Jean-Claude Brisseau, Jacques Rivette & Bulle Ogier vont en bateau: choses vues, chose lue (septembre 2019)

1.

L’édition restaurée en Blu-ray et DVD chez Carlotta des trois premiers long-métrages en 35 mm de Jean-Claude Brisseau, Un jeu brutal, De bruit et de fureur et Noce Blanche, nous permet – il était temps ! – de reprendre lien avec une des œuvres majeures du cinéma français de ces quarante dernières années – œuvre devenue en partie “maudite”, suite aux démêlés judiciaires du cinéaste, sur lesquels j’aimerais ne pas avoir à revenir (ne ressentant pas davantage le besoin de le réhabiliter que d’en rajouter dans le discrédit qui a, entre autres, conduit à l’annulation d’une rétrospective à la Cinémathèque). Le deuxième film de ce qui ne forme pas exactement une trilogie – De bruit et de fureur – avait occasionné, à sa sortie, un véritable choc dont il n’était pas si facile de se relever, tant ce qui s’y déployait touchait au plus sensible, non seulement par son sujet, mais aussi, et peut-être surtout, par son traitement, c’est-à-dire un remarquable souci de la forme qui en faisait l’envers d’une fiction télévisuelle fabriquée dans le but d’alimenter un débat de société.

L’ayant découvert au moment de sa sortie en 1987, alors que son auteur était encore pour moi un parfait inconnu, et ne l’ayant jamais revu depuis, ce n’est pas sans appréhension que j’ai glissé le DVD dans le lecteur – même si, ayant été sidéré en 2013 par cette merveille intitulée La fille de nulle part (l’avant-dernier film de Brisseau, aussi éblouissant que fauché – un désastre au box-office), j’avais a priori confiance. Effectivement, même si d’innombrables détails s’étaient dissous dans ce qui me reste de mémoire, l’émotion initiale – d’autant plus inouïe que non entachée de sentimentalisme –, s’est retrouvée intacte, remontant, dès les premières images, au plus vif, et s’amplifiant progressivement, jusqu’à éprouver la capacité du cœur à encaisser, non les effets des violences qui s’y agitent, mais la simple beauté des images, en écho à celle des liens qui se tissent entre les personnages principaux qu’il est impossible à réduire à l’état de simples caractères.

Une fois noté cela, comment parler de ce film ? Afin de renseigner un minimum qui n’aurait aucune idée de ce qui s’y trame, je recopie le bref résumé qui accompagne les copies numériques : “Bruno a 14 ans. À la mort de sa grand-mère, il revient vivre à Bagnolet chez une mère totalement absente. Dans une classe où tous ont les mêmes difficultés scolaires, il fait la connaissance de Jean-Roger, terreur du C.E.S. C’est par lui que le jeune garçon va être mis en contact avec les membres pervers et violents de la bande de Mina…” Bien entendu le film est autrement complexe : il se passe d’autres choses, plus secrètes, moins aisées à résumer. Tentons cependant une lecture un peu sauvage de ce film qui, sans jamais produire d’effet qui en attesterait, de manière appuyée, la codification, ne l’est pas moins.

Dans un des suppléments de cette édition restaurée de De bruit et de fureur, Jean-Claude Brisseau commente les premières minutes de son film. À 6’40 du début, alors que Bruno est témoin de l’apparition d’une jeune femme – figure hiératique tout d’abord, parée d’un costume “moyenâgeux” avec faucon perché sur la main droite, nimbée d’un halo bleuté qui évoque aujourd’hui David Lynch (où la “douceur” d’une chanson de Charles Trenet, Retour à Paris, se serait cruellement substituée à l’industrial metal de Rammstein), Brisseau s’interroge : “Qui est cette apparition ? Sa mère ? Ou la mort avec laquelle il a envie de flirter – et qui plane sur lui ?”. Très vite, le costume tombe. Entièrement nue, elle prend la main du jeune adolescent et la fait glisser sur sa peau. Puis, après avoir effectué un arrêt sur image, Brisseau montre du doigt deux endroits précis du corps de l’apparition (jouée par Lisa Heredia, sa compagne de toujours) : “Je n’ai pas fait maquiller cette cicatrice en me disant que le regard du spectateur, il est là (il montre la toison pubienne), et il n’est pas là (il montre la cicatrice, à droite, un peu en-dessous du niveau du nombril). Eh bien, les femmes, qui sont très pointillistes et qui regardent partout, elles l’ont vue. Or les apparitions n’ont aucune raison d’avoir été opérées de l’appendicite.”

Cicatrice et apparition. On touche au plus près de ce qui fait (et défait) le cinéma de Jean-Claude Brisseau. L’écouter expliciter certains partis-pris, à la recherche de mots justes, simples, éclairants, nous fait sentir à quel point il n’a cessé d’appliquer le principe wittgensteinien qu’éthique et esthétique sont une seule et même chose. La rigueur, l’intransigeance, le souci de précision, les refus sensibles, travaillent en profondeur ce qui nous est projeté. Mais on y perçoit aussi des failles, des fêlures, tant l’inconscient est à la fête. On a le droit de penser que cette cicatrice n’est, au fond, pas vraiment une erreur, même si, en théorie, cette apparition récurrente ne devrait être affectée du moindre signe d’incarnation. Brisseau finalement se fiche un peu des théories : entièrement engagé dans la pratique, son art chemine, se construit, de passage à l’acte en passage à l’acte. Hasardons alors une hypothèse : par cette ouverture, certes recousue (mais il est assez facile de défaire ce genre de couture), l’inhumaine apparition (cette altérité mimétique) se révèle aussi humaine qu’une mère – ou qu’une enseignante (mère de substitution potentielle en cas de trop longue absence). La mort a pour l’enfant-adolescent à l’improbable devenir-adulte une sacrée force d’entraînement, tant ce dernier est en demande d’être transporté là où il pourrait retrouver à volonté le perdu (à commencer par sa grand-mère qui, sa mort étant récente, l’a conduit à s’installer, n’emportant avec lui qu’une petite valise et un oiseau en cage nommé Superman, dans cette cité apparemment inhospitalière où il semble cependant, à la minute même où il la pénètre, s’intégrer). Mère et mort ont en commun la peau douce. Et comme l’enfant, l’apparition a le don de communiquer avec les animaux – sauvages ou non. Chez Brisseau les spectres ne sont jamais ridicules. S’il arrive que l’on se trouve parfois à la lisière du kitch, ces images, que l’on pourrait croire être transpositions de certains clichés surréalistes (Magritte est affiché en salle de classe), ne cèdent jamais à l’attrait du pompiérisme. En mouvement, n’étant finalement jamais figées dans l’espace-temps, il est toujours possible de les réinterpréter. En cela, aux antipodes de la littérature encodée visuellement –, on assiste à la projection de quelque chose qui n’est rien d’autre, matériellement, qu’elle-même.

De bruit et de fureur © Carlotta

Maintenant qu’on l’a perçue, nous vient l’idée (ou bien plutôt le désir) que cette cicatrice à tout moment se rouvre, jusqu’à dévorer, telle une bouche affamée, le jeune Bruno. On se dit : drôle de mère. Quant au père, c’est une autre affaire. Du sien propre, on ne saura rien. Mais ça ne nous manque pas parce qu’il y en a un autre, de père, qui crève l’écran dès qu’il entre dans le champ : celui de son meilleur ami, éducateur paradoxal, en roue libre, pour qui rien, à l’exception de ses enfants, n’est sacré. Bruno est le plus souvent livré à sa solitude, mais il est aussi ouvert aux autres, ce qui le conduit à participer – de manière spectrale, suivant le mouvement des autres, tout en paraissant plus ou moins absent –, aux actes de délinquance de ses camarades de classe ou de la cité (les mêmes, au fond), devenant presque malgré lui témoin passif de scènes cruelles qui se déroulent sous ses yeux presque comme en rêve (sauf quand un animal est violenté – un chien, par exemple, que Jean-René a attaché “pour se marrer” à sa mobylette et qu’il libère). Cette forme de présence spectrale fait qu’il ne se trouve jamais réellement en danger, même si sa mort – on le saisit très vite – est inéluctable. Quand la professeure (jouée par Fabienne Babe qu’on avait déjà appréciée deux ans auparavant dans Hurlevent de Jacques Rivette), percevant son potentiel, supérieur à celui des autres élèves, commence à s’attacher à lui, lui ouvrant un espace particulier d’éducation, sa présence enfin s’incarne. Notamment lors d’un “pas de deux” conduit par la très ancienne chanson Aux marches du Palais (malheureusement pour nous interprétée par Nana Mouskouri, seule fausse note sonore de ce très beau film).

La professeure par vocation (sainte laïque) et le marginal revendiquant le droit à la paresse, amateur d’armes, petit truand, terrifiant et marrant (dirait Queneau), humain trop humain et simultanément insaisissable : mère et père de substitution ? Et lui : fils possible, né d’une union impossible ? En réalité : ni l’un, ni l’autre. Ils sont avant tout détenteurs de certaines clefs de ce monde – celui où surgissent des apparitions. Des anges, par exemple. L’enseignante est pure apparition aussi pour Bruno. Et probablement, il y a réciprocité : le jeune élève est, pour elle, figure tant familière, proche, que décalée : autre. Ou des démons. Le père de Jean-René est terriblement dangereux, hors-la-loi, mais prêt à se sacrifier pour sa progéniture, et en particulier le fils préféré, mais traître à ses idées, comme le cadet – Jean-René, donc, joué par François Negret, incontestable révélation de ce film – qui, rendu fou par un excès d’alcool, aura finalement sa peau. À ses enfants, il “apprend la vie”, signant ses actes au nom du père (au sens quasi-religieux).

De bruit et de fureur © Carlotta

De glissement en glissement, les registres changent : on passe du réalisme social au conte. De bruit et de fureur ne cesse d’osciller entre diverses catégories où la critique aimerait bien l’enfermer, alors qu’il y a, de manière très claire, refus du naturalisme. Faisant montre de changements d’humeur permanents, il y a aussi refus du manichéisme. Le drame est traversé par l’humour. Il est impossible d’enfermer le film dans une des grandes catégories que l’on aurait pu trouver en 1987 dans L’officiel des spectacles. Mais son relatif, mais réel, succès public vient en grande partie de ce qu’il a été perçu comme ouvrant divers chantiers de réflexion sur l’éducation, le mal-être des banlieues, la petite délinquance, voire les dangers d’un vivre-ensemble en sévère dysfonctionnement. Mais on peut espérer qu’il naît aussi de l’impeccable mise en scène de Brisseau, attentive à tout ce qui a trait au langage cinématographique, ses possibilités expressives, formelles, émotionnelles, qui importent peut-être davantage que de diffuser tel ou tel message. On a affaire à un artiste, pas à un sociologue, même si le prof qu’il a été aura toujours son mot à dire.

Arrêtons-là pour De bruit et de fureur (ajoutons juste, pour finir, quelques viatiques en forme de ratons-laveurs : film sur l’envol, donc sur l’attraction terrestre ; sur l’amitié ; sur l’amour sans coup de foudre ; sur la lumière des cités : le gris, le blanc, le soleil mélancolique, la lune cruelle ; sur quelques possibilités de remises en jeu de vestiges du surréalisme, comme chez Jim Ballard ; sur le caractère étrange du surgissement de la beauté, en accord avec Breton : convulsive, érotique-voilée, explosante-fixe, magique-circonstantielle) et passons maintenant aux deux autres films de Jean-Claude Brisseau restaurés en Blu-Ray DVD chez Carlotta.

Un jeu Brutal s’ouvre par une scène de crime digne d’un giallo : à l’arme blanche. Mais aucune trame policière, le coupable agissant à visage ouvert. Ce n’est pas un sérial killer ordinaire, mais un savant respecté (de nouveau – ou plutôt pour la première fois, puisque ce film est sorti cinq ans avant De bruit et de fureur – interprété par Bruno Crémer), père d’une jeune femme paralysée des membres inférieurs qui, pour cela, en veut à la terre entière, et dont il vient d’avoir, tardivement, la charge d’éducation. Homme secret, rude, terriblement autoritaire, paranoïaque, donc a priori détestable, il deviendra, au fur et à mesure des avancées du film, sinon aimable, disons touchant (de ceux qu’on peut sauver de l’enfer qui l’attend). Brisseau, dès ce premier film (précédé par plusieurs essais de longs métrages en super 8 remarqués par Pialat et Rohmer – ce dernier lui ayant ouvert les portes des Films du Losange), installait ce qui constitue son monde, où violence et tendresse se conjuguent, où les rapports entre les personnages (et notamment ceux qui ont des liens parentaux) s’avèrent terriblement ambigus, rien ne subissant les prétendues lois de la représentation naturaliste, le travail de l’image, du son, la mise en scène, étant d’une rigueur digne de Bresson, mais sans le jansénisme qui lui est attaché (même si le mysticisme de Brisseau n’est un secret pour personne).

Un jeu brutal © Carlotta

Dans un entretien avec le cinéaste, titré Leçons de cruauté, Brisseau commence par indiquer que “tout le monde s’était marré pendant le tournage” (il dira la même chose pour le film suivant). Il insiste sur le fait que, s’il est exact que les thématiques de ses films sont très dures, voire tragiques, la comédie se doit d’affleurer en permanence, marquant ainsi le non-enfermement qui les caractérise, les rendant impossibles, une fois de plus, à réduire sous la forme décevante de traitements de sujets de société, ou d’études de caractères. Puis il résume clairement ce qu’Un jeu Brutal nous conte : “Le sujet, en profondeur, c’est… enfin un des sujets, c’est l’évolution de cette jeune fille qui passe d’un état quasi-sauvage à un état de sérénité, au travers d’un certain nombre d’épreuves” (sujet finalement “revu et corrigé” dans De bruit et de fureur : le sacrifice du père permettant au fils ou à la fille de trouver une forme d’apaisement). C’est un film sur la chance, donc sur le hasard : sur ce qui nous met en chemin et sur la fragilité des frontières entre le meilleur et le pire. On en restera là, ajoutant simplement que le choix d’une cantate de Bach (parmi les parcimonieuses séquences musicales du film, dont quelques notes discrètes au violoncelle se mêlant à d’obsessionnels tictacs d’horloge) n’est pas neutre.

Noce Blanche est le plus célèbre de tous les films de Brisseau. À la mort de ce dernier, les journalistes qui rechignaient à lui céder ne serait-ce qu’une once de reconnaissance pour la qualité exceptionnelle de son travail, citaient ce titre, ajoutant, pour justifier le fait de devoir le nommer, qu’il avait fait pas loin de deux millions d’entrées. Personnellement, après le choc provoqué par De bruit et de fureur, j’avais été déçu – Noce Blanche me semblant alors (nous étions en 1989) un peu trop tourné en direction d’un large public au prix de certaines compromissions (dont une musique originale assez insipide, rajoutant – certes sans trop de dommage – de la sentimentalité là où il n’aurait jamais dû y en avoir, proche parfois de celles de la nouvelle vague, tendance Delerue, mais utilisée le plus souvent en tant que coup de feutre surlignant ce qui n’avait nul besoin de l’être), développant aussi un côté téléfilm ouvrant à débat (on apprend dans l’entretien avec Brisseau, aussi passionnant que ceux réalisés pour les deux autres films de cette fausse trilogie, que c’était effectivement le cas, du moins au départ, avant de se transformer – grâce au succès du précédent – en long métrage destiné aux salles). Mais cette nouvelle vision, trente ans après, a nettement corrigé, du moins en ce qui me concerne, ces mauvaises impressions, effaçant ce qui s’était négativement gravé dans la mémoire (ne faisant plus trop attention à la musique qui ne me semble pourtant pas meilleure aujourd’hui qu’hier) car, il faut bien l’avouer, ce film est aussi beau que les précédents.

L’histoire contée est celle d’un amour impossible entre un professeur de philosophie marié qui aborde la cinquantaine et une jeune élève de 17 ans – histoire au fond assez classique, mais dont Jean-Claude Brisseau propose une version très singulière (mais ne la racontons pas, donnons-en juste quelques échos, ce qui résonne en nous, de quasiment non-racontable, longtemps après avoir vu le film). Le professeur, bien entendu (mais ce sera la dernière fois dans un film de Brisseau), est interprété par Bruno Crémer. La jeune fille, par Vanessa Paradis, ce qui, au départ avait fait hurler les braves gens de la profession, cette dernière étant assez mal vue, passant pour une stupide chanteuse pour enfants de moins de douze ans, ou alors vulgaire appât pour les hommes de plus de quarante ans. La réussite du film, la révélant actrice plus que douée, convaincante, même dans les scènes les plus rudes, a fait changer d’avis tant la critique que le public. On connait la suite, la petite chanteuse infantile s’est évaporée depuis longtemps. J’ai sous-entendu qu’il pourrait être question de pédophilie, mais Noce blanche parle du contraire. On pourrait même aller jusqu’à dire que c’est un film – une arme – anti-pédophile. Le personnage de Mathilde, l’élève surdouée, “garde toujours un mystère, alors que Crémer, non” nous dit le cinéaste. Parce que cet homme, la caméra ne le lâche jamais, se retrouvant très vite enfermé dans son rôle de prof de philo (et on sait bien que de même que les cordonniers sont les plus mal chaussés, les profs de philo sont les plus mal préparés à affronter dans la vie réelle les problèmes dont ils savent pourtant enseigner à leurs élèves divers moyens de s’en défaire). Dans le cas de François (c’est le prénom de l’enseignant), les deux femmes qui l’aiment en paieront le prix fort. Lui aussi – mais on s’y attend.

Noce Blanche © Carlotta

Mathilde fait preuve, comme tous les mélancoliques, de lucidité. Et aussi d’un lien très singulier à Éros (le démon de midi ne frappe pas à n’importe quelle porte). Elle s’y connaît en changements d’humeur intempestifs, maîtrisant tout, tout en ne maîtrisant rien. Dans la salle de classe, les élèves regardent le film de Rohmer, Le rayon Vert, et ce n’est probablement pas un hasard. La compagne de Brisseau que j’ai déjà évoquée, Lisa Heredia (dont le véritable nom est María Luisa García) porte plusieurs chapeaux : actrice, monteuse de ses films, et muse probablement, au sens le plus éprouvé. Elle a joué dans ce film de Rohmer dont elle a aussi réalisé le montage. Toutes ces histoires sont des jeux de l’amour et du hasard, donc de la chance et de la fatalité. Coups de dés magiques dans le champ de ce qui ne serait plus une industrie, mais un lieu de création. La suite, on la connaît : Brisseau fera des films de plus en plus fauchés, traversera une grande période de crise, d’égarement, de folie, d’autodestruction, qui le conduiront, non seulement à être condamné, mais aussi – décision courageuse pas assez reconnue – à ne pas faire appel, donc à purger sa peine. On attend impatiemment des éditions de ses autres films. Qu’on leur offre au moins la chance de se déployer dans un espace-temps non contaminé par ce qui nourrit les quotidiens en perte de lecteurs.

L’Héritage des 500000 © Carlotta

Carlotta, maître d’œuvre de ces trois restaurations, sort ce mois-ci quelques autres éditions en Blu-Ray et DVD très recommandables, comme Christine de John Carpenter, film traversé par l’esprit du rock’n’roll originel, devenu matière à un coffret impressionnant (“ultra collector”, treizième de la série, que je n’ai pas encore eu la chance de tenir en main, mais qu’il est aisé d’imaginer aussi copieux et réjouissant que les précédents), et L’Héritage des 500000, réalisé par Toshirō Mifune en 1963. J’ai toujours pensé qu’il fallait se montrer curieux des films mis en scène par des acteurs, surtout quand ils s’avèrent être leur unique tentative. L’Héritage des 500000 n’est certes pas La Nuit du chasseur, mais il est bien davantage qu’une simple curiosité. Il est le premier film lancé par la société créée en 1962 par Mifune et très logiquement baptisée Mifune Production. Ce dernier, s’y étant, sans doute par pragmatisme, crédité non seulement en tant qu’acteur principal, mais aussi en tant que réalisateur, a eu la sagesse de s’entourer de professionnels aguerris, rencontrés lors de ses tournages avec Akira Kurosawa (comme le scénariste Ryuzo Kikushima ; le chef opérateur Takao Saitō ; le compositeur Masuro Satō). L’Héritage est basé sur la légende selon laquelle un trésor, composé de milliers de pièces d’or pur frappées de l’idéogramme signifiant bonheur, aurait été enfoui par l’armée japonaise dans la jungle des Philippines durant la deuxième guerre mondiale. Il conte la recherche de ce trésor par un petit groupe de baroudeurs, guidé par celui qui l’aurait, une vingtaine d’années auparavant, enterré, contraint d’accomplir ce travail par un riche homme d’affaire exerçant un chantage à ses dépens. Bien entendu d’autres puissances bien plus redoutables sont sur l’affaire.

Au fond, ce film est de pur suspense à l’issue à la fois improbable et évidente, prétexte à des scènes d’action, comme à une exploration lente – et visuellement jouissive – du territoire traversé. Film de jungle, dans tous les sens du mot. La convoitise de l’or attise la folie des hommes et c’est ce dont le film traite en premier lieu, en déclinant diverses modalités – du héros plutôt droit, joué bien entendu par Mifune lui-même, aux requins cyniques observant de loin le parcours des baroudeurs pour rafler in fine la mise, en passant par chacun des caractères – le film mettant en scène essentiellement des hommes – qui, comme dans tout bon film d’aventure, sont fortement typés en fonction de leur statut social et de leur place, variable, dans la hiérarchie qui régit le petit groupe. Les moyens dont dispose Toshirō Mifune – producteur du film, je le rappelle – sont ceux d’une Série B et c’est parfait. Que dire de plus ? Qu’on marche, parce que, malgré le manque d’expérience de Mifune, il y a quelque chose, diffusant un goût pas désagréable, qui nous traverse et qui est ce qu’on recherche avec ce genre de film : une expérience d’une heure trente de cinéma faite pour le plaisir, dépourvue de tout message, et sans autre morale que celle, minimaliste, qui se dépose sur la pellicule dès que la “nature humaine” est à l’œuvre. Il paraît que Kurosawa, découvrant les rushes de L’Héritage, a fait la moue, puis a donné à Mifune de bons conseils que ce dernier a suivis avec raison, ayant compris qu’il en restera là. Qu’il n’aura pas – selon son propre souhait – de seconde expérience en tant que réalisateur. Film mineur ? Peut-être, mais ce n’est pas une raison pour bouder le plaisir que ce film, découvert tout d’abord en salle, peut apporter, et que j’espère contagieuse. Carlotta a eu le mérite de mettre à disposition ce film si peu connu d’un des acteurs mythiques de son temps. Il convient donc de faire passer la bonne nouvelle (notons juste, avant de passer à la suite, qu’en bonus, on trouve un intéressant documentaire de 80 minutes intitulé Mifune, le dernier samouraï).

2.

Dans un entretien pour L’Autre journal publié neuf ans avant la mise en chantier de Jeanne la Pucelle Jacques Rivette déclare : “J’aimerais bien avoir des voix, là, pour me dire : voilà, Rivette, il faut que tu fasses ça maintenant ! C’est drôlement pratique d’avoir des voix comme Jeanne d’Arc : maintenant ton prochain film, tu vas faire ça, comme ça… Malheureusement, j’attends toujours… Les voix, c’est le téléphone, quand j’ai envie de décrocher…” (cité par Hélène Frappat dans Jacques Rivette, secret compris – Les Cahiers du cinéma, 2001).

Jeanne la Pucelle dure un peu plus de cinq heures et demi et a été distribué en salles, découpé en deux parties – la première s’intitulant Les batailles et la seconde, Les prisons. L’édition en Blu-ray ou DVD aux bons soins de Potemkine bénéficie, elle aussi, d’une remasterisation de haut niveau, accompagnée (en bonus) par deux entretiens réalisés pour l’occasion : un premier avec Pacôme Thiellement (qui a déjà à son actif de nombreuses causeries au sujet de Rivette dont il est devenu un des exégètes les plus passionnés) ; un second avec Olivier Bouzy, docteur en Histoire médiévale. Potemkine nous avait déjà gratifié l’an dernier de superbes éditions de Céline et Julie vont en bateau et Le Pont du Nord dont j’avais rendu compte ici-même. Carlotta, qui avait déjà réalisé de son côté un somptueux coffret rassemblant les deux versions d’Out 1, nous a gratifiés, l’hiver dernier, de trois films trop peu connus de Rivette, Duelle, Noroît et Merry-Go-Round, réunis sous le titre générique La fiction au pouvoir, alors que quelques semaines auparavant, la publication chez post-éditions des Textes Critiques du cinéaste avait comblé un manque. C’est donc la quatrième fois en dix-huit mois que j’ai le plaisir de défendre cette œuvre semblable à nulle autre qui me hante depuis ma découverte en mars 1974 d’Out 1 : Spectre. Je vais donc tâcher de ne pas trop me répéter, ce qui sera au fond assez aisé, la Jeanne de l’auteur de L’Amour fou (le dernier de ses – très – longs métrages encore inaccessibles en DVD, ce qui devrait être réparé prochainement) ne pouvant susciter autant de commentaires que ses opus les plus ensorcelants – mais va savoir

Jeanne la Pucelle © Potemkine

Je pense que le film Jeanne la Pucelle remonte à très loin, comme un « origine story » du cinéma de Rivette parce que Jeanne c’est la première des figures de guerrières visionnaires de son cinéma, je veux dire dans le temps, c’est le film de Rivette qui se situe le plus loin historiquement” nous dit Pacôme Tiellement en ouverture de sa brève (20’), mais dense exégèse du film. Il ajoute qu’il n’y a qu’un monde de Rivette – et que donc, Jeanne est cousine et/ou plutôt “grande sœur” des filles du feu, de Céline et de Julie, d’Anne de Paris nous appartient, toutes foudroyées par l’amour, et confrontées à la médiocrité, à la lâcheté, des hommes. Impossible de considérer ce film, si on connait par cœur ceux qui l’ont précédé, comme un simple exercice de style – comme si tout cinéaste digne de ce nom se devait de faire un jour “sa” Jeanne. Eh bien non, il ne s’agit pas d’une variante de plus, mais de la projection dans l’espace-temps cinématographique d’une héroïne rivettienne, et des plus “pures”, certes non-fictive (la plus ancienne dans l’Histoire, mais aussi la plus jeune : elle a entre 17 et 19 ans). Jeanne la Pucelle (1994) suit, selon l’ordre chronologique des films de Jacques Rivette, La Belle Noiseuse (1991), alors que le projet avait été envisagé un peu avant. Il a juste été retardé pour diverses raisons, mais peu importe.

Aujourd’hui Jeanne revient, une fois de plus, à la mode. Mais celle de Rivette a eu la chance d’avoir été accompagnée musicalement par une série de pièces brèves, arrangée et dirigée par Jordi Savall (basée notamment, et pour le meilleur, sur celle de Guillaume Dufay – merveilleux compositeur qui avait une trentaine d’années à la mort de Jeanne) et non de Christophe. Le cinéaste avait alors bénéficié du fait que ces musiques dites “anciennes” étaient enfin, non seulement interprétées avec justesse, mais, de plus, enregistrées avec un savoir-faire n’ignorant rien des technologies les plus en pointe en ce qui concerne la prise de son. L’usage parcimonieux de cette matière musicale du premier quinzième siècle colle parfaitement avec l’austérité relative du film, traversé par de nombreux silences et où l’attention portée au son est égale à celle portée à l’image.

Comment s’intéresser aujourd’hui à une figure de l’Histoire aussi abîmée par nombre de récupérations ecclésiastiques (et) d’extrême-droite (le ferment mortel de la manif pour tous), lui attribuant notamment le caractère de sainte, ce qui ne peut que recouvrir d’un voile opaque la jeune fille bien réelle, humaine, trop humaine, qu’elle fut ? Les représentations de Jeanne d’Arc sont le plus souvent imbuvables, sauf quand on la voit boire comme un trou en compagnie d’Attila (qui, affublé d’une petite moustache, ressemble davantage à un Chinois de la dynastie Yuan qu’à Hitler), cédant aux avances d’un extra-terrestre, comme s’est permis de le faire F’Murrr dans son diptyque en bande dessinée, Jehanne au pied du mur / Tim Galère que Pacôme Thiellement a bien raison de convoquer dans sa causerie). La pucelle selon Rivette rit, s’amuse, comme la jeune fille qu’elle est et demeure jusqu’au bûcher. Si elle se montre parfois rude, volontaire, intransigeante, saisie par telle ou telle humeur soudaine, elle ne tire pas en permanence la gueule. Son échappée en solitaire, quittant sa famille après avoir entendu des voix (ou plutôt la voix intérieure – celle qui a le don de mettre en chemin), nous fait davantage songer à Rimbaud qu’aux adorateurs de telle statue dorée à laquelle les jeunes exaltés du film de Bertrand Bonello, Nocturama, fichent le feu. Précoce et allumée : artiste si on veut, au plus loin de l’imagerie laborieusement produite par les nationalistes non-éclairés. Rivette, lui, s’aventure au plus près de l’histoire, il se renseigne auprès des historiens les plus qualifiés (Régine Pernoud, Georges et Andrée Duby).

Aucun délire dans sa version, bien au contraire : une certaine austérité, le clair refus du spectaculaire (lié, certes, au manque de moyens, mais il s’agit aussi d’un credo esthétique). Ne cédant jamais aux appels des sirènes conventionnelles, ne s’engouffrant ni dans un “expressionnisme classe”, ni dans la fausse naïveté américaine, et encore moins dans un certain minimalisme plus ou moins gris (et ne parlons pas des charmes frelatés de ce qui déborde d’argent grand public), Rivette fait ce qu’il peut, c’est-à-dire beaucoup. Ce qu’il ne peut filmer, il le fait dire par “celles et ceux qui l’ont vécu” de la manière la plus sobre qui soit : plan fixe cadrant le narrateur sur fond neutre. Les batailles ont cependant lieu, mais sans en faire des tonnes : il y a juste ce qu’il faut de flèches, de détonations, d’accessoires utiles et efficaces pour gagner. Et le langage est – comme l’inconscient chez Brisseau – à la fête. Film non bavard, mais fort bien dialogué. Nul ennui ne se dégage de ces 335 minutes de projection – la durée jouant, comme souvent chez Rivette, favorablement (à condition bien entendu de s’en trouver complice).

Jeanne la Pucelle © Potemkine

À nous deux Vaucouleurs ! La suite, on la connaît. Ou plutôt, on croît la connaître, ce qui fait qu’on apprécie la piqûre de rappel, la “leçon d’Histoire” assénée par celui qui pour la première fois passe devant la caméra, costumé en prêtre. Le second Bonus (dû à Olivier Bouzy, déjà présenté) confirme le fait que ce film touche au plus près de ce qui se serait concrètement passé. Mais peu importe au fond, la force de la fiction n’étant pas moindre. Jeanne la Pucelle montre comment une héroïne souffre en demoiselle ordinaire quand une flèche la transperce. Au milieu des flammes, elle ne se sent pas sainte, même si elle en appelle au sauveur. Elle a fait le job et le paye au prix fort. On peut dire aussi qu’il y a une part documentaire dans ce film. Et ne pas oublier de saluer le choix de Sandrine Bonnaire qui a su incarner cette vision de Jeanne, même si un peu plus âgée que son modèle. Comme j’écris ces mots alors qu’ont lieu un peu partout diverses marches pour le climat, je l’imagine rejoindre ces cortèges, ulcérée par l’incapacité de la plupart des dirigeants de la planète à se mettre à l’écoute des mieux informés. En 1430, le monde était comme aujourd’hui aux mains de cupides, de bornés, d’idiots moralistes, de profiteurs, de lâches, prêts à allumer des bûchers, sacrifiant ce qu’il y a de plus innocent sur terre pour préserver ce prétendu pouvoir qui ne les empêchera pas de mourir comme des porcs. Jeanne la Pucelle est un film politique, comme tous les autres films de Rivette. Certains, dont j’étais en 1994, pouvaient le croire “mineur”, ou en tout cas moins jouissif que ses films des années 1970, le jugeant trop peu expérimental, pêchant par excès de fidélité aux livres d’Histoire : manquant d’audace formelle. Mais peu importe, le temps a joué en sa faveur et ces cinq heures et demi s’inscrivent aujourd’hui dans l’œuvre de Rivette comme une étape marquante d’un parcours aussi singulier qu’admirable (à suivre).

3.

J’ai oublié. Quel titre parfait pour un livre de souvenirs ! Jean-Pierre Dionnet qui vient, de son côté, d’en publier un, l’a intitulé Mes Moires, ce qui est plutôt bien trouvé, mais J’ai oublié est plus fort. Je me demande si quelqu’un d’autre avant Bulle Ogier en avait eu l’idée, mais peu importe, c’est enchanté par cette trouvaille qui, de plus, s’accorde merveilleusement avec une photo de l’actrice en piéta mélancolique, que l’on entre dans ces 230 pages “portées par la grâce” (comme nous le dit l’éditeur en 4e de couverture et on ne peut, après l’avoir lu, que lui donner raison).

J’ai tendance à ne pas annoter les pages des livres que je lis, mais parfois je glisse entre elles une marque. Page 95, par exemple. En voici les premières lignes : “J’ai oublié la projection de L’Amour fou à New Delhi dans un festival, à une époque où il n’était pas courant de voyager en Inde. Ou plutôt, je ne peux pas m’en souvenir car elle n’a pas eu lieu. Les bobines ne sont jamais arrivées. J’étais donc là : une actrice française en tenue d’apparat qui évoquait un film absent devant des salles combles et enchantées, sa (courte) présentation remplaçant la projection sans que ça semble déranger les spectateurs.” Ou page 15 : “J’ai oublié mes nuits à La Coupole, où j’ai rencontré tous les gens que je connais. Ou plutôt que je connaissais. Mes amis meurent. Je suis sur cette pente de la vie. Je n’ai pas oublié mes nuits à La Coupole, mais elles reviennent à moi, comme une seule et gigantesque vague réjouissante qui m’aurait emportée pendant une ou deux décennies. // J’ai oublié que Marguerite Duras disait : « Bulle, ce n’est pas la nouvelle vague, c’est le vague absolu. » Et que Marc’O répondait : « Pas du tout ! Bulle, c’est une lame de fond ! ». Mais peut-être est-ce Marguerite qui répondait à Marc’O…” Et, enfin, page 169 : “Je n’ai plus tellement envie de passer sur un écran, maintenant. C’est derrière moi. Je n’ai pas une tête qui m’intéresse quand je la vois. Je la déteste. Elle me donne envie de fuir. Je date d’une époque où l’on était assez dilettante sur son image. Les gens avec lesquels j’ai travaillé comprenaient très bien qu’on ne soit pas à cheval sur un mauvais profil. On était tout juste contents de faire au mieux ce qu’on avait à faire. Être au service du metteur en scène et non de soi-même état la seule ambition.”

Il est tentant de tout recopier tant ce livre regorge de matière qui, même réduite à l’état de brève citation capturée au hasard comme un papillon, nous incite à échanger avec celle que nous continuons à tant aimer, tant sur écran que dans les théâtres, de préférence intimes : petites salles pour accueillir des textes de Botho Strauss ou d’Arthur Schnitzler, mis en scène par Claude Régy ou Luc Bondy. Je me souviens (je n’oublierai jamais) avoir travaillé une fois avec Bulle Ogier pour la radio. J’avais 21 ans. Je devais la “diriger”, dialoguant avec Michael Lonsdale. Le texte était de Claude Ollier : un court hörspiel intitulé Une Bosse dans la neige. Je ne savais alors rien faire, ou si peu (peut-être encore aujourd’hui), mais j’étais touché par sa grande gentillesse. Je suis toujours aujourd’hui sidéré qu’elle n’ait pas appelé en urgence les autorités pour qu’on change au plus vite le jeune incompétent qui l’avait conviée en studio. Au moment de quitter cette séance, Lonsdale et elle nous avaient invités, Claude et moi, à venir les voir jouer le soir-même au Théâtre Renault-Barrault L’Eden Cinéma de Marguerite Duras. J’ai parlé de mélancolie – et je vais probablement continuer à le faire, n’ayant que rarement lu de livre aussi hanté par le mal de l’âme, d’une drôlerie irrésistible, et aussi d’une tristesse insondable, que J’ai Oublié –, je m’en sens soudain traversé quand je songe à cette impossibilité de revenir quarante ans en arrière afin de reprendre à zéro cette séance, dans le but, comme dirait Beckett, de rater mieux.

L’essentiel de la mémoire, c’est l’oubli” nous dit Jacques Roubaud. Bernard Noël, auteur d’un poème intitulé Mémoire d’oubli confirme. Je ne sais quel rôle a eu exactement Anne Diatkine dans la rédaction de ce livre, il est probablement important et il faut la féliciter, car, à la lecture de la transcription (de l’agencement des fragments – de parole, toujours ?), on ne sent pas d’arrangement arbitraire, ou de montage incongru ; on entend clairement une voix – simultanément celle du livre et celle que personnellement je garde en tête quand je lis : la voix inimitable de l’actrice. Je me souviens que c’est en allant voir Out 1 : spectre de Rivette que j’ai été pour la première fois fasciné par cette femme si modeste (à moins que ce ne soit dans La Salamandre), mais toujours séduisante, dangereuse, comme seule une Fille du Soleil peut l’être. Donc, ça remonte à loin. Le temps passe, on a tout oublié et pourtant on se souvient de tout – enfin, disons de ce qui est primordial, à savoir ce qui témoigne d’un vécu, certes irracontable en tous ses détails, mais que tout(e) auteur(e) peut transmettre à ses lecteurs, s’il ou elle arrive à traduire en mots les sensations qui demeurent, parfois à fleur de peau (et plus souvent enfouies dans les recoins les plus secrets de cet autre théâtre qui est en nous où on accroche les souvenirs). Comment parler de la perte de son enfant unique ? Bulle Ogier le fait, discrètement, avec une délicatesse inouïe, et c’est magnifique. Pareil pour “l’amour de sa vie”. C’est étrange qu’il faille atteindre parfois quatre fois vingt ans pour arriver à inscrire noir sur blanc des dépôts de mémoire qui nous touchent d’autant plus qu’au fond, ils nous concernent.

Pascale et Bulle Ogier, 1971 © Photo Collection particulière (DR)

Laissons-lui les derniers mots : “Il y a une mouche chez moi depuis deux jours. J’ai décidé de ne pas la tuer, ça fait une présence vivante, et le soir elle me suit partout. Je passe les deux derniers jours de l’année 2018 avec elle, ce sont deux jours importants, malgré tout. Je ne sais pas si je peux lui souhaiter la bonne année, si elle sera encore vivante en 2019. Je la regarde piquer en direction du plancher pour remonter brusquement, je ne comprends rien à la logique de ses déplacements, et je me suis prise d’affection pour elle. Il n’y a pas eu de troisième jour. Elle est partie à l’aventure quand je regardais sur le balcon des Gilets jaunes et d’autres beaucoup moins jaunes et marqués qui remontaient l’avenue Alma-Marceau…”

Un livre de grâce, porté par la grâce ? Oh oui – ô combien…