Edna O’Brien : « Je ne suis pas assez grande pour être ta mère » (Girl, Prix Femina spécial 2019)

© Sabine Wespieser éditions

Comment ne pas saluer le Prix Femina spécial qui vient de couronner une immense femme de lettres, Edna O’Brien, pour l’ensemble de son œuvre et son roman Girl, paru en septembre aux éditions Sabine Wespieser ?
Ce choix est celui d’une auteure exceptionnelle, née en Irlande en décembre 1930, dont la vie comme l’œuvre sont un combat têtu pour la place des femmes dans la société et dans les lettres ; c’est celui d’une éditrice indépendante ; c’est celui d’un livre sublime, Girl, d’une force politique et littéraire inouïe.

Et dans le contexte de cette semaine de prix, comment ne pas saluer ce choix des jurées du Femina alors qu’hier le Renaudot a élu dans la catégorie essai un texte phallocrate, obtus, idiot dont on taira le titre et l’auteur, par respect pour la littérature et le cinéma ? Pensons plutôt au courage d’Adèle Haenel énonçant son histoire au nom de celles qui l’ont précédées, puisant sa force dans la leur, tout entière tournée vers celles qui n’ont pas encore pu dire, se dire. L’article magistral de Marine Turchi a paru dimanche sur Mediapart, hier soir Adèle Haenel témoignait en direct, irradiant de justesse. Oublions l’épiphénomène du Rançodot. Et remercions Adèle, Marine, ces girls, de rompre le silence, de dire malgré les insultes, les peurs, les tabous.

Girl donc. Ce titre pourrait être lu comme le volet présent de la trilogie Country Girls publiée par Edna O’Brian au tout début des années 60, le passage d’un siècle à un autre, de l’Irlande au Nigeria, sans que la place des femmes ait vraiment évolué : la violence, physique et symbolique, demeure, elle explose dans le livre de 2019, publié simultanément en anglais et dans sa traduction française. L’oppression a les mêmes racines, qu’Edna O’Brien centre son récit en Irlande, en Serbie (Les petites chaises rouges, 2016) ou ici au Nigeria. Et la romancière ne dit pas seulement les formes de la violence mais la puissante résistance des femmes, leur force pour survivre et se réinventer. Si Girl est dédié aux « mères » et « filles du Nord-Est du Nigeria », le roman parle de et à toutes les femmes et, espérons-le, aux hommes.

Dans la nuit du 14 au 15 avril 2014, à Chibok, 276 lycéennes nigérianes âgées de 12 à 16 ans sont enlevées par Boko Haram. Elles sont arrachées du dortoir de leur lycée, conduites dans une « jungle épaisse », où elles deviennent du « bétail  » à parquer et des ignorantes à instruire, forcées à « apprendre par cœur les sourates dans une langue qui nous était étrangère et adorer un dieu qui n’étaient pas le nôtre ». Elles sont, avant tout, des esclaves sexuelles, soumises à des viols collectifs à la chaîne. Les journaux en ont parlé, mais Edna O’Brien, 88 ans, ne s’est pas contenté de les lire, ou de poster un #Bringbackourgirls sur les réseaux sociaux, elle est partie au Nigeria (son « premier voyage » là-bas, précise-t-elle dans les remerciements finaux), a enquêté sur place, a rencontré des survivantes, a recueilli leurs témoignages pour les fondre en une girl, la voix de toutes, comme la romancière l’écrit dans les remerciements du livre : « Mon unique méthode était de faire entendre leur imagination et leur voix par le truchement d’une seule fille, particulièrement visionnaire. »

Tout est chaos, du temps sans repère ou chronologie, englué dans une terreur infinie, à l’espace, cette nature qui a « perdu la boule » : la narratrice dit la lune aux « rayons froids », les « arbres emmêlés, nous enfermant dans leur abominable étreinte », « une terre de beauté devenue terre de misère. Tant de filles mortes ». Ces jeunes femmes, dont la narratrice énumère et liste les prénoms, pour leur redonner une identité, ne sont plus que des corps uniformisés, sous les mêmes hijabs bleu foncé, des visages regroupés sur les photos envoyées aux parents, des « visages qui désormais semblaient tous identiques et pitoyables ».

La narratrice du livre est l’une de ces jeunes femmes, elle se nomme Maryam (et son prénom dit, depuis les origines, la fille aînée comme la rebelle, l’amertume comme la bien-aimée).

Maryam a pu cacher et conserver sur elle un petit carnet, son « dernier lien avec la vie » et elle note, comme on survit, elle écrit, serrant les mots dans des cases puisque le carnet était d’abord destiné à tenir des comptes… Le récit, Girl, est le sien, chaotique, il s’ouvre sur une fin et une mort symbolique : « J’étais une fille autrefois, c’est fini », première phrase du livre. Il juxtapose, depuis un je qui devient nôtre, la nuit de l’enlèvement, le temps suspendu dans la jungle, les viols, le quotidien de terreur sous la coupe de ces soldats armes à la main et « braguettes ouvertes », la fuite et le retour impossible avec cette enfant aux « cris sauvages et rauques » vers son village où elle sera rejetée, horreur sur l’horreur. Maryam est souillée aux yeux des siens, détruite à ses propres yeux, « la honte à l’intérieur », paria. Comment se reconstruire ? Comment aimer une enfant née de l’horreur ? « Je suis morte et pas morte », dit Maryam qui nous livre son « cri inachevé », insoutenable, sublime.

Girl en titre désigne tout autant la narratrice du livre, dont les lecteurs découvrent, de l’intérieur, le récit terrible que sa fille, cette Babby girl « sans nom et sans père », née d’une femme « pas assez grande pour être <s>a mère ». Girl désigne toutes ces lycéennes enlevées, parquées, torturées, certaines mortes et d’autres à jamais autres, et toutes les jeunes femmes et femmes de par le monde qui subissent ces violences parce qu’elles sont femmes. Quand les hommes de Boko Haram ont fait irruption dans le dortoir, ils cherchaient l’école des garçons. Mais « les filles, ça le fera », se sont-ils dit… Edna O’Brien cite, en exergue de son roman, une déclaration du gouvernement nigérian et une citation d’Euripide (Les Troyennes). Tout est dit dans cette mise en regard : une situation des femmes qui ne change pas, entre violence subie et révolte nécessaire, comme la place de la littérature, brute, sans apitoiement ou sentimentalité factice, face aux horreurs du monde, aux mots qui souillent.

Edna O’Brien, Girl, traduit de l’anglais (Irlande) par Aude de Saint-Loup et Pierre-Emmanuel Dauzat, Sabine Wespieser éd., septembre 2019, 256 p., 21 € — Lire un extrait en pdf