Pouvoirs et oppressions : pour une éthique de la trahison

Il est facile – et parfois utile – de lire l’ensemble des rapports de force sous un prisme unique. Il peut être légitime, et même juste, de tenter de comprendre tout du monde à partir de la domination masculine, à partir de l’oppression coloniale, à partir de la violence raciale, à partir de la discrimination sociale, à partir de l’hégémonie spéciste, à partir de la brutalité capitaliste, à partir de l’arrogance nationaliste, à partir de l’hubris religieuse ou antireligieuse, etc. Oui, il est possible de décrypter le réel à partir d’une unique « méta-oppression » décrétée cardinale et dont toutes les autres découleraient secondairement. Pour mettre en lumière l’immensité des dégâts causés par un schème d’asservissement, parfois oublié ou négligé, voire ignoré parce que confondu avec l’ordre même du réel, il est en effet éventuellement fructueux de l’ériger en maître-ennemi, en mal suprême et presque transcendant.

Pourtant, en ces temps crispés – et déterminants à plus d’un titre – il me semble essentiel de dépasser cette passion de l’unique. De ne plus effondrer la totalité des interprétations dans l’exergue d’un seul asservissement. La tentation, pour déjouer cet écueil, consisterait alors à en appeler à la « convergence des luttes ». Mais le fait est qu’il n’y a pas de convergence réelle. S’engager pour mettre fin à la pollution atmosphérique n’implique pas nécessairement une sensibilité exacerbée à l’antisémitisme ou à l’islamophobie. Et ceux qui militent contre le pillage occidental des pays pauvres peuvent être tout-à-fait indifférents à la violence homophobe. Qu’on le veuille ou non, le fait est que nos luttes ne convergent pas nécessairement. Ce qu’il semble vital de déconstruire ou de renverser aux uns apparaîtra comme négligeable, voire souhaitable, pour les autres. Et ce, même au sein de ce qui peut très vaguement et confusément être nommé « la gauche ».

Les alliances semblent évidentes pour ceux qui les nouent. Récemment, par exemple, entre écologie et féminisme, d’une part, entre décolonialisme et anticapitalisme d’autre part. Elles ne le sont pas. Elles n’ont rien d’universel. Et les mots eux-mêmes sont diffractés : le féminisme est aussi multiple que celles et ceux qui s’en revendiquent. Toutes les hybridations sont envisageables. Toutes les chimères émergeront.

Avec qui faire donc chemin commun ? Sous quelle bannière se retrouver ?

D’abord, notons qu’il est sans doute souhaitable de n’avoir pas peur d’un certain chaos. Il n’y a pas d’arkhè, de principe unique régulateur – commencement et commandement précisait Derrida – qui définirait la voie à suivre. Il n’y a pas de concept subsumant tous les révoltés. Et cette impossibilité de circonscrire est aussi une injonction à découvrir. La redéfinition constante – autorisant les bifurcations et les rebroussements – est finalement bienvenue. Rien ne serait pire que de reformer une armée, fut-elle bien intentionnée et prétendument libératrice. On ne peut ici marcher au pas : le chemin est à inventer plus qu’à parcourir. En titubant.

S’il fallait pourtant – parce qu’il est parfois rassurant de reconstruire une cohérence factice – chercher le véritable ennemi commun, qui serait-il ? Quel serait l’opposant sur lequel tomber d’accord, malgré les divergences, malgré les différences ? Je crois que l’ennemi, c’est l’ontologie. C’est le croire en un « être en tant qu’être » intouchable, immuable, donné, absolu. L’ennemi c’est l’essentialisation. L’ennemi c’est le péremptoire catégorique et tautégorique. Pas Dieu, ça serait trop simple. Non, l’ennemi, c’est l’absolument humain qui, justement, s’oublie tel et se naturalise, se fige, s’érige et s’impose à tous, sans déconstruction possible. L’ennemi c’est l’oubli de la contingence.

Peut-être faudrait-il donc enfin trahir. Fièrement.

Voilà une idée qui peut effrayer ! Mais la trahison dont il est ici question, ce ne serait évidemment pas celle qui renie les amitiés, les amours et les fraternités. Elle n’aurait rien de la petite mesquinerie sournoise et narcissique, arriviste et égoïste. Ce serait plutôt la trahison de Genet, insolente et courageuse, que Deleuze considérait comme une ligne de fuite salvatrice. Ce serait une manière de se tourner vers l’autre sans l’assujettir à soi.

Devenir traitre à son genre, traitre à sa race, traitre à sa caste, traitre à sa classe, traitre à sa patrie, traitre à son époque. Ce n’est, évidemment, guère dans l’ère du temps … ça ne l’a sans doute d’ailleurs jamais été. C’est angoissant de trahir : on quitte bien plus que sa « zone de confort », on abandonne un peu de son « monde de domination ». On perd ses affidés d’antan en demeurant suspect au yeux ses alliés à venir.

Les résistants et les révolutionnaires sont toujours des traîtres. Des traitres à l’inertie. Des traitres à l’évidence. Des traîtres à ce qu’ils auraient dû être suivant les attendus des alentours.

La trahison peut évidemment prendre le visage de la hideur. Quand elle relève d’une sur-affirmation égotique et répressive, elle constitue sans doute l’abjection suprême. Mais, lorsqu’elle devient un geste de désenclavement – un coup fatal à l’ankylose des dominances entérinées –, par mise en danger de celui qui les dénonce, elle incarne alors le courage vital d’une ex-istance audacieuse. Vivre, c’est se mouvoir hors.

Vivre, c’est se rappeler qu’il y a toujours plus d’une manière de jouer. C’est se souvenir que la règle imposée n’est jamais la seule possible et que parfois, pour gagner, il faut ne pas accepter d’entrer dans une partie aux dés pipés. Parfois, il faut tricher par probité. Parce que le protocole est trop étroit pour être honnête. Et refuser catégoriquement de se laisser confisquer le langage : aucun échappatoire sans braver les interdits du diktat de la langue consacrée. Ce qui exige, de fait, une haute trahison. Une trahison, pourrait-on dire, sous contrainte de générosité.

La trahison est infecte quand elle renie la parole donnée, pas quand elle conteste les schèmes hérités.

Alors que, dans un dernier soubresaut mortifère, notre système à bout de souffle nous implore aujourd’hui de resserrer les rangs, de sauver les privilèges ; alors que nous sommes enjoints à évincer toute forme dissonance ; alors que des mêmes mots épouvantails et menaçants sont martelés ad nauseam pour empêcher la pensée de naître et entériner les régimes d’ascendance ; alors que l’ère de la vindicte et de la calomnie interdit toute finesse et toute audace ; alors que le policé condamne dès l’origine toute exploration hors de l’ordre … je crois qu’il est temps de trahir. Avec grâce et insolence. Avec amour et détermination.

Le passe-muraille © Christine Marcandier