Fils de valet de pied et amant de cœur de Charlus, le musicien Morel affiche une prescience rare des dispositions sexuelles d’autrui, une prescience charmant le baron. De ce talent singulier, le musicien entend par ailleurs tirer un profit tout matériel :

« Et qui eût regardé en ce moment Morel, avec son air de fille au milieu de sa mâle beauté, eût compris l’obscure divination qui ne le désignait pas moins à certaines femmes que elles à lui. Il avait envie de supplanter Jupien, vaguement désireux d’ajouter à son « fixe » les revenus que, croyait-il, le giletier tirait du baron. »

Mais c’est d’abord pour plaire à son tuteur que le jeune homme se lance dans des fictions comme celle où il lui confie son désir de dépuceler une jeune fille “bien pure” puis de se tirer. Sur quoi, M. de Charlus pince tendrement l’oreille du garçon tout en évoquant le mariage qui devrait succéder à ce viol. Mais Charlie de répliquer : « L’épouser ? Des nèfles ! Je le promettrais, mais, dès la petite opération menée à bien, je la plaquerais le soir même. »

En bon sadique, le baron n’en goûte pas moins le plaisir imaginaire qui lui est procuré. De son côté, Morel détaille son plan avec fuite en compagnie de son mentor. Mais il sort fâcheusement de la fiction lorsqu’il désigne sa proie possible au vieux baron : « Tenez, il y a une petite qui me plairait beaucoup pour ça, c’est une petite couturière qui a sa boutique dans l’hôtel de M. le duc.

Drame ! c’est à la nièce de Jupien qu’il en a, donc à la protégée du giletier devenue par là même celle du baron. Sur quoi ce dernier sort du rêve érotique, de la messe noire qu’il s’offrait. Sur quoi Morel bat en retraite, même si son désir demeure vif envers la jolie et vaillante couturière. Le plus fort est que Marcel en rajoute :

« j’ai su depuis que, tandis que Morel le violoniste était dans les environs de Balbec, elle (= la nièce) ne cessait de penser à son beau visage, ennobli de ce qu’ayant vu Morel avec moi, elle l’avait pris pour un “monsieur”.

Plus tard, le baron adoptera cette Marie-Antoinette Jupien, en fera la marquise d’Oloron, la mariera au fils Cambremer, ce bon parti. N’était toutefois l’inversion de celui-ci : avec notre auteur, on ne sort guère des travers sexuels.

Sodome et Gomorrhe II, chap. III, Folio, p. 396-97.