Edouard Louis : Qui a tué mon père

Édouard Louis détail de l'édition de poche du livre © Seuil

La parution en édition de poche de Qui a tué mon père est l’occasion de revenir sur un des fils rouges des livres d’Edouard Louis, à savoir la question de la violence. En effet, comme dans ses livres précédents, Qui a tué mon père a pour centre la violence : celle que l’on subit, celle que l’on inflige, violence physique et psychologique. Mais la violence dont il est question ici dépasse les limites de ce que l’on entend habituellement par « violence » puisqu’il s’agit aussi de violence symbolique, de violence systémique, de la violence de rapports de pouvoir qui ne se réduisent pas aux coups de matraque de la police.

Ce sont toutes ces dimensions de la violence que visent à décliner En finir avec Eddy Bellegueule, Histoire de la violence et, donc, Qui a tué mon père. La violence n’est jamais localisée dans un type d’actes, dans un « lieu » exclusif, dans une institution identifiable, dans un sujet qui par essence l’exercerait : elle est dispersée à travers un ensemble de relations et de places plurielles et variables.

Face à cette violence, écrire pourrait apparaître comme une violence en retour, présente dans les titres : « en finir », « tué », – mais surtout comme une lutte contre la violence, celle des autres autant que la sienne, comme une façon de contrer ses objectifs et ses effets, en même temps qu’un moyen de faire exister les individus par-delà cette violence, y compris, comme dans Qui a tué mon père, par-delà celle qu’ils peuvent exercer. Il ne s’agit pas d’absoudre dans un geste chrétien, encore moins de tout rendre équivalent en mettant sur un même plan les victimes et les bourreaux. Si la violence est constitutive, elle l’est de tous et s’exerce sur tous, comme le père du livre qui à la fois peut infliger la violence de paroles, de silences, d’actes, et subir lui-même la violence de son fils, la violence sociale, la violence d’un néolibéralisme économique et politique destructeur. La violence ne définit pas une essence mais est le mode de rapports mobiles et complexes, stratifiés, pluriels.

Qui a tué mon père s’organise autour de souvenirs du narrateur, souvenirs qui sont comme des instantanés brefs, suscités – lors d’un retour du fils auprès de son père –, par la vision de ce qu’est devenu celui-ci : un corps en lambeaux, souffrant, détruit. Ce corps est l’axe du récit, ce à partir de quoi les souvenirs se déploient et ce vers quoi ils convergent. Et ces souvenirs formeront une histoire de ce corps, une sorte d’archéologie par laquelle est reconstituée une histoire faite d’une violence plurielle qui, s’exerçant sur ce corps, étant aussi produite par lui, aboutit à son état présent, à l’état détruit de ce corps déjà presque agonisant. Le corps subit une sorte de fatalité : celle de la violence sociale, physique, psychologique, symbolique, économique, violence de discours et de gestes qui assignent des identités, des places à l’intérieur des relations. Le livre d’Édouard Louis construit l’histoire de cette violence, entremêlant la pluralité qui lui est inhérente, les différentes strates qui la constituent, pour aboutir à cet état d’un corps massacré, lentement assassiné.

Si ce corps est ainsi mis en avant, c’est qu’il est ce qui dans ce massacre est le plus évident, le plus immédiatement visible. Mais il est aussi le signe d’un processus de démolition, d’une logique destructrice qui, moins visible, tirant en partie son efficacité de ne pas l’être, doit être mise au jour. C’est cette opération de mise au jour que, de manière extrêmement condensée, réalise Qui a tué mon père. Il s’agit de faire l’histoire de ce corps pour, à travers celle-ci, faire l’histoire des dimensions d’un pouvoir pluriel et violent, pour faire apparaître le développement de ce pouvoir à travers la durée d’une vie.

Habituellement, la violence structurelle, systémique, n’est pas perçue en tant que telle, elle est au contraire recouverte par des discours et représentations qui la font passer pour un ordre naturel des choses, ordre qui permet à la violence, dans toutes ses dimensions, de s’exercer efficacement, de détruire ou sauver selon la place que l’on occupe dans le système. Ainsi les pauvres sont des fainéants, les hommes sont virils, faire des études est une idée de PD, etc. Tout un ensemble de discours, de stéréotypes, de conditions matérielles est réuni pour produire en chacun une subjectivité, une représentation de soi et des autres, une identité que l’on s’attribue ou que l’on attribue aux autres, des affects et façons de percevoir – tout ceci étant régulé par une logique de la violence par laquelle cette violence est produite et reproduite. Si la violence est constitutive des relations mais aussi, à l’intérieur de ces relations, des identités et subjectivités, cette violence n’est jamais « naturelle », elle est toujours – comme les identités, les subjectivités, les existences matérielles – prise dans un système de production de cette violence, elle est acquise, transmise, répétée selon des modalités plurielles et complexes. Ce sont ces modalités et cette complexité qu’Édouard Louis déplie et donne à voir.

Il n’y a pas d’un côté les méchants et de l’autre les gentils, personne n’est en soi victime ou bourreau même si, dans le système, les places de la victime et du bourreau ne sont pas équivalentes, ne doivent pas être confondues selon une forme de cynisme qui ne serait, au fond, qu’un masque pour la domination et la violence. Dans Histoire de la violence, par exemple, celui qui subit le viol est aussi celui qui peut, en tant que Blanc, reproduire un système de violence raciste. Aux positions de l’agresseur et de l’agressé dans ce cas de violence sexuelle – positions conditionnées par un système hétérocentré et sexiste – se superposent ici celles du Blanc et du non Blanc, de celui qui est devenu un membre de la bourgeoisie intellectuelle et de celui qui demeure parmi les pauvres, les déclassés, etc. L’identité de chacun est multiple, et son action sur les autres ou ce qu’il peut subir, sa place dans la relation de pouvoir sont mobiles et pluriels. Dans Qui a tué mon père, le père et le fils occupent tour à tour des places différentes, le rapport de pouvoir s’inversant, sautant d’une strate à l’autre, d’un degré à l’autre – mobilité qui s’accompagne d’affects et sentiments eux-mêmes mobiles, complexes, réversibles, et d’une subjectivité traversée de changements et inversions. (Cette pluralité et complexité sont d’ailleurs condensées dans le titre du livre qui peut être autant lu comme une affirmation que comme une interrogation mais sans point d’interrogation : celui ou celle ou cela « qui a tué mon père » n’étant pas, dans le titre, énoncés, peuvent correspondre à une pluralité d’assassins divers et tous également coupables ; la couverture du livre peut aussi être lue comme « Édouard Louis qui a tué mon père », ouvrant une série d’interprétations possibles sur l’identité ou la place du coupable…).

Cette complexité des relations de pouvoir est l’objet des livres d’Édouard Louis, la mobilité et pluralité de celles-ci, les subjectivités qui leur sont liées, leurs effets matériels, affectifs, politiques. Dans Qui a tué mon père, l’auteur insiste sur la sorte d’enfermement impliqué par ces relations : enfermement non pas nécessairement dans des prisons ou des asiles, mais à ciel ouvert, dans son propre corps, sa propre tête : emprisonnement que l’individu opère lui-même sur lui-même – sans pourtant que cette opération ait été consciemment choisie – comme il le produit chez les autres. Le soi est un soi qui résulte d’une oppression subie autant qu’auto-effectuée, comme l’autre est constitué autant qu’il se constitue à l’intérieur de ce système d’oppression sans matraque ni esclavage. Ce qui en résulte est l’exclusion de possibles non actualisés, étouffés et recouverts par le poids d’un soi qui est le produit fini d’une chaîne de production de la violence. Ces possibles affleurent parfois dans un geste, un regard, une action imprévue ou insuffisamment maitrisée par la subjectivité policière qui est devenue la nôtre. Ils sont là, dans le corps, dans la pensée, en conflit avec le corps et la pensée du flic que nous constituons en nous, et parfois lui échappent, la plupart du temps lui obéissent – ce que chacun est se constituant à l’intérieur de ces rapports conflictuels, se déplaçant sans cesse à l’intérieur de ces rapports : subjectivité scindée, plurielle, mobile…

Par rapport à cette réalité des rapports violents constitutifs d’un pouvoir anonyme et pluriel, l’écriture aurait deux fonctions. La première consiste, par l’écriture, par le livre, à s’emparer d’un moyen qui dans l’ordre de la violence sert à perpétuer et à produire cette violence – violence symbolique, violence dont les effets sont bien matériels – mais pour étaler cette violence, sa réalité, ses mécanismes, ses effets. L’écriture, donc, comme moyen d’une mise en évidence de ce qui nous gouverne et, littéralement, détruit. Un moyen valorisé de l’ordre bourgeois, donc hétérocentré, sexiste, raciste, néolibéral, devient la possibilité d’une arme contre cet ordre. La seconde fonction de l’écriture consiste à faire exister, au sein de l’ordre symbolique, ceux et celles qui en sont exclus, de faire advenir leurs paroles, leurs réalités, leurs vies à l’intérieur d’un système qui habituellement n’en veut pas, qui au contraire pour exister ne peut que les exclure et les piétiner.

Ce qui, par l’écriture advient dans l’espace public, dans l’espace valorisé de la littérature, c’est non seulement toutes ces vies ignorées, condamnées, massacrées, mais aussi une dénaturalisation qui sert d’alibi aux assassins. L’écriture est ici synonyme d’échec de la violence – une sortie hors de ses rouages, une sorte de sabotage. Ce serait la question centrale de ce livre d’Édouard Louis comme des précédents : comment s’extraire de la violence ? comment la combattre mais surtout lui échapper, exister autrement et ailleurs que dans les mailles de sa logique ?

Édouard Louis, Qui a tué mon père, éditions Points, septembre 2019, 96 p., 5 €