Jean-Marie Gleize : « Pour Denis Roche, l’acte de l’artiste est révolutionnaire » (Denis Roche. Éloge de la véhémence)

Prenant acte de l’impossibilité de faire un « portrait complet » de Denis Roche, Jean-Marie Gleize, dans son Denis Roche – Eloge de la véhémence, suit les lignes plurielles d’une œuvre et d’un créateur définis par la mobilité et la multiplicité des positions. Entretien avec Jean-Marie Gleize.

Votre livre Denis Roche – Éloge de la véhémence croise les différentes figures de Denis Roche : « écrivain, photographe, traducteur, éditeur et poète ou encore post-poète ». Dans cette pluralité des figures, vous qualifiez Denis Roche d’« activiste ». De quelle façon s’est opéré ce choix d’un livre sur Denis Roche ? Cet activisme se rapporte t-il à la véhémence que mentionne le titre de l’essai ?

Depuis de longues années, je ressentais la nécessité d’écrire sur Denis Roche ou, si l’on veut, le besoin de donner à percevoir la singularité de son apport à l’histoire de la « poésie » contemporaine, de mesurer la réalité de son influence, peu ou mal perçue, parfois déniée. Je me souviens d’un numéro de la revue Java (n°9, 1992) pour lequel j’avais donné un texte un peu ébouriffé dont j’étais plutôt insatisfait. Il me faudrait y revenir. Je lisais Denis Roche depuis les années Tel Quel et il représentait pour moi, au sein de cette mouvance, le versant le plus « réellement » suggestif d’une activité d’écriture et par-delà le principe d’écriture, mettant en œuvre exemplairement ce qui cherchait à se théoriser dans le groupe sous le nom de « texte », mot qu’il n’utilisait pas lui-même pour désigner son activité de poésie-critique, de poésie contre la poésie, et bientôt sa pratique post générique, celle des Dépôts de savoir et de technique par exemple.

L’intransigeance, l’état de colère continue, la véhémence (en effet), la désinvolture élégante aussi, tout cela était plus que séduisant pour moi. Il prolongeait et radicalisait ce que j’avais cru comprendre en lisant Francis Ponge au sujet de la sortie du « manège ». Je voyais aussi, depuis Louve basse, l’œuvre s’enrichir et se déployer de multiples façons, ce qui impliquait d’en poursuivre la description, d’en évaluer la portée, tâche inaugurée par Christian Prigent plusieurs années auparavant. Comme c’était déjà le cas pour Francis Ponge, la notion d’acte est centrale dans le travail de Denis Roche, et le devient de plus en plus explicitement à mesure qu’il photographie et théorise sa pratique photographique. Dans cette mesure il peut être qualifié d’actiste – mot qui n’existe pas mais qui désigne bien le type d’artiste qu’est Denis Roche –, ou d’activiste, si l’on veut bien admettre que pour lui l’acte de l’artiste est par définition révolutionnaire ou n’est pas, ou n’est rien.

La dimension autobiographique est présente dans le travail de Denis Roche. Notre antéfixe en 1978 intègre des autoportraits photographiques. En 1981, Légendes de Denis Roche est sous-titré « Essai de photo-autobiographie ». Louve basse se rapporte à une forme de « fiction autobiographique ». Quelle place la dimension autobiographique occupe-t-elle dans le travail de Denis Roche ? D’autre part, quels liens s’opèrent précisément entre photographie et texte ?

On pourrait même affirmer qu’il ne s’agit pas d’une dimension du travail de Denis Roche, mais du principe même de ce travail. À condition d’avoir clairement à l’esprit deux choses. La première est que ce principe n’a sans doute que très peu à voir avec ce qui est pour nous, dans notre tradition littéraire, le genre autobiographique. Jamais, même dans ce que nous lisons aujourd’hui comme son journal (les Essais de littérature arrêtée), Denis Roche ne « raconte » sa vie, il fait simplement de sa vie le matériau de son écriture, qu’il traite de différentes manières, ici par fragments brisés-éclatés (Antéfixes, Dépôts), mélangés à une masse hétérogène d’autres fragments écrits, soit par montage fictionnel-légendaire – le pseudo-album intitulé Légendes de Denis Roche, personnage montré dans son devenir écrivain –, soit comme documents bruts enregistrés (Louve basse), soit dans des séries d’autoportraits dans lesquels il apparaît ou disparaît, et dont il prend soin de toujours défaire l’ordre chronologique, de sorte que le lecteur se trouve devant une suite d’instants et de lieux dont la portée autobiographique est à la fois patente et insituable ou non reconstituable, même si les clichés sont dûment datés-localisés, mais dans un ordre qui est toujours une pure reconstitution formelle du temps et de l’espace.

Il ne s’agit donc en aucune manière d’une intention de restitution personnelle-narrative, et la prolifération des miroirs et autres surfaces (auto)réfléchissantes dans les séquences de photos, ne fait que pulvériser un espace-temps décidément problématique. Ce qui conduit à la seconde remarque : l’autobiographique – qu’on ne confondra pas avec l’autobiographie – est ici un des aspects du réalisme rochien : je ne saisis et ne restitue du « réel » que ce que je vois qu’il m’appartient de mettre incessamment en « formes » multiples, comme il s’est présenté dans un présent discontinu. L’objectivisme de Denis Roche est celui d’une rigoureuse et systématique appréhension subjective du réel. Qu’il s’agisse de la machine à écrire ou de l’objectif de l’appareil photographique, c’est toujours le regard et le corps du sujet qui parle, qui prend, qui enregistre. C’est peut-être aussi répondre partiellement à la question de ce qui lie ou relie texte et photographie. Ce qui distingue les deux pratiques, me semble-t-il, est moins important que l’intention fondamentale qui préside à leur pratique obsessionnelle et que je viens de qualifier en parlant d’un réalisme radical.

Denis Roche entre au comité de rédaction de Tel Quel en 1962. Philippe Forest évoque la position « excentrée » de Denis Roche au sein du groupe. La collection « Fiction & Cie », aux éditions de Seuil, est dirigée par Denis Roche pendant trente ans, de 1974 à 2004. Peut-on dire que l’expérimentation reste au centre du travail de Denis Roche quelque soit le domaine investi ?

La notion d’expérimentation ne saurait avoir le même sens dans chacun des domaines que vous évoquez. Oui, Tel Quel s’est présenté, très vite après les premières années soixante, comme un pôle de référence « avant-gardiste », avec l’élaboration progressive de la notion de « texte ». La participation de Denis Roche à ce collectif et à sa « théorie d’ensemble » a toujours été, comme le note très justement Philippe Forest, plutôt singulière et si l’on veut excentrée. De fait, il a contribué à l’entreprise de déstabilisation du canon générique et ce qu’il appelle sa « démonstration » critique passe par une pratique assez spectaculairement expérimentale de déconstruction des marques formelles de la « poésie ».

Une fois sa « sortie » effectuée, il lui reste à expérimenter des formes nouvelles, autres. Son « roman », Louve basse, relève de ce geste d’invention transgressive qu’il décide ensuite – éthique expérimentale – de ne pas reproduire. Puis ce sera la mise au point progressive des Dépôts de savoir et de technique, forme absolument inédite dont il dira ensuite qu’il s’agit là de son œuvre préférée, sans doute la plus difficile, la plus véritablement risquée. On voit qu’entre la démonstration-déconstruction constituant la première étape de son travail et la construction-invention des Dépôts, le geste expérimental a sensiblement changé de nature.

Il est ensuite assez difficile d’assimiler son expérience de la photographie à une pratique expérimentale stricto sensu. Entre photographie littérale, frontale, constative, directe, et photographie « métaphorique » – c’est le mot qu’il lui arrive d’employer –, relevant si l’on veut d’une esthétique baroque – miroirs, reflets complexes, superpositions dans un espace disjoint –, Denis Roche cherche et trouve « son » style, loin certainement des recherches de la photographie « moderne », celle des années vingt ou trente.

 

Enfin, l’éditeur créateur de la collection « Fiction & Cie » aux éditions du Seuil, propose en effet cette collection comme un lieu ouvert d’une part à l’innovation formelle, et d’autre part transgressant les frontières, alors bien établies, entre domaine romanesque – plutôt classique –, essais – sciences humaines –, et traductions. Une collection incontestablement « différente », certes, et non sans audace – Denis Roche se définit volontiers comme un éditeur qui prend des risques –, mais sans doute pas « expérimentale » au sens le plus étroit du terme. Si l’expérimentation est bien au centre de son travail, elle ne saurait être définie de façon univoque. L’expérience Denis Roche est irréductible à cet aspect de son geste, comme elle l’est à l’égard de l’autobiographie.

Dans une des sections du livre intitulée « ce savoir, cette technique », vous indiquez que Dépôts de savoir & de technique et Essais de littérature arrêtée ont initialement été pensés ensemble pour leur publication. Quels liens entretiennent-ils ? En quoi les deux ensembles constituent-ils précisément un dispositif ? D’autre part, à quel genre et quelle pratique cet ensemble Essais de littérature arrêtée renvoie-t-il ?

Je ne crois pas que les deux livres aient été initialement pensés comme un ensemble, se répondant l’un à l’autre, mais il est vrai que cette idée s’est ensuite imposée à Denis Roche avec la force d’une évidence. Il faut avoir à l’esprit que les deux livres n’ont pas le même statut, le même degré d’existence. Dépôts de savoir et de technique est publié par Denis Roche lui-même en 1980 dans la collection qu’il dirige alors aux éditions du Seuil – c’est donc une sorte d’affirmation formelle, une intervention véhémente dans le champ des écritures d’avant-garde, une proposition d’un « nouveau genre », radicalement inédite. Les Essais de littérature arrêtée, dont la rédaction commence en 1977, et malgré la publication d’un bref fragment sous ce titre aux éditions Ecbolade en 1981, sont restés, même s’il y pensait de plus en plus comme à un « livre », à l’état de manuscrit, non publié, et comme soustrait aux curiosités de quiconque souhaitait sa publication, à tel point que beaucoup ont fini par douter de son existence. Un livre donc, spectaculairement expérimental dont Denis Roche disait que c’était son livre préféré – et sans doute le moins lu de ses livres –, et un livre quasi secret, intime, destiné à rester loin des yeux de tout lecteur. Le manuscrit n’en sera, en effet, retrouvé et publié par Françoise Peyrot qu’assez longtemps après la mort de son auteur.

Si je parle de « dispositif » au sujet de ces deux livres, c’est au sens où Francis Ponge parlait, s’agissant de Lautréamont-Ducasse, du « dispositif Maldoror-Poésies ». On comprend sans doute qu’il existe un dispositif Fleurs du mal/Petits poèmes en prose, qui interdit la réduction de Baudelaire à ses poèmes en vers, de même qu’un dispositif pongien Parti pris des choses/Rage de l’expression, qui interdit la réduction de Ponge à ses poèmes en prose. Il en va de même clairement, je crois, pour Denis Roche qui mène de front un projet sur-lyrique – celui du grand chant des Dépôts – et son complémentaire inverse, les Essais, journal intime, factuel, littéral, frontal, objectif. Tout aussi lyrique autrement, si l’on veut, « très » autrement, mais brassant le même matériau biographique hétérogène, sans commentaires ou presque. Deux versants d’un même dialogue de l’écriture avec la photographie : réalisme intégral de l’image arrêtée, pratique systématique de la répétition sur fond d’analogie fortement affirmée avec l’acte sexuel.

Remettant l’acte créateur au centre plutôt que l’objet, le travail de Denis Roche procède d’une remise en question radicale et « d’une ‘autodestruction’ et ‘liquidation’ de ce que l’on nomme encore ‘poésie’ » (Leçons sur la vacance poétique, 1972). Dans quelle mesure ce renouvellement radical des formes portera t-il sur les générations suivantes de poètes ?

Il est clair que Denis Roche est d’abord tenu pour un poète. S’il refusait qu’on le considère comme un poète s’adonnant à la photographie, mais demandait à être compris comme un poète devenu photographe à part entière, ou bien encore comme un écrivain – après la poésie – et un photographe – simultanément et pleinement et séparément –, il reste qu’aux yeux de beaucoup, le nom de Denis Roche est principalement attaché au titre qu’il a voulu donner, en 1995 à la publication de ses œuvres poétiques complètes : La poésie est inadmissible. Cette formule, accompagnée dans sa version originelle du complément d’ailleurs elle n’existe pas, a pu, grâce à sa violence – et/ou à son ambiguïté – devenir comme un slogan, nourrir l’imaginaire théorique ambiant, du moins durant la période où elle n’avait pas encore été partiellement effacée par le temps et le passage des modes.

On peut lire en fait ses quatre recueils de poésie « proprement dite » ou bien, jusqu’au Mécrit, comme l’exhibition démonstrative des caractéristiques formelles de la poésie « moderne », démonstration critique et destructive, ou bien – c’est ce qu’a fait Jacques Roubaud dans un geste qui se voulait à la fois provocateur et réparateur – comme un ensemble exemplaire d’une belle (ré)affirmation poétique et même d’une certaine virtuosité classique. Restituée à son premier contexte, on peut dire que l’intervention de Denis Roche n’est pas lue pour ce que vous appelez « un renouvellement radical des formes » mais bien pour la véhémence du procès fait à l’institution poétique.

Une revue comme TXT à l’époque, conduite par le poète Christian Prigent, emboîte le pas du discours et de la pratique contre-poétique. L’heure est à la polémique, à la Querelle, et c’est bien la dimension négative de la lecture qui l’emporte. Un peu plus tard, à partir des années quatre-vingt, à la faveur d’un retour généralisé à l’ordre – et particulièrement celui de l’idéologie poétique la plus ouvertement rétrograde –, les jeunes poètes se rassemblent à nouveau autour de nouvelles revues comme Java ou Nioques, ou Quaderno etc., pour réaffirmer la nécessité de réévaluer l’acquis des deux décennies d’expérimentation précédentes, ce qui contribue à réactiver l’attention portée au travail d’un Denis Roche. Jacques Sivan par exemple, l’un des créateurs de Java, participe explicitement de ce retour aux sources vives. Mais il est certain que, le temps passant, l’urgence a cessé de combattre la persistance de pratiques surannées, il s’agit désormais d’explorer de nouvelles formes d’écriture après la poésie, et un certain arrêt sur « la poésie est inadmissible », sur le corpus énergumène de la mécriture, empêche sans doute de mesurer l’importance stratégique des Dépôts, en ce qui concerne notamment la résurgence des pratiques du montage hétérogène. Certains, mais plutôt minoritaires, comme Olivier Quintyn, vont en tenir le plus grand compte.

Il est très difficile de dire quelle influence peut aujourd’hui exercer le travail de Denis Roche sur les pratiques de la performance, les installations poétiques multi-media, etc. On ne mesure pas très bien non plus l’apport de sa réflexion sur l’image photographique à de nouvelles configurations textuelles : dispositifs, usages du document, etc. Je crois utile d’attirer l’attention sur la complexité et la richesse de son apport, sur son actualité. C’est ce que j’essaie de faire dans mon Éloge de la véhémence.

Jean-Marie Gleize, Denis Roche – Éloge de la véhémence, éditions du Seuil, 2019, 304 p., 24 €