Nicole Krauss : dans la forêt obscure, vers une maison intérieure

Nicole Krauss © Christine Marcandier

La parution d’un roman de Nicole Krauss est toujours un événement : ainsi Forêt obscure publié après de longues années de silence, ce « vide » si nécessaire à la création, comme nous l’explique la romancière dans le long et bel entretien vidéo qu’elle avait accordé à Diacritik lors de la publication de son livre, qui vient de sortir en poche, chez Points.

Forêt obscure est le quatrième roman de Nicole Krauss : le premier, Man Walks into a Room (2002), n’a pas été traduit en français mais on ne peut qu’encourager nos lecteurs anglophones à le lire tant ses topiques entrent en écho avec Forest Dark. Dans les deux livres, un homme disparaît, Samson Green dans Man Walks, Jules Epstein dans Forêt obscure et il est question de filiations complexes, d’identités à trouver ou redéfinir, de lieux qui sont des géographies mentales, des réservoirs de souvenirs que nous pensons maîtriser et qui nous perdent… Ce qui nous définit est bien souvent ce qui nous lie et les romans de Nicole Krauss — il y eut depuis L’Histoire de l’amour (2005) et La grande maison (2010) — sont le récit d’une libération, ou plus précisément de la quête d’une liberté. Qu’est-ce qu’être soi, comment faire advenir cette personnalité qu’on a parfois passé sa vie à masquer ?

© Christine Marcandier

Cette recherche passe par des lieux, bien souvent des appartements ou des maisons, ces espaces intimes qui révèlent tant de soi, parfois malgré soi, que l’on pourrait opposer, dans Dark Forest, à l’hôtel Hilton de Tel Aviv qui semble une clé de son existence pour Nicole, l’autre personnage principal du roman : elle a été conçue là, l’hôtel a été le cadre de ses vacances quand elle était enfant et revenir sur les lieux lui semble une issue possible à la crise qu’elle traverse.

Mais rien n’est jamais si simple chez Nicole Krauss, ou si confortablement contradictoire : la maison ne s’oppose pas à l’hôtel comme l’intime au public et la quête d’une chambre à soi, au sens woolfien, sera longue et complexe. On ne sort jamais en ligne droite d’une forêt, n’en déplaise à Descartes : « En fin de compte, nous nous sommes rendus malades de connaissance. Je déteste Descartes et n’ai jamais compris pourquoi il faudrait voir dans son axiome le fondement inébranlable de quoi que ce soit. Plus il parle de sortir de la forêt, suivant une ligne droite, plus j’ai envie de me perdre au cœur de cette forêt où nous vivions jadis dans l’émerveillement, la considérant comme la condition préalable d’une véritable conscience de notre existence et du monde ».

Nicole Krauss © Christine Marcandier

Man Walks into a Room, titre du premier roman, vaut comme incipit de l’œuvre dans son ensemble, soulignant l’obsession d’un mouvement vers une chambre, la marche des personnages vers un espace, la quête d’une « maison », « heim », « l’endroit où l’on a toujours vécu, aussi peu conscient que l’on en soit, ne peut porter que ce nom, n’est-ce pas ? Et pourtant, à l’inverse, la maison ne devient-elle pas la maison que si l’on s’en éloigne, puisque c’est seulement avec la distance, seulement au retour, que nous sommes capables de reconnaître en elle l’endroit qui abrite notre véritable moi ».

Cette quête d’un lieu est celle de tous les personnages du livre : Nicole, romancière américaine, traverse une double crise, liée à la fin de son mariage comme à sa difficulté à retrouver l’envie d’écrire, qui la plonge dans une forme de lucidité extrême ; Jules Epstein, New-yorkais prospère, se détache peu à peu de tous ses biens matériels, manière de tenter de faire le deuil de ses parents et de se remettre d’un divorce douloureux ; et il y a aussi Kafka, « mon Kafka », présent dans le récit comme référence constante de Nicole, avant de devenir le troisième protagoniste du roman. Nicole, Epstein et Kafka sont saisis par la romancière dans un moment de remise en question de tout ce qui a pu constituer leur être et leur existence, tous dans le moment d’un départ qui est sans doute d’abord un retour.

Ayeka, « Où es-tu ? » : telle est la question posée à chacun dès le titre de la première partie du roman alors qu’ils sont plongés dans cette selva oscura, métaphore empruntée à Dante que Barthes commente, dans La préparation du roman, justement comme une crise initiatique, une « pérégrination dans un continent nouveau », le moment d’une « prise de conscience totale ». L’obscurité, poursuit Agamben (Le feu et le sacré) est cette « nigredo » qui enveloppe toute « recherche de soi », l’espace même de la création.

Le titre du roman, Forêt obscure, est ainsi chargé de significations directes — c’est d’abord cette immense forêt qu’Epstein décidera de planter en plein désert, en mémoire de ses parents — comme plus allégoriques. Le récit en diffracte les sens, à travers les chemins qu’empruntent les personnages. Souvenirs, scènes vécues ou imaginées, digressions et paraboles viennent déployer leur quête, épouser sa complexité, dans un constant mouvement d’expansion comme de pluralisation des questions posées, aussi bien aux personnages qu’aux lecteurs du roman. Et si ces fils semblent parfois se distendre, tous se rassemblent et se tissent pour former la trame d’un roman fascinant et brillant, jouant d’échos, images réfléchies et anamophoses, comme un immense palais des glaces ou un tissu bigarré.

Nicole, Epstein et Kafka sont trois manières différentes d’incarner un même questionnement, comme trois rapports contrastés au monde et à soi. Ils figurent aussi trois degrés potentiels des rapports du réel à la fiction : Epstein, quelle que soit son inspiration, peut être lu comme un personnage inventé ; Nicole, la romancière américaine sans nom de famille, semble en grande partie une projection autofictionnelle de son auteur, une autre version d’elle-même dans l’un de ses multivers qui la fascinent tant.

Quant à Kafka, s’il a bien sûr existé, sa vie comme son œuvre ont été l’objet de tant de commentaires et spéculations qu’il est devenu une légende, de ces vies demeurant à écrire, ce à quoi s’emploie toute une partie du roman, véritable exofiction du romancier et de l’homme. Ainsi Forêt obscure interroge-t-il les limites du réel et de la fiction : le réel est-il une donnée ou une construction ? Quelle version des univers possibles est la plus vraisemblable et/ou la plus réconfortante ? Que gagne-t-on à s’abandonner à la magie des histoires, quel sens trouve-t-on dans ce qui échappe au vertige de rationalité du présent ?

Nicole comme Epstein auront chacun un homme mystérieux pour guide dans le labyrinthe qu’est devenue leur identité. Tous deux cherchent cette « maison » qui leur fait défaut ; pour Nicole, ce sera d’abord le Hilton de Tel Aviv, lié à son enfance comme à son présent. Elle imagine même un roman qui pourrait avoir la structure en réseau de l’hôtel, épouser son architecture, être cette « forme capable de contenir l’informe ». Sa rencontre avec Elie Friedman va bouleverser ses plans et la conduire vers l’inconnu. A son image, au lecteur de se laisser « emporter en un lieu » dans lequel il n’avait « aucune intention d’aller ». Là est la puissance de la fiction quand elle obéit aux lois d’un écrivain qui en maîtrise toutes les nuances : elle est mise en mouvement de tout ce que l’on supposait acquis, une forme de danse.

Nicole Krauss, Forêt obscure (Forest Dark, 2017), traduit de l’américain par Paule Guivarch, éditions Points, août 2019, 336 p., 7 € 40

L’entretien vidéo avec Nicole Krass a été filmé le 22 juin 2018 à Paris.