Gavroches algériens: Les petits de Décembre de Kaouther Adimi

L’Algérie a toujours été plus ou moins présente dans les romans publiés à ce jour par Kaouther Adimi : L’Envers des autres (2011), Des pierres dans ma poche (2016) et Nos richesses (2017). Avec ce nouveau roman, Les petits de Décembre (Seuil, 2019) l’Algérie est totalement au centre de l’histoire racontée. C’est une référence normale chez une écrivaine qui, née à Alger, en 1986, a connu, à mi-chemin entre France et Algérie, la décennie noire des années 90, — traumatisme douloureux de son enfance —, les espoirs et les désillusions des années Bouteflika ; elle a vécu aussi bien à Alger qu’à Paris. Elle confirme, avec ce livre, ses qualités de romancière, son sens de la construction d’histoires tirées de l’observation de la réalité de son pays. Elle fait sans aucun doute partie de ce courant d’écrivains algériens qui, comme Samir Toumi (L’effacement, [barzakh], 2016) ou Sarah Haidar (La morsure des coquelicots, Métagraphes, 2018) dépassent la vieille opposition état colonial/état indépendant en proposant une dialectique nouvelle fondée sur l’opposition des générations qui se sont succédé en Algérie depuis 1962.

 

Le roman, ou plutôt le récit, commence par une évocation de la ville d’Alger sous la pluie, prise dans les embouteillages, et la description du ravin de la femme sauvage pour nous conduire, en ce mois de février 2016, jusqu’à la cité du 11 décembre 1960 (date des premières grandes manifestations pour l’indépendance de l’Algérie). Des enfants jouent au football sur un terrain vague de Dely-Brahim, où de nouveaux riches se sont installés. L’évocation de ce terrain de football est la parfaite représentation de cette Algérie aux mains des hommes d’affaires proches du pouvoir en place. Les vers de Mohammed Dib cités en exergue relient le destin de ces enfants à la recherche de leur voie :

« L’enfant cherchait
Une route à peine tracée.
Il y allait à tâtons
Le chemin se perdait
Noyé sous la pluie
Et tombait la pluie.
 »

Dès le départ, le cadre est bien précisé avec un plan précis donné en avant texte, fournissant les différents éléments spatiaux d’un récit qui suit, par ailleurs, la chronologie exacte des événements, jour après jour. L’histoire est celle de la révolte de quelques enfants, plus proches des barricades de Gavroche que de la guerre des boutons de Petit Gibus, contre des militaires de haut rang qui veulent s’approprier ce terrain de football pour y construire des villas luxueuses.

© éditions Barzakh

Pourtant, le déclenchement de l’affaire semble parfois mince, l’auteure peinant, dans la deuxième partie, à tenir le suivi de l’épisode. En définitive, le lecteur comprend assez vite que cette histoire n’est pas de l’ordre de la vérité historique mais qu’elle prend finalement l’aspect d’un conte, d’une fable, d’une allégorie de l’Algérie d’aujourd’hui. Comme le disent les enfants à la fin, dans un passage où ils prennent directement la parole : « Nous allons rester. Nous n’avons pas peur de la boue, nous sommes habitués à vivre avec elle ». La boue est métaphore, ce terrain de football une synecdoque de l’Algérie d’aujourd’hui.

D’après Kaouther Adimi, le texte a été écrit en 2016, à partir d’un fait divers réel, rapporté par la presse de l’époque mais qu’elle a utilisé et transformé en une histoire qui apparaît comme une prémonition étrange de ce qui se passe en Algérie depuis février 2019. Nous n’avons aucune raison de mettre en doute la parole de l’auteure et sa sincérité. Une fois de plus, on constate que la fiction précède et dépasse la réalité historique. L’intuition, la lucidité, l’imagination de la romancière offrent une analyse bien plus pertinente que celle de pseudo-spécialistes de l’Algérie qui n’ont pas vu surgir ces nouvelles villes monstrueuses, construites par le régime pour calmer le mécontentement du peuple, cette vague de protestation dans une population de plus en plus jeune et marginalisée qui n’attendait qu’une occasion pour exploser. En lisant les revendications de ces enfants, on a l’impression d’entendre les jeunes manifestants qui descendent aujourd’hui dans les rues d’Algérie.

On est frappé par la jeunesse de ce trio qui transforme en terrain de football ce terrain vague, enjeu de cette confrontation entre la population du quartier et ces généraux. En effet, les garçons, Jamyl et Mahdi, et leur petite camarade Inès, ont entre 10 et 11 ans. Autour de ce noyau enfantin, dans ce quartier, quelques adultes : la mère et la grand-mère d’Inès, Yasmine et Adila. Au fur et à mesure du récit, le lecteur découvre un certain nombre de personnages représentatifs de cette société algérienne. C’est le cadre familial pris entre le souvenir de la guerre d’Algérie et les terribles épisodes de la guerre contre les intégristes : Adila, l’ancienne combattante du FLN pour l’indépendance, est solidaire des enfants ; des parents, pour la plupart militaires compromis avec le régime, ne comprennent rien à la réaction de leur progéniture. Très vite, se fait jour, au détour de chaque portrait, une mise en cause directe de la situation sociale et économique de l’Algérie : Yasmine, la mère, est exemplaire de cette situation, elle a créé une association d’aide aux femmes victimes de violences conjugales. À côté d’elle, un autre personnage, une vieille folle qui habite la maison d’à côté apparaît tout au long du récit comme solidaire des enfants. Chaque famille a vécu un drame, trace des affrontements passés dans l’histoire agitée de l’Algérie après l’Indépendance : le père de Jamyl a été victime d’un attentat islamique en 2007 ; le grand père, un général à la retraite, a fait jouer ses contacts avec ses amis représentatifs du système entier, composé de juges, de politiques, de militaires et d’hommez d’affaires — « cette étrange machine qui regroupe des milliers d’hommes à tous les niveaux de responsabilité du pays qui se mit en marche pour protéger les intérêts du général »

Mahdi, lui, partage l’épreuve de son père qui, victime d’un attentat terroriste en 1999, vit désormais dans un fauteuil roulant. Le gendarme, appelé pour rétablir l’ordre, a lui aussi été marqué par le passé de l’Algérie : son père a été tué en 1992 à Constantine par les groupes islamistes armés. Il se retrouve face à Youcef, un garçon révolté âgé de 20 ans. Le gendarme sait tout sur la famille de Youcef, ou sur celui d’Adila, l’ancienne rebelle qui prononce ce jugement impitoyable : « des jeunes ont essayé de se défendre face à ces hommes qui ne respectent rien et qui accaparent tout le pays ». C’est un dialogue de sourds entre le gendarme et Adila — et finalement entre les différentes générations pourtant issues de la même révolution.

On voit aussi apparaître une autre couche de population : les militaires, les colonels Mohamed et Chérif qui ont assisté à la bagarre entre les garçons et les généraux. Ces jeunes retraités ont participé à la construction du pays au moment de l’indépendance, ils ont reçu des avantages et ont créé des boîtes de conseil. Ils ont tous les deux collaboré activement à la lutte contre le terrorisme au cours de la décennie noire. Ils sont surveillés par la police du régime et sont dans l’opposition au clan qui monopolise le pouvoir, ils attendent eux aussi leur tour. Ils sont dépassés par ce qui se passe. Ils avouent désabusés : « a-t-on jamais vu en Algérie des généraux se montrer bienveillants à l’égard d’une révolte ? »

Au-dessus d’eux, dans cette hiérarchie, les deux gradés, le général Saïd et le général Athman sont représentatifs du pouvoir actuel. Ils sont observés et condamnés, depuis sa fenêtre, par Adila, l’ancienne « moudjahida » du FLN. Le général Athman raconte ce qu’il lui est arrivé et il ne comprend pas, il traite de « racailles » les enfants des autres officiers. Tous deux ont participé aux purges successives contre les formes d’islamisme. Le général Saïd possède plusieurs entreprises du pays, il est devenu un riche homme d’affaires. Avec le général Athman il a eu l’idée de construire des villas sur le terrain de football des enfants. Les deux généraux déposent plainte, utilisent leurs cartes, leurs amis de l’ombre, leur complicité avec le directeur de la sûreté, cet homme qui a tous les pouvoirs mais se montre impuissant devant cette résistance qui dépasse ses habitudes de contrôle policier. Il répète cyniquement que « les temps ont bien changé et seuls ceux qui le comprennent peuvent survivre ». Preuve de leur désarroi, les généraux tout puissants font appel à une voyante pour les aider à sortir de cette malencontreuse affaire.

Mohamed, le père de Youcef, ne soutient pas la révolte de son fils. Lui aussi s’est battu contre les terroristes islamistes, le fossé entre les deux générations est immense. Youcef parle au nom de sa génération face à son père favorable à une lutte démocratique classique alors que lui est partisan d’une révolte dure. Un des moments clés du livre se trouve dans ce dialogue impossible entre un fils et un père qui demande à son fils de s’excuser, ce que le fils refuse.

Tous ces adultes ont conscience de la place que prennent leurs enfants : « ils ont mis notre génération hors-jeu en quelques jours », une génération qui selon eux, a fermé les yeux sur la corruption, les scandales, les petits arrangements entre amis ». Ils ont peur de ne pas être de la révolution qu’ils pensent nécessaire, comprennent qu’ils ont échoué bien qu’ils aient fait la guerre contre les terroristes islamistes, ils comprennent qu’il est temps de « passer la main ils ont été un simple maillon entre deux grandes générations ». Face à la révolte des enfants qui apparaissent intouchables tout le monde est débordé : le directeur de la sécurité, les parents, les généraux le système se dérègle, tout le pays se soulève, les enfants ont lancé une magnifique révolution, même l’imam est repoussé ainsi que le chef d’un parti politique, expulsé à coups de pierres.

À partir de ce moment, le récit tourne un peu en rond, l’auteure y intègre alors des histoires drôles contre le régime, la citation d’articles de presse au sujet de la révolte des enfants, de larges extraits du journal tenu par Adila, l’ancienne moudjahida qui commente l’Histoire récente de l’Algérie, les émeutes de décembre 1991 et d’août 1988, ce qui peut paraître inutile ou trop long, et ralentit le dynamisme de l’action des enfants. Un des morceaux de bravoure est cependant la visite de Mohamed chez les généraux, qui donne lieu à un tableau corrosif de ces hommes installés dans leur pouvoir, devenus aveugles et sourds. Comme le dit Yasmine, la mère d’Inès, en Algérie « tout le monde sans exception est corrompu pourri jusqu’à la moelle ». Cette société composée de fils de militaires, d’anciens rebelles, de diplomates et d’hommes d’affaires est condamnée.

La dernière partie du livre raconte dans le détail, trop peut-être, les préparatifs des trois jeunes enfants qui montent un campement sur le terrain de football et lancent un appel à la révolte des petits de décembre en mars 2016. Les généraux provoquent la révolte, la solidarité de la folle aux cheveux rouges, la révolte contre les pères. Finalement, la conspiration des enfants les fait fuir. Ce qui symbolise la fin de cette « Algérie prise entre le pouvoir mafieux et une dictature ridicule ». On comprend alors, avec l’incendie qui ravage le campement, que l’on entre complètement dans un dénouement symbolique, celui d’une fable, loin de toute vraisemblance. La voix des trois enfants, citée en italiques, dans un discours direct hors narration, introduit une sorte de chant d’espoir pour le futur qui prend une résonance particulière quand on connaît la situation incertaine et ambiguë de l’Algérie aujourd’hui. « Nous n’oublierons pas la lâcheté des grands […] Nos pieds sont enfoncés dans la boue. Nous ne bougerons pas ». En définitive, en dépit de la minceur de son argument narratif, ce récit pose parfaitement, sous forme allégorique, la vraie problématique de l’Algérie.

Kaouther Adimi, Les petits de Décembre, éditions du Seuil, août 2019, 256 p., 18 €  — Lire un extrait