemble du Bal des ombres peut donc être lu par les amateurs de Dracula et les spécialistes de littérature comme un acte vampirique en hommage à un auteur et un texte culte, via citations et emprunts assumés.

Ellen expliquant comment elle entre dans un rôle dit la manière de Joseph O’Connor composant son roman : « Je regarde les autres. C’est tout. Leurs manières, leurs habitudes, leur accent. (…) Quand tu as trouvé ça, tu as tout le texte ». Tel est l’art du roman selon O’Connor, mis en abyme par une autre réflexion d’Ellen sur le grand théâtre du monde : « Être comédien », et ici être écrivain, « ce n’est pas faire semblant d’être quelqu’un d’autre, mais trouver l’autre en nous, et le mettre en avant ».

Joseph O’Connor, Le Bal des ombres (Shadowplay, 2019), traduit de l’anglais (Irlande) par Carine Chichereau, éditions Rivages, janvier 2020, 463 p., 23 € — Lire un extrait en pdfIci la présentation du livre par sa traductrice, Carine Chichereau