Mathieu Duplay : « Le sida, c’est la réalité d’individus que personne n’écoutait »

Act Up © Jean-Philippe Cazier

Texte écrit par Mathieu Duplay, à l’occasion de la commémoration en hommage à Cleews Vellay, ce samedi 30 novembre à Paris.

J’ai été membre d’Act Up-Paris de 1991 à 1997, et vice-président porte-parole pendant un an, en 1992-93, sous la présidence de Cleews Vellay. J’ai également été responsable de la Commission Education Nationale et, plus tard, du groupe de travail sur le sida pédiatrique au sein de la Commission Accès aux Soins.

J’ai bien conscience que le travail auquel j’ai contribué, les actions auxquelles j’ai participé appartiennent aujourd’hui à l’histoire. Et l’histoire est à tout le monde : préserver les traces du passé, construire un récit qui leur donne sens, en tirer des enseignements pour le présent et pour l’avenir est une responsabilité qui incombe à égalité à toutes et à tous.

J’en tire deux conclusions. Premièrement, il ne me revient pas davantage qu’à quiconque de juger une commémoration que je n’ai pas désirée, du moins sous cette forme : que l’on n’attende pas de moi une caution qu’il ne m’appartient pas de donner, ni un soutien dont personne n’a besoin. Deuxièmement, celles et ceux qui ont voulu ce geste, ou qui y ont consenti, doivent aujourd’hui réfléchir à ce qu’il signifie à leurs yeux. Pourquoi voulez-vous que le nom de Cleews Vellay soit donné à une promenade parisienne ? Pourquoi ce nom-là ? Qui désignez-vous ainsi ? L’activiste ? L’ami que vous avez perdu il y a vingt-cinq ans et dont le souvenir vous accompagnera jusqu’au dernier jour de votre vie ? Le jeune homme fragile et déterminé dont l’image a bouleversé la France un soir de Sidaction ? Et quand vous le nommez, lui, de qui choisissez-vous de ne pas parler ?

Vous connaissez peut-être le Patchwork des Noms : il permet de mesurer l’étendue des ravages causés par l’épidémie, non seulement en raison de sa taille, mais parce qu’à chaque personne disparue, il associe un nom, une histoire, quelque chose d’une vie désormais éteinte. Le sida, ce ne sont pas uniquement des chiffres, c’est la réalité d’individus que personne n’écoutait quand ils étaient vivants et dont le souvenir est en grand danger maintenant qu’ils sont morts.

Contre cet oubli-là, que faites-vous ? Et pourquoi ? Pourquoi pas ?

Cleews n’était pas comme eux, direz-vous : sa parole a porté. Il faut fermement rappeler qu’elle a dû, pour cela, surmonter de nombreux obstacles. Issu d’un milieu populaire, exclu des liens familiaux qui protègent, ancien employé d’un chenil, pédé, folle, séropo, il était de celles et de ceux que les riches, les puissants, les sachants regardent avec hauteur, parce qu’ils ne sont pas de leur monde. Pour un peu, certains l’imagineraient presque venu d’un pays étranger et lointain, métaphore tristement révélatrice d’un ailleurs social où celles et ceux qui lui ressemblent vivent et meurent dans l’indifférence des privilégié.e.s.

Pourtant, dans une France où l’âge et le statut font tout, Cleews a été reçu dans les ministères, a rencontré Jack Lang et Philippe Douste-Blazy, alors qu’il n’avait pas trente ans. Destin exceptionnel – mais il ne voulait pas être une exception, et surtout pas celle qui confirme la règle. Il aura été le premier, l’éclaireur, celui qui fraye un chemin que d’autres pourront emprunter. Pourquoi ne vous souvenez-vous pas aussi de celles et ceux qui l’ont accompagné ou suivi ?

Nous sommes, toutes et tous, comptables de l’histoire que nous écrivons quand nous commémorons le passé. C’est pourquoi il vous appartient de vous rappeler que nous l’écrivons dans le silence des morts, de celles et ceux qui ne peuvent plus compter que sur notre parole. Vous pouvez faire l’effort de lutter contre toutes les formes de complaisance, d’assoupissement satisfait, ce que Sarah Schulman appelle si bien la « gentrification des esprits ». Ou bien vous pouvez vous servir d’une plaque porteuse d’un nom prestigieux, rescapé d’une histoire tragique, pour colmater la dernière brèche à travers laquelle quelque chose du passé peut encore nous parvenir. Si tel est votre choix, de quoi serez-vous complices ?

Je n’ai pas oublié ce qu’écrivait le philosophe Walter Benjamin : « il n’est pas de témoignage de culture qui ne soit en même temps un témoignage de barbarie. Cette barbarie inhérente aux biens culturels affecte également le processus par lequel ils ont été transmis de main en main. » Cleews entre aujourd’hui au panthéon de la culture historique officielle, avec l’aval des autorités. C’est pourquoi je demande, je me demande, de quoi au juste cet événement témoigne. D’une volonté de résistance, de votre lucidité face au risque toujours présent de l’injustice envers les morts, mais aussi envers celles et ceux qui, aujourd’hui, continuent de lutter ?

Tel est évidemment mon souhait. Car il n’y a qu’une seule autre réponse possible : vous pouvez aussi préférer l’oubli au souvenir, l’aveuglement à la clairvoyance – en un mot, consentir à la barbarie, comme celles et ceux contre qui Cleews se battait. Si c’est ce choix-là qui prévaut, il faudra faire sans moi, et surtout sans lui.

Mathieu Duplay, ancien vice-président d’Act Up-Paris