Patrick Autréaux : « La littérature ne soigne peut-être que si le soignant en elle est devenu impuissant »

En cette rentrée littéraire, Patrick Autréaux livre un splendide et bouleversant récit : Quand la parole attend la nuit qui paraît ces jours-ci aux éditions Verdier. Deux ans après la puissante Voix écrite, Patrick Autréaux rebat les cartes narratives pour livrer ici l’histoire aussi sombre que nue de Solal, étudiant en médecine emporté par un premier amour. Plus que jamais, Autréaux tisse ici une phrase où le biographique ne cesse de s’excéder pour s’élever à une rare force de revie. Autant de raisons pour Diacritik d’aller à la rencontre du romancier le temps d’un grand entretien autour d’une œuvre clef de notre contemporain.

Ma première question voudrait porter sur l’origine de votre très beau nouveau récit Quand la parole attend la nuit. Comment est née en vous l’idée de raconter les années de formation, à la fois professionnelle et sentimentale, du jeune Solal qui se destine à une carrière dans la médecine ? Avez-vous œuvré depuis une scène ou une image que vous aviez particulièrement en tête tant le récit paraît procéder par images, comme par exemple, celle inaugurale et peut-être primitive de « l’image des peluches à qui enfant on donnait la main » ?

Depuis des années, je projetais d’écrire sur ce lieu frontière que sont les nuits aux urgences. Je voulais donner forme à l’étonnement, en quelque sorte érotique, dont j’avais fait la continue expérience en étudiant puis en exerçant. Et puis interroger la manière dont se construit l’empathie, montrer comment dialoguent l’histoire intime et celles des personnes qu’on soigne. Mais d’autres livres plus urgents réclamaient leur dû ; et puis, même si j’avais cessé d’exercer, je ne me sentais pas encore assez détaché de mon regard de praticien. Après l’achèvement de La Voix écrite, j’ai piétiné pendant plus de deux ans, accumulant les notes, hésitant entre récit autobiographique et roman, jusqu’à ce que s’ébauchent deux textes : un livre comme je savais faire (et que je n’ai pas écrit), et un autre plus mystérieux qui est devenu Quand la parole attend la nuit. C’est lors d’un voyage en train, le long de la côte marécageuse du Connecticut, qu’une silhouette s’est condensée en moi brusquement ; et Solal a émergé. Il respirait une sorte d’innocence, de naïveté ; et j’avais envie de le secouer ce garçon, de lui faire perdre quelques illusions, d’éprouver son sentimentalisme. Ce que je souhaitais confusément retrouver : cette inquiétude de la jeunesse, quand on se cherche mais qu’on n’a pas encore été confronté à la mort qui laisse en vie – avant la catastrophe à laquelle on survit. J’allais écrire sur un vivant qui n’est pas encore un survivant, même si je me suis vite rendu compte que Solal n’existait littérairement parlant que d’être lui aussi un survivant. La peluche était là avec lui dès le début, un peu farouche. Il lui donnait la main. Et les peluches sont des « autofictions » qui nous façonnent. C’est ce qui m’a rendu bienveillant à son égard. Je l’ai laissé ensuite me conduire dans le livre (Solal signifie guide en hébreu). D’abord très vite. Puis j’ai dû être patient pour saisir ce qu’il y avait de taiseux en ce garçon.

Pour en venir au cœur de votre roman, une question ne manque immédiatement pas de se poser : celle de la poétique du récit. Racontant les années de médecine de Solal ainsi que ses amours, Quand la parole attend la nuit emprunte sciemment sa structure au roman d’apprentissage. Pourtant, d’emblée, un paradoxe se dessine qui voit le personnage lentement perdre pied dans sa propre existence, comme si elle se fissurait progressivement.
Pourrait-on ainsi dire que votre récit s’élabore à la manière d’un contre-récit de formation ? Ou pour reprendre l’un de vos termes un roman de la « désuture », à savoir, dites-vous encore, ce moment où « le doute ouvre un domaine où le réel s’effrange » ? Est-ce aussi le roman de la désuture de la Voix qui veut écrire, qui traverse la poésie avec incertitude avant d’être finalement convaincu de devoir écrire ?

Avant l’irruption de Solal, conscient que j’allais écrire un livre qui s’apparentait à un roman d’apprentissage, j’avais relu partiellement le Wilhelm Meister, et pour une autre raison Le Jeu des perles de verre de Hesse. J’ai toujours été influencé par les Allemands, les Romantiques surtout, mais aussi par la psychanalyse : je n’ignore pas que les récits de formation (comme tout récit de vie) sont des contes. Ainsi presque à mon insu, en bâtissant ce récit, les lignes de narration se sont tordues, ont bifurqué. En écrivant, je cherche en moi ce qui est négligé et ne fait apparemment pas cohérence. Je tiens à sentir les petits cailloux, autant que voir le paysage. La linéarité m’ennuie si elle se suffit à elle-même ; et quand je m’ennuie, je cesse d’écrire. Le réel dès qu’on le regarde de près n’est pas continu, il déraille sans cesse. Il suit certes des lois, mais pas celles que l’approximation de notre perception fait croire. Eh bien, je n’arrive pas à ne pas en tenir compte quand j’écris. Mais vous avez raison, ce texte est aussi le parcours d’une voix qui veut écrire. Et je poursuis ici implicitement l’interrogation du « tu n’y es pas encore » qui traverse La Voix écrite. J’ai pu attribuer à ce besoin d’écrire des fonctions différentes : dire l’expérience intérieure de la maladie (Dans la vallée des larmes), la réparation et la tentation thaumaturgique (Soigner), écrire pour régler une dette et « pour les temps de malheur » (Se survivre), écrire quand frappe la séparation (Les Irréguliers ou Le Grand Vivant) ou pour retrouver la musique (Le Dedans des choses). Le sens de l’écriture est pour moi en constante interrogation. Je fuis les postures et les discours définitifs. Tout est temporaire, avec bien sûr des plages de constance (cette « branloire pérenne » de Montaigne), et rien n’est achevé tant qu’on n’est pas mort. Si un livre ne porte pas un peu de cette indétermination ou cette remise en question interne, à quoi bon… Pourtant il n’y a pas de voix préformée qui veut écrire, mais une tension qui façonne une voix en écrivant, puis change. J’ai une lecture probabiliste de l’évolution de la vie et des individus mêmes (cf le lumineux essai L’Origine des individus du biologiste Jean-Jacques Kupiec). Je n’ai donc pas de vision téléologique de l’existence, de la transformation d’un individu, de la littérature (que ce soit l’évolution de mes livres ou celle plus vaste de la littérature) et ni de l’Histoire. Et si je ne néglige évidemment pas les déterminismes dans le devenir des individus, je me méfie des systèmes de pensée. Je superpose les modélisations (ou mes propres petites théories) dont j’ai besoin pour mieux comprendre qui je suis et ce qui m’entoure. Mais je tente de les intégrer, au sens mathématique du terme.

Dans ce roman, je voulais fouiller l’archéologie silencieuse (mot un peu grandiloquent, pardon) de l’empathie en médecine mais aussi du besoin d’écrire face au réel qui vient secouer – écriture comme cri d’abord, puis qui se persuade qu’elle est son propre médecin, jusqu’au seuil moins de la catastrophe que de la rencontre amoureuse. L’amour (le vrai) est ce qui permet de demeurer sereinement seul avec soi-même. Le livre est comme l’amour à mes yeux. Une présence qui vous permet d’être seul sans amertume, ce qui ne signifie pas sans ébranlement ; mais qui vous laisse aborder la frontière des questions avec calme : ce présent du vivre où tout bouge, où tout change tout le temps, ne serait-ce que microscopiquement. Les bio-sciences m’ont profondément influencé. Et pour moi, la poésie est là dans ce frémissement, dans ce devenir presque imperceptible.

Mais, pour en revenir à votre question, je ne suis pas sûr que ce roman soit celui d’une contre-formation. Le contre est une réaction ; et si j’écris certes par réaction, je cherche toujours plus que cela, une résultante de la vie et la contrevie. Je cherche l’oxymore. Par ailleurs, je ne pense pas qu’il y ait un quelconque endroit/envers du réel, mais plutôt d’innombrables villosités, plis et replis, et des niveaux d’observation. Tout prend forme en fonction des lentilles qu’on emploie, de l’attention qu’on parvient à concentrer. Je pense toujours en plusieurs dimensions. Le neuf se fait souvent en secret, non pas caché mais protégé, la réparation aussi, comme par exemple la biodiversité se réfugie dans ces laboratoires naturels que sont les marges inaccessibles et le fond des étangs, des lacs ou des mers. Si je change la perspective, par l’examen des creux, des ombres, des silences (qui ne sont qu’une moindre perception de sons infimes), alors tout parle, tout bruisse, même les cailloux. Ecrire c’est tenter d’approcher aussi cela, c’est être sous-tendu par cette vie des plis, même si en toute représentation il y a une forme de simplification nécessaire. C’est pourquoi sans doute mes livres me semblent chaque fois inaboutis, en regard de cette visée qui n’est pas leur « sujet » explicite. Manquer. Et retenter. Autrement.

Je voudrais à présent évoquer avec vous une question qui ne cesse d’être posée, reprise et déployée tout au long de Quand la parole attend la nuit, c’est celle de la Fin de l’Histoire. De fait, le récit débute immédiatement avec la Chute du Mur de Berlin puis l’effondrement du Bloc de l’Est avec, en particulier, l’exécution du couple Ceausescu : ce qu’à l’époque, dans le sillage de Francis Fukuyama, chacun nomme la Fin de l’Histoire. Vous ouvrez alors, me semble-t-il, à une double question qui nourrit profondément la poétique de votre roman.
La première interrogation concerne ainsi le lien qui se tisse entre cette Fin de l’Histoire et le début de la romance entre Solal et Simon. Vous dites à ce titre que cette Fin de l’Histoire ouvre « un espace moins historique que romanesque » : diriez-vous ainsi que la Fin de l’Histoire autorise à la fois la naissance d’une histoire personnelle et donc aussi, d’une certaine manière, au romanesque ? Pourquoi, plus largement, avez-vous éprouvé, pour ce roman, la nécessité de convoquer la Fin de l’Histoire et de la confronter incidemment à l’histoire de Solal et Simon ?

Je ne sais plus quand j’ai entendu pour la première fois cette formule, « fin de l’Histoire », mais j’ai toujours pensé qu’elle était absurde, outrageusement présomptueuse, une vue de court terme surtout. Et si je la convoque ici, c’est avec ironie, puisqu’elle n’est qu’un témoin des illusions (ou calculs) de certains dominants d’alors, suffisamment ethnocentrés pour croire qu’ils étaient prophètes de ce qui était en train d’advenir. J’ai eu la chance d’être coupé des médias très tôt, par choix et par manque de temps. Pas de télé, peu de radio, rarement les journaux (parfois les unes dans les kiosques). C’est mon grand-père qui me racontait chaque semaine ce qui s’était passé d’important, et son bon sens m’amusait face à ce genre d’expression. J’aimais cette manière indirecte d’être au courant. Et puis, croire en la fin de l’Histoire était une incongruité indécente en regard de mon quotidien : les malades du sida et toujours pas de traitements en vue, les praticiens qui racontaient leur mission en Yougoslavie, des patients kabyles échappés de l’Algérie des années 90, un amant d’un soir qui avait été soldat pendant la première guerre d’Irak, etc. Que la guerre froide soit terminée, peut-être, mais l’Histoire ! Et puis, comme je vous le disais, je n’ai pas de vision téléologique : la fin est un mythe (la mort aussi très souvent, quand on l’accole à des entités impersonnelles – comme dit Deleuze à propos de la philosophie : « Il n’y pas de mort, il n’y a que des assassinats. ») Si j’ai convoqué ici la fin de l’Histoire, c’est pour signifier que la fiction nous entoure comme Solal et son cheminement. Vivre, c’est vivre contre les fictions imposées. Ecrire et écrire de la fiction, c’est écrire contre les fictions qui nous étouffent – qu’elles soient ce qu’on se dit de soi ou ce qu’on nous dit de nous-mêmes, ou que ce soit des récits collectifs. Tous mes livres sont des réactions à des récits ambiants, des tentatives de créer des îlots libres, pour continuer d’avoir le choix de partir à l’aventure et délaisser les sentiers balisés ou les faire bifurquer (et la vie de toute façon s’en charge à notre place.) Entre la fin de l’Histoire et l’histoire amoureuse qui ouvre le roman, il y a coïncidence de deux fictions. On pourrait dire en lisant ce roman : c’est une fiction intime qui s’inclut dans une époque réelle ; moi je pense que c’est un peu de réel dans une fiction d’époque.

La seconde interrogation concerne là encore le lien qui se tisse entre cette Fin de l’Histoire et le début de la romance entre Solal et Simon. De fait, au-delà de la vision de l’Histoire, la convocation de la Fin de l’Histoire au cœur de Quand la parole attend la nuit ne cesse de suggérer que si la Fin de l’Histoire permet à l’humanité d’accéder à une sérénité inédite, œuvrant, selon vos mots, à l’Histoire entendue comme « l’ultime phase de l’harmonisation mondiale », le temps qui s’ouvre est tout sauf celui de l’apaisement. Leur passion n’est qu’orage et violence rentrée ou ouverte. S’agissait-il pour vous de montrer qu’en dépit de tout et loin de tout apaisement, la Fin de l’Histoire était non seulement une illusion mais le passage sous silence de vies qui n’ont pour beaucoup que la souffrance pour tout horizon ? Qu’en dépit de la Fin de l’histoire les souffrances individuelles continuent ?

Les récits dominants sont des machineries à faire taire les vies singulières. La littérature et les sciences sociales le rappellent sans cesse. Et les fantômes de ces prétendants sont revenus ces dernières années, avec d’autant plus d’urgence que le monde donne une sensation de morcellement inquiétant. Mais entendons-nous bien : la fin de l’Histoire est une farce. Elle a permis de laisser croire que la liberté de l’individu allait devenir universelle, que chacun avait une importance réelle, que l’égalité était une valeur inébranlable. Elle a permis aux dominés qui s’ignorent de se croire à l’abri de l’autoritarisme des idéologies en se pelotonnant dans des contes pour enfants (triomphe « naturel » de la démocratie), alors que s’étendait sans concurrence un modèle sociétal menaçant – un étrangleur sournois. On le voit aujourd’hui très clairement. En ce temps-là, j’étais témoin des débuts du minage progressif de l’hôpital public. Et dans ma vie sans écran et avec peu d’accès aux médias, j’éprouvais un curieux paradoxe : on glosait sur l’individualisme victorieux (en fait de l’individualisme de masse), et je sentais au contraire une force insidieuse qui corsetait les singularités. C’est pour cela aussi que je me suis mis à écrire, et bien avant mon premier livre : des textes inaboutis littérairement, des écrits intimes, autobiographiques qui traquaient ce que je sentais en danger d’être aliéné. Pour moi la fin de l’Histoire et ses promesses, c’était aussi cela : quelque chose mentait. Plus tard, je suis tombé sur cette citation de Bernanos que j’évoque dans La Voix écrite : il parlait dans La France contre les robots de la société moderne comme d’une « conspiration contre toute espèce de vie intérieure. » C’est ce à quoi s’emploient tous les totalitarismes, ceux du XXe siècle et ceux mous d’aujourd’hui. C’est sans doute pour cela que, dès que je n’ai plus été occupé par mes études, l’urgence d’écrire ne m’a pas quitté. Pas comme les réactionnaires pour critiquer et moquer le contemporain (et ainsi en conforter la capacité à déminer toute critique), mais en réaction à ce qui nous enserre aujourd’hui : pour écrire l’humain, sans me plier toutefois aux injonctions thématiques que font peser ceux qui sont à raison inquiets. Ecrire c’est vivre sa liberté entre l’ambiant totalitarisme mou (de moins en moins d’ailleurs) et les angoissés qui veulent de quoi les rassurer ou soigner. En schématisant, disons que à « droite » on se méfie de l’individu toujours un peu trop anarchiste, et à « gauche » de ceux qui disent Je alors que le monde gronde ; au « centre » on utilise les arguments des autres camps pour museler large. La liberté n’est pas aimée décidément. Et malheur à l’homme seul ! Plus qu’entre Charybde et Scylla, il faut naviguer entre ces Grées modernes.

Dans Quand la parole attend la nuit, cette question de la Fin de l’Histoire s’articule à votre vision du temps qui se déploie ici avec une rare force et qui, plus largement, permet à nouveau de poser la question de la conduite du récit, et notamment de sa singularité active. Car se posent là encore au moins deux questions déterminantes.
De fait, si Quand la parole attend la nuit paraît d’abord s’offrir comme un récit linéaire, peu à peu le récit est cependant traversé d’autant d’anticipations ou de retours en arrière qui détrament la linéarité supposée première. Une telle construction du roman paraît ici renvoyer à votre conception du temps dont vous dites qu’il est « un serpentin » : en quoi le récit répond-t-il pour vous dans son agencement à « une spirale distordue » comme vous le dites encore ?

J’ai découvert assez tard que j’étais synesthète. C’est-à-dire que j’associe involontairement des perceptions entre elles. Ainsi je vois le temps comme un espace (synesthésie spatio-temporelle). Mes journées, la semaine, l’année ou la chronologie historique dessinent spontanément pour moi un volume géométrique, et je me promène littéralement dans le temps. Grâce à cette particularité (et cela m’a servi dans mes études et m’a parfois encombré), j’associe lieux, moments du jour, conditions météorologiques, bruits, mouvements, chiffres ; je vois ce qu’on me raconte dans l’espace et nombre de mots ont pour moi une existence à plusieurs dimensions ou sont associés à des ambiances voire à des goûts. Quand j’ai commencé à écrire, j’ai dû me confronter à cette singularité neurologique : j’écrivais de façon très désordonnée et compacte, associant toujours idées, images et sensations apparemment sans lien logique. Je vivais cela comme un vrai handicap. Sans doute est-ce pourquoi j’ai publié mon premier livre si tard. J’écrivais « mal ». Mes premiers poèmes et textes (comme mes brouillons aujourd’hui), c’était les Nymphéas en volume : on n’y comprenait rien ! Longtemps j’ai cru que je n’arriverais jamais à écrire, c’est-à-dire à écrire un récit ; et j’accusais mon manque d’études littéraires, mon milieu peu lettré, l’époque (un de mes premiers poèmes commençait par un peu original « Tout a été dit, mais pas par moi »). Que sais-je encore. Et puis quand j’ai commencé à enfin comprendre que temps et récit s’articulaient intimement, j’ai accepté de tenir compte de mon temps narratif et associatif intérieur, mais aussi de me discipliner, de me simplifier. Je n’ai pu le faire qu’en faisant zigzaguer une linéarité que je ne perçois en rien dans la vie. La linéarité des récits est une contrainte formelle liée à une structure anthropologique et sociale. D’autres temps, d’autres cultures ont ignoré ou minorisé la linéarité temporelle et narrative (je pense au livre de Stéphane Mosès, L’Ange de l’Histoire, qui oppose/superpose la temporalité hégélienne au temps mystique – pour moi poétique ; mais aussi aux généalogies picturales des Aborigènes, aux toponymies des Apaches par exemple). J’ai dû composer et maîtriser mes écarts spontanés. On a abondamment écrit sur corps et littérature, on m’a beaucoup fait parler de leur intrication, on m’a associé à d’autres auteurs, mais toujours en en restant au sujet explicite de mes premiers livres : souffrance, cancer, sexualité, etc. Or à mes yeux, si littérature et corps sont liés, ils le sont certes par les singularités sociales et psychologiques, mais aussi physiologiques et plus précisément neurologiques des auteurs (façonnées en partie elles-mêmes par l’entourage). J’écris ainsi parce que je suis incapable (sauf en imitant des formes, et donc en ennuyant) d’écrire un récit linéaire. Je dois biaiser pour que le monde que je vois entre dans l’espace d’un livre. N’est-ce pas cela l’acquiescement au « connais-toi toi-même » et son acceptation ? Eh bien, c’est aussi l’enjeu de la liberté que je cherche dans l’écriture.

Il me semble toutefois que dans ce roman, c’est la première fois que je me suis libéré des fonctions que j’avais pu attribuer à l’écriture (du moins où aucune d’entre elles n’a dominé, où elles ont été « intégrées »). J’ai donc laissé davantage libre cours à ce qui a toujours travaillé la forme de mes récits – ce qui donne l’impression ici que je contre-écris, comme vous diriez, passant d’un récit qui serpente et vient contrarier le roman de formation, au simulacre autobiographique, au poème qui impose de ralentir (j’avais prévu initialement des scènes de théâtre que j’ai décidé de couper ensuite.) Je me suis mis à jouer. Comme je vous le disais, avec Quand la parole attend la nuit, il s’agissait de reprendre le récit du cheminement jusqu’à l’écriture, mais avant la période décrite dans La Voix écrite. Revenir en arrière et tenter plus loin une autre route. Ma manière à moi d’aller plus loin, c’est de poursuivre en me décalant d’un pas de vis – d’où cette image de la spirale. C’est la figure qui parvient avec le moins d’approximation à intégrer ma perception du temps (Nabokov dans Autres Rivages et bien d’autres, scientifiques ou artistes, souvent synesthètes eux aussi, en évoquent l’importance).

A cette conception du temps comme « serpentin et balancier » comme vous le dites encore vient également, semble-t-il, s’adjoindre une autre loi de votre poétique : celle d’une énonciation que l’on pourrait qualifier d’élargie. De fait, ne manque pas de se poser la question de savoir comment Quand la parole attend la nuit s’articule à vos précédents récits, et notamment comment le personnage de Solal répond à vos autres narrateurs, dont celui du superbe La Voix écrite. Peut-être une clef est-elle donnée dans la phrase suivante : « Était-ce donc cela le secret de la médecine : découvrir qu’on est bien plus qu’un individu, qu’on est soi-même un éventail de l’être humain ? »
Mettre en scène le personnage de Solal, qui paraît vous ressembler, est-ce ainsi une manière de déployer cet éventail de l’être humain, d’échapper à la tentation autobiographique stricte ? Diriez-vous qu’il s’agit là de la loi énonciative de votre œuvre ? Vous parlez encore d’une « histoire éclatée » : est-ce une manière selon vous de lire la multiplication énonciative de votre travail ?

Conception encore une fois est un mot trompeur. Je crois qu’il n’y a pas de recherche formelle détachée du corps, mais recherche d’un juste-au-corps en quelque sorte, et qui serait le corps complet (et donc interprété par l’imaginaire, un peu comme l’homoncule difforme qui représente les organes à proportion des neurones qui les gouvernent). Homologie donc plus que conception. Même si c’est difficilement achevable dans un seul livre – sans risquer de mimer cette impasse magnifique, ce corps qu’est La Recherche.

Géza Róheim dans Psychanalyse et Anthropologie, il me semble, développe l’hypothèse que si l’on pouvait rassembler et connaître toutes les cultures de tous les temps, passés et à venir, on aurait une vision complète de l’inconscient quand il se projette en organisation sociale. J’aime cette idée. Elle étaye la conviction de l’unité profonde de l’humanité. C’est pourquoi le particularisme d’un Guayaki d’Amazonie me concerne autant que celui d’un Juif de Corfou ou du shtetl, d’un Shinto-bouddhiste, d’un geek new-yorkais, d’un Bédouin acculturé ou d’un Parsi de Bombay, d’un Han de la Chine d’aujourd’hui ou d’un Sénoufo du bled. Rien ne me semble radicalement étranger – même si des différences peuvent être irréductibles. Aucun acte non plus (C’est le « I contain multitudes »  de Walt Whitman.) Et je n’écris cela sous l’effet ni d’une mystique universaliste ou folkloriste, ni d’un politiquement correct. Je crois, et mon écriture entend aussi le porter, même si c’est très modestement, que je contiens ces possibles de l’humanité, comme on naît avec toutes les langues vivantes et mortes : nous appartenons à une même espèce humaine, et notre gosier et cerveau nous le prouvent. Cela aussi les urgences et l’hôpital me l’ont concrètement enseigné par la diversité des personnes que j’ai pu soigner ou écouter parler d’elles-mêmes. Nous sommes chacun la résultante de beaucoup de possibles éteints, qu’ils l’aient été pour des raisons psychologiques, culturelles ou névrotiques, ou simplement du fait du hasard. Et en certaines circonstances d’exception, des germes ou reliquats ressurgissent avec malice. Mais ce minuscule éventail-là, pourquoi ne pas tenter de lui donner son plein volume. Moi je n’arrive pas à le faire autrement qu’en écrivant. C’est sans doute pourquoi aucun de mes livres ne se ressemblent. J’essaye moins d’échapper à l’autobiographie qu’aux postures ou lectures que les livres passés pourraient m’imposer.

Ici toutefois, j’hésiterais de parler d’histoire éclatée, disons plutôt en fragments (une « histoire en morceaux »). L’éclatement fait un peu peur. Le fragment lui est moins inquiétant, il fait rêver au récit. Quant à l’absence de linéarité, au risque de me répéter, elle n’est en rien une menace à la cohérence ou au sens, car le linéaire n’est qu’un agencement particulier selon un angle particulier – un point de vue. Il faut pour ma part que je me dé-situe sans cesse du plan pour entrer dans l’espace-temps quand j’écris ; d’où sans doute cette impression de détramage à l’œuvre que vous évoquiez. Sinon je m’ennuie mortellement. Même si le livre n’est qu’un mince témoin des processus psychiques préparatoires à son écriture.

Pour revenir au secret de la médecine évoqué plus haut, Quand la parole attend la nuit décrit aussi bien les années de médecine de Solal que la manière dont le récit va se saisir, par et dans l’écriture, de la médecine. Un double mouvement se dessine qui ouvre là encore à un double questionnement.
De fait, c’est tout d’abord la vision contrastée de la passion ou tout du moins de ce qui s’y implique qui est convoquée : elle serait comme une maladie et cette maladie prendrait les accents d’un chaos car, comme vous le dites, « Le chaos qui nous habite est plus puissant que les corps. » S’agit-il ainsi pour vous de mettre en évidence par l’écriture une maladie, celle de la tension chaotique de chacun, qui, sans l’écriture même, ne pourrait être mise en évidence, celle qui fait de la nuit un abcès ? En quoi consiste alors la vertu thérapeutique selon vous du récit : dans la vertu antique de la catharsis ? Est-ce cela soigner : que la parole attende la nuit ?

Votre question est compliquée. Je vais devoir y répondre longuement.

Avant tout, il faut rappeler que la maladie est un concept parfois ambigu. La maladie psychique tout particulièrement. Le Normal et le Pathologique de Canguilhem reste une référence implicite en médecine. Et pour la définition des entités pathologiques interviennent aussi des enjeux non scientifiques, culturels, politiques et bien sûr économiques. Ceci dit, en étudiant la médecine, on prend conscience que l’état « sain » est un continuum dont les franges sont larges. Souvent il faut attendre l’évolution d’un symptôme avant de pouvoir parler de syndrome ou maladie. J’ai donc gardé en moi l’idée que nous vivons (et sommes) un continuum avec des limites, plus ou moins floues selon les individus, à partir desquelles on parle de maladies. Par ailleurs, avec l’évolution de la médecine, il est devenu approximatif de penser à la maladie comme autrefois, puisqu’il y a des affections avec lesquelles on vit normalement ou presque, qui entrent en rémission longue, qui s’endorment pour de bon sans qu’on s’avance toutefois à déclarer la guérison (les médecins sont prudents.) La frontière entre maladie et normalité s’est déplacée au sein même des individus désormais, et pas seulement entre eux. Ce qui brouille les définitions figées. D’autre part, pour les troubles psychiques, on se souvient que Freud comparait la psyché à un cristal. Selon les individus, le cristal ne se casse ni se fêle suivant les mêmes arêtes.

C’est avec cette sorte de relativité restreinte que je pense.

Ainsi si la passion amoureuse est une « maladie », les anciens la considérant telle, elle est aussi le symptôme d’une psyché particulière (même si elle est différemment scénarisée ou jugée selon les cultures.) Il y a des gens qui n’ont jamais éprouvé de passion, et pas seulement parce qu’ils n’ont pas rencontré l’autre qui fait tilt, mais parce que leur constitution affective ou psychique ne s’y prête sans doute pas. La passion serait une « maladie de la rencontre », ce qui mène vers l’inconnu de soi et à des actes qu’on ne se croyait pas possible de faire ou d’accepter, jusqu’à la mort parfois – meurtre, suicide ou les deux. Or dans ce roman, comme je l’expliquais plus tôt, j’ai voulu qu’un va-et-vient s’instaure entre Solal et ses patients : sa formation se fait par un dialogue, et parce qu’il accepte que la distance thérapeutique, indispensable en médecine, soit élastique, n’interdise pas l’identification ou le rejet, mais pour comprendre ces mécanismes et les maîtriser. C’est cela l’empathie, je crois. Non une guimauve sentimentale, mais une connaissance tactile (pleine de tact) de l’autre.

Ce livre est aussi né (je ne l’ai pas encore évoqué, mais puisque vous êtes curieux des cuisines…) d’un court texte paru dans une revue disparue Libres Cahiers pour la psychanalyse : j’y décris un vieux mystique qui souffrait de cette dépression qu’on nommait acédie au Moyen âge – la perte de l’amour au-dedans. J’avais eu la profonde conviction que cet homme était celui que j’aurais pu devenir vieux si l’écriture n’était pas advenue dans ma vie (si je n’étais jamais parvenu à écrire un récit). Cette nouvelle portait en exergue des vers du lied de Wagner : Im Treibhaus, tiré de ses études pour le Tristan. La passion (et ses gouffres mortifères) est donc au cœur de Quand la parole attend la nuit, en sa genèse précoce, et c’est ce qui malmène Solal et Simon, la mère de Solal, sa tante et le cousin toxicomane, la « dame du soir » qui se suicide, ce qui s’associe également au nom d’Albert Cohen.

Quant à la nuit, elle n’est pas un abcès pour moi, c’est au contraire le lieu-temps de la désuture, donc de la mise à plat douloureuse, angoissante mais qui permet l’évacuation des abcès. C’est celle de la rencontre : la Nuit obscure de Jean de la Croix. Et puis dans l’expérience de Solal, comme dans celle de nombreux médecins aux urgences, c’est par la crise certes mais dans la parenthèse de la nuit que la parole peut couler, quand le silence (et repli de l’ego) se fait qui permet d’écouter ce qui ne se dirait pas autrement, ou du moins ne s’entendrait pas. La littérature permet cela aussi. Mais je suis embarrassé par votre question sur la vertu thérapeutique du récit. Elle demanderait un livre à elle seule. Soigner, je veux bien, mais de quoi ? Pardonnez mon pragmatisme, mais cela reste une question – que sans doute je pose pour éviter l’abus des analogies. Récit et littérature thérapeutique, bibliothérapie, sens réparateur de la littérature, en tout cela j’entends qu’il flotte quelque chose de juste. Quelque chose me gêne pourtant et fait dire : pas seulement. Du point de vue de l’auteur, je reprendrai l’image que j’ai donnée dans La Voix écrite : je me sens comme un insecte qui mue, et chaque livre est pour moi une peau abandonnée qui correspond à une étape de mon parcours. Côté lecteur, c’est plus aléatoire : parce qu’une lecture est une rencontre et que le moment doit être le bon. Plutôt que catharsis, mot dont les référentiels sont un peu chargés, je préfère l’idée que le récit a une vertu thérapeutique s’il désentrave. Quand cela se produit, je verrais le livre comme ce qui permet à l’autre d’être seul avec soi-même sans crainte, comme je le disais tout à l’heure. Ce qui n’exclut ni le doute ni les bousculades. Mais je suis en cela influencé par Winnicott (et ses essais sur le jeu ou La capacité à être seul).

Pour terminer, je voulais préciser quelque chose avec vous. On a écrit que la maladie m’avait fait « entrer en littérature » ; or c’est plutôt d’avoir éprouvé la limite de mes capacités de soignant qui m’a délivré des dernières entraves intérieures envers l’écriture. Paradoxe vécu : la littérature ne soigne peut-être que si le soignant en elle est devenu impuissant.

La seconde question qui concerne les liens de la médecine et du récit dans Quand la parole attend la nuit me parait se concentrer avant tout sur la manière dont le roman procède depuis la mise en évidence de lois morales. De situation en situation se multiplient différents aphorismes, comme autant de lois d’observation énoncées au présent de vérité générale et qui, à terme, finissent par dessiner une véritable morale de vie. Est-ce l’une des visées affirmées de votre écriture que de produire lois morales et maximes ? Ces différents aphorismes doivent-ils être enfin lus dans l’effort de médecine du récit ?

Ces lois, ces aphorismes, c’est peut-être un tic de ma part. J’ai toujours aimé comprendre, examiner le réel et souvent pour chercher à m’en dépêtrer, éprouvant un grand plaisir à repérer des lois. Et pour ce qui concerne la compréhension de l’humain, toujours avec le souci de les superposer les unes aux autres, de démultiplier les hypothèses aussi (l’histoire de la médecine, et de la psychiatrie surtout, est une succession de théories qu’on a contredites ou combinées), donc de les remettre en question. Ces aphorismes sont peut-être de petits tumulus, des cairns que je pose dans mon récit, et qui sont des moments de repos, de synthèse – avant de poursuivre la route. Parfois on les prend pour des paroles définitives, qui peuvent sembler sentencieuses. Or à mes yeux ces petits concentrés ponctuels sont à interroger dans le mouvement général du livre entier. Songez aux cairns de Andy Goldsworthy par exemple, qui n’ont de sens, souvent énigmatiques, que dans le dessin d’un paysage entier. Ainsi de ces aphorismes. Car si j’aime farouchement la liberté et l’indépendance, si j’aime l’aventure et à sans cesse me dé-center, me desceller de mes certitudes du moment pour vibrer, si la littérature est vite devenue pour moi une « école buissonnière » (comme celle originellement que la Réforme organisait en marge de l’Église), je sens bien que mon cristal mental est limité en ses possibles ou brisures, comme l’aurait dit M. le Dr Freud. Ces aphorismes sont des garde-fous donc, mais que lors de mes relectures, toujours critiques, j’aime contredire ou questionner jusqu’à la fin de l’écriture du texte, et qu’ensuite après publication j’aime encore interroger, faire mentir – du moins pour certains. Je suis loin d’être fidèle à ce que je dis ou écris. Et ce d’autant que comme psychiatre vous savez que ce que vous dites est aussi le fruit d’une rencontre, et donc en partie imprévisible. Ce serait plutôt cela ma règle de vie – plus une structure de penser qu’une pensée avec ses formules. À mes yeux, c’est un antidépresseur puissant.

Quand la parole attend la nuit convoque également quelques figures de l’histoire littéraire, notamment pour les plus saillantes d’entre elles, André Gide et Albert Cohen auquel le prénom Solal rend notamment hommage. Ont-elles été des guides durant l’écriture du roman et, si oui, de quelle manière vous ont-elles particulièrement influencé au point d’en convoquer ici le souvenir ?

Les auteurs cités ne sont pas forcément ceux à qui je rends hommage, mais ceux qui me semblent, quand j’écris le livre, avoir leur mot à dire. Gide par exemple a beaucoup compté autour de cet âge que je prête à Solal au début du roman. La Porte étroite ou L’Immoraliste. C’est l’auteur d’un moment de la jeunesse – celui qui dit oui à ce qu’il est. Quant à Cohen, je vous avouerais que Solal ne m’y a pas fait songer tout de suite. C’est en écrivant la tentative de suicide de la mère que je me suis souvenu qu’il y avait un autre et célèbre Solal, celui de Belle du Seigneur (son Solal est amant, le mien est médecin !) Cela a failli me défaire de ce prénom. Et puis j’y ai lu une cohérence involontaire (frôlement de l’inceste dans la pulsion matricide). Mon inconscient avait bien fonctionné. C’est pourquoi j’ai évoqué Cohen, mais dans la chambre de la mère, et pour l’y laisser au moment où Solal accepte qu’il ne peut pas faire pour elle de miracle, que ce n’est pas à lui de la soigner – au moment où il la quitte pour de bon.

Mais comme en tout livre, il y a des références ébauchées ou implicites, parfois présentes par de simples allusions. J’évoquais Goethe tout à l’heure ou Hesse, mais il y a aussi et surtout Novalis et son Brouillon général ou Ofterdingen que j’ai cité dans un autre de mes livres, ou encore Cavafis. Pendant les mois de préparation, j’avais également lu et relu le Promontoire du songe de Hugo. Méditant aux urgences, on regarde par une lunette astronomique, comme Hugo en visite chez Arago, et on s’avance en myope sur le Promontorium somnii – en surplomb de la nuit. Et puis je pourrais invoquer Adalbert Stifter. Cette presque naïveté, ce sentimentalisme et la désillusion douce-amère de l’enfant qui a grandi trop vite, et que je prête à Solal, c’est souvent ce qui sous-tend les petits romans de Stifter. Enfin, il y a des œuvres où je vais simplement puiser de la liberté et qui me nourrissent quand je patine, quand l’écriture se grippe. Le Sayat nova (La Couleur de la grenade) de Paradjanov en est une.

Ma dernière question voudrait porter sur la sortie de la nuit qu’augure la fin du récit : chacun de vos textes, aussi sombres soient-ils, ne s’accomplissent qu’à la faveur d’une note d’espoir solaire qui emporte le récit. Ici elle s’impose quand la Fin de l’Histoire s’achève avec le 11 septembre. En quoi est-il toujours important pour vous d’offrir dans vos récits ce qu’on pourrait nommer un mouvement de refaisance ou de recouvrance par lequel le personnage s’ouvre à la revie ?

Je vivais à Manhattan lors des attentats du 11 septembre. Cet événement n’a pas été indirect pour moi. Du studio que j’occupais avec mon compagnon, nous voyions le World Trade Center et dans la rue une caserne de pompiers. Pendant des semaines, nous avons senti la fumée et vu fleurir les trottoirs, avec les autels spontanés, les bougies, les portraits, les signes religieux, les innombrables et si bouleversantes peluches. Et ce jusque devant notre porte, puisque quinze pompiers sont morts dans la caserne voisine. Et quelques mois après, je suis tombé malade. Ces deux événements, l’un personnel et l’autre mondial, se sont donc accolés, faisant dans mon souvenir un grand trou intime et collectif.

Avec Quand la parole attend la nuit, j’ai voulu écrire le roman du parcours intérieur de Solal jusqu’à ce qui représente aujourd’hui l’entrée dans une nouvelle ère, initiée par une catastrophe. Et qui pour moi correspondait à une époque, intime et historique, qui a renversé tout ce que j’avais compris jusque là pour le chambouler et l’accomplir à la fois – pour le révéler. Certes, j’ai survécu à ce cancer dont j’ai abondamment parlé ; mais ce qui en est sorti ne l’aurait pu sans ce qui s’était préparé avant. Ce fut toutefois exigeant psychologiquement de retrouver cet état d’esprit d’avant la catastrophe (au temps de la supposée innocence) que je prête à Solal. J’avais besoin pour cela de la fiction.

Quant à cette « refaisance », là encore il faudrait un petit livre pour vous répondre en nuance. Malade, j’ai continûment éprouvé l’urgence de rester vivant, afin de mourir vivant, c’est-à-dire de ne pas me laisser enfermer dans une prison mentale. La passion amoureuse produit cela également : vous couper de vous-même et donc des autres, au point qu’on veuille en finir. J’ai souvent dit (d’expérience) à mes patients et amis déprimés : il n’y a que la mort qui est sans solution. Ça me semble juste du bon sens. Si je suis sinon pessimiste du moins sans mes illusions anciennes, je ne suis jamais tombé dans cette lucidité fermée des grands mélancoliques (l’acédie) – qui au plan sociétal devient terreau réactionnaire. Ce n’est là que l’illustration d’un narcissisme déplorateur, versant hargneux de l’ego. Si dans une démarche artistique on n’abrase pas l’ego, comme les mystiques d’antan mais sans se nier toutefois, si on ne se décentre pas en tant qu’individu et représentant d’une culture ou d’une époque, je trouve qu’on a la vue courte ou bouchée. Pour ma part, j’aime laisser sa liberté à l’imaginaire et ne pas être ligoté par le réalisme menteur, par les injonctions apocalyptiques, par le rationalisme forcené, par tous les TINA, quand ils deviennent des antiennes et ne sont pas démontrés. La vie est un système fragile et résilient (du moins jusqu’à un certain seuil). Ecrire l’espoir c’est aussi voir que quelque chose se poursuit toujours après nous (avec ou sans nous), que le monde se recompose toujours et depuis toujours ; ce n’est pas ignorer les puissances destructrices de déliaison à l’œuvre (et leur déni), mais ne pas être non plus submergé par la fascination qu’exerce leur menace. Et puis, songez aux conceptions cosmogoniques des Bouddhistes : les dieux mêmes meurent, les mondes se détruisent et renaissent. Dès qu’on se décentre comme individu et comme membre d’une culture donnée, on respire tellement mieux, on distingue tellement plus précisément le fourmillement des plis du divers (c’est l’horizon de « l’exote » chez Victor Segalen). Pardon de le dire ainsi, mais moi c’est ça qui me fait bander ! Même si pour percevoir cela, il faut avoir affronté ce dont et de qui nous sommes faits – avoir osé l’intime. C’est de l’intime devenu conscient que peut s’agrandir et se nuancer, je le crois, le regard sur l’autre : une bienveillance mais sans illusion, sans complaisance. Oser l’intimité, c’est en littérature ré-habiter le monde inhabitable, c’est l’humaniser et ce jusqu’aux cailloux. L’espoir que je place en la fin de ce roman, c’est que aimer est possible – ceci dit sans violon ni angélisme. Mais sans doute pour cela est-il nécessaire d’avoir, aussi et d’abord peut-être, pu comprendre (ou fait l’effort de comprendre) nos propres parents, ceux qui nous ont fait souffrir, ceux qui nous ont quittés. Bref, esquiver l’enfermement. Qu’il soit fomenté par l’autosatisfaction ou le déni, par le remords, le regret ou le ressentiment. La mélancolie est narcissique, elle est lucide mais se prive du troisième œil qui rend voyant. Elle est éblouie par son propre soleil noir. Et moi je veux avoir des yeux ouverts partout sur le crâne pour ne pas être dupe de mes angles morts – et c’est cela qui rend l’espoir. Les mélancoliques croient savoir et ne savent rien. Comme les morts, dit l’Ecclésiaste, qui ne savent tien. L’espace littéraire authentique ouvre inévitablement à la vie.

On me rétorquera Blanchot, et cet écrire dans l’entre-deux dont parle Agamben à son propos, entre le moment de la mort et la mort même, dans cet espace-temps quand le narrateur je-il de L’Instant de ma mort marche vers le mur où il doit être fusillé, avant d’être sauvé in extremis. L’écriture aurait son espace dans cet entre-deux-là. Je peux volontiers adhérer à cela. On peut écrire la vie entre une mort et une autre, c’est ce qu’il me semble vivre depuis quinze ans. Mais on peut aussi mourir avant de mourir, comme je le disais plus haut, en étant enfermé dans la « lucidité » mélancolique et la mauvaise foi (qui s’ignore ou pas.) C’est là que purule la parole réactionnaire, qui adore effectivement cet « abcès de la nuit » dont vous parliez, qui cultive ses symptômes et s’en délecte, qui se goinfre des catastrophes possibles. Sans pourtant se souvenir que apocalypse signifie révélation. Ou bien pour se moquer de ceux qui le disent. Si les mauvaises nouvelles du monde nous ouvrent les yeux sur nous-mêmes, alors heureux les temps que nous vivons. Que la littérature contemporaine porte cet espoir et cette « revie », comme vous l’avez écrit dans Après la littérature, pour moi ce n’est qu’une salutaire évidence et un signe d’humilité devant l’inconnu. La fin de l’Histoire est une farce qu’on déclinera encore. Mais il n’y a que la vie, malgré les symptômes ou maladies qui la traversent et changent – la vie et ses serpentins.

Patrick Autréaux, Quand la parole attend la nuit, Verdier, août 2019, 176 p., 15 € — Lire un extrait