Romain Laguna : Les Météorites

© Romain Laguna, Les Météorites

Le premier long-métrage de Romain Laguna, Les Météorites, est social et poétique, habité par le très terrestre comme traversé par l’immensité du ciel, par l’au-delà du ciel. Si le réalisateur filme la montagne, la terre, le vent, des personnages dont le microcosme pourrait aussi valoir en tant qu’image de l’être humain ici-bas, il inclut surtout dans ce film une nature dont la présence à l’image se double d’une immensité qui ne peut être filmée, qui dépasse l’Homme, sa perception, sa pensée.

L’objet central de ce film est le rapport à une nature et à des forces immensément plus larges, hors des frontières humaines – nature et forces qui sont désirées, qui sont l’objet d’une contemplation, d’une fascination autant pour le « personnage » principal que de la part du film lui-même, tout entier construit autour de ce hors-champ qui ne peut être que pressenti, senti plus que perçu ou pensé clairement, et dont le film nous montre les signes.

Nina est une adolescente fondamentalement décalée par rapport aux contraintes, aux convenances, aux normes. Non intéressée par les études scolaires qu’elle abandonne, peu adaptée aux horaires ou encore aux règles du travail, aux normes sociales auxquelles elle est confrontée, la jeune fille est, par opposition, filmée au sein d’un milieu naturel dont elle semble en elle-même faire partie. Sa première apparition à l’écran la montre comme un facteur de désordre et de vitesse à l’intérieur d’un cadre caractérisé par l’architecture géométrique d’un pont qui représente également la présence humaine dans la nature, la maîtrise de celle-ci par la technique, sa réduction à une matière transformable et utilitaire, finalement effacée.

Le film est structuré par cette première opposition entre le social et la nature, entre des règles et normes qui contraignent, dirigent – et donc limitent –, et une nature désirée dans laquelle Nina se fond comme un de ses éléments, un de ses êtres. A l’inverse, le milieu urbain apparaît délabré et tel un espace caractérisé par des contraintes et limites (une image montre un terrain vague en ruines avec comme premier plan un grillage en fer). Le social, le milieu urbain apparaissent comme un lieu d’enfermement que Nina subit avec ses règles et ses normes machistes, sexistes, racistes, homophobes, classistes. Le personnage de Nina reproduit d’ailleurs des lambeaux de ces normes, se conformant en partie à un rôle sexiste de la femme soumise et dépendante ou proférant l’insulte homophobe favorite du plus grand nombre (« enculé ! »).

Plutôt que de se contenter d’une opposition binaire simple, Romain Laguna expose la façon dont les normes sociales déterminent tout de même celle qui pourtant, par sa nature, désire les fuir et leur échappe. On peut considérer l’apparence décrépite du milieu urbain ou le terrain vague qui forme en son centre un trou catastrophique comme la présence d’une nature à l’œuvre, destructrice, érodant l’ordre urbain et social. Au lieu d’un binarisme sec, est mise en scène la compénétration du social et de la nature, de l’ordre et du désordre, cette relation étant pensée comme un affrontement, une lutte – au lieu de deux réalités séparées –, le film privilégiant le désir et la possibilité du désordre plutôt que la soumission à l’ordre.

Cette relation agonistique, ambivalente, est présente dans les morceaux de Rap que Nina écoute, les paroles stéréotypées des chansons étant l’expression d’une soumission à des normes et règles sociales, d’une reproduction de celles-ci, et la manifestation d’un désir de les fuir. Il en est de même pour le parc dans lequel l’adolescente travaille pendant un temps, qui mêle la nature et l’artifice, les arbres, les bruit du vent, et des faux dinosaures : négation de la nature et persistance d’une nature qui nie sa propre négation. Romain Laguna privilégie cette ambivalence et cet agonisme dans tous les éléments du film, et en premier lieu pour la figure de Nina. Celle-ci s’efforce d’être à l’heure et, la plupart du temps, n’y parvient pas. Elle s’efforce de travailler mais transgresse les règles. Elle s’efforce de se soumettre à une relation amoureuse, pourtant de domination, mais, ce faisant, elle transgresse des normes racistes et sexistes, et finit par échapper à cette relation – celle-ci pouvant également être perçue comme l’affirmation d’un désir dont la force s’impose et dépasse les attendus de chacun comme de la situation. Telle une somnambule, Nina suit ce désir qui l’anime et la conduit à obéir à un certain ordre social et humain du désir comme à vivre ce qui, plus large qu’elle, dépasse en même temps les frontières cet ordre.

On la voit parfois marcher le long d’une route évidemment faite pour les voitures, s’appropriant un espace en transgressant les règles de celui-ci, imposant un autre usage de cet espace qui le transforme et lui attribue une autre dimension (marche, lenteur, rapport différent au paysage, etc.). Nina est nomade, traversant des milieux – géographiques, sociaux, mentaux – auxquels elle tente d’adhérer mais auxquels elle ne peut totalement se conformer, les fuyant et les fissurant, les faisant fuir. Le film ne présente jamais cette dynamique caractéristique de Nina comme une décision, un choix conscient, mais comme l’effet d’une nature ou, pour parler comme Spinoza, d’une puissance. C’est cette puissance, c’est sa propre nature (au sens, donc, de Spinoza) que Nina actualise, nature ou puissance qui dépasse la jeune fille, qui la déborde et qu’elle ne peut, par son mode d’être, qu’affirmer.

En ce sens, Nina est moins un personnage qu’une figure, le signe vivant de ce qui l’anime et se situe pourtant au-delà des limites et possibilités de sa propre existence, de sa propre conscience, de son propre entendement, de sa propre volonté. Nina est comme une automate ou une somnambule non pas errant dans son propre rêve mais dans le monde d’une nature plus vaste qui la détermine. Il s’agit moins pour le réalisateur de dresser le portrait d’un individu que de créer une figure capable d’exprimer, tel un ensemble de signes, cette puissance et le monde qu’elle implique.

Cette figure en évoque d’autres qui font partie de l’histoire du cinéma : Antoine Doinel dans Les 400 coups, la Mona de Sans toit ni loi, Marc dans Le Petit Criminel, Jim et les autres jeunes de La Fureur de vivre, etc. Ce sont là moins des personnages que des figures condensant une nature qui les habite et qui, dans la confrontation avec l’espace social, avec les normes et règles, les pousse vers la marge, vers la désobéissance, les entraine ailleurs tout en fissurant l’ordre lié à ces normes et à ces règles. On peut toujours percevoir ces figures comme les représentants d’une génération, ou y déceler la reproduction du cliché romantique de l’adolescent non encore vaincu par la société, incarnant une sorte d’utopie en acte. Si, en un sens, il s’agit aussi de cela, la valeur de ces films est telle qu’ils n’en restent pas à ce niveau mais font vivre des figures capables de contracter une puissance qui par essence conteste et porte un autre monde, des modes d’être, des valeurs irréductibles à l’ordre social et humain. S’il y a, dans ces films, une critique sociale et politique, cette critique est d’abord menée au nom d’une nature vivante essentiellement et radicalement insubordonnée, impossible à piéger, à intégrer dans n’importe quelle limite. L’affrontement, la guérilla, se situent au niveau de la vie et concernent le rapport entre la nature ou puissance et ce qui vise à son affaiblissement, à son amoindrissement, entre la vie anarchique et insubordonnée et ce qui la limite et la tue. S’il y a une dimension politique de ces films et de leurs figures, c’est parce qu’ils se rattachent à une politique de la puissance – qui n’a rien à voir avec le pouvoir – et militent finalement pour une société dans laquelle chacun serait radicalement ce qu’il « veut », telle une communauté impossible qui serait pourtant la seule qui soit fondamentalement désirable.

Nina tend vers ce type de figures, étant plus la contraction d’une nature ou puissance qu’un personnage représentant de manière vraisemblable un individu avec sa psychologie, etc. Cette logique de la figure permet de saisir la deuxième opposition qui structure l’ensemble du film, à savoir l’opposition entre ce qui limite et ce qui échappe à la limite. L’affrontement entre la nature et les normes sociales n’était qu’un cas de cette seconde opposition qui, dans Les Météorites, relève elle aussi de l’affrontement, de l’ambivalence, plutôt que d’une différence simplement binaire.

En Nina s’affrontent la limite et le dépassement de cette limite, ce qui la déborde et la conteste. Tous les « personnages » du film pourraient être rapportés au même cas que Nina : ils sont jeunes (à l’exception de la mère de Nina, qui ne correspond pas au mode de vie attendu pour une mère de son âge, et du père d’Alex, ces deux adultes étant très peu présents à l’écran), ils semblent parfois rêver d’un ailleurs et autrement, ils paraissent donner du sens au monde à partir d’autre chose que ce qu’ils ont sous les yeux et qui constitue leur monde immédiat (voir, par exemple, la scène où sont évoqués les Reptiliens), et même celui (Alex) qui s’engage dans l’armée et pense que son horizon futur est la guerre, le pense comme un dépassement des limites de sa situation présente et de l’état actuel du monde. Ces « personnages » tournent en rond à l’intérieur d’un monde qui leur impose des barrières auxquelles, d’une façon ou d’une autre, ils désirent échapper : limites géographiques, limites sociales, économiques, limites intellectuelles, etc. Chacun est comme enfermé, se heurtant à tel ou tel mur – l’essentiel étant pourtant de percevoir le mur en tant que tel et d’être capable de concevoir et désirer un au-delà du mur.

Romain Laguna réalise-t-il ici le portrait d’une génération ? Peut-être, même si ce type de portrait générationnel est toujours en soi insuffisant et douteux dans la mesure où il tend à rendre invisibles les différences sociales et politiques au sein d’une « même » génération. Ce qui importe surtout, c’est que le film répète à tous les niveaux l’ambivalence qui traverse ses « personnages », chacun n’étant pas seulement, à sa manière, un individu qui rêve d’évasion mais une figure prise dans un cadre renvoyant lui-même à un au-delà du cadre, un ensemble de possibilités inactualisables à cause de ce qui limite et empêche cette actualisation – chacun étant à la fois le signe de son propre enfermement et le signe de ce qui conteste cet enfermement, le signe d’un au-delà plus vaste, d’une nature ou puissance immense.

La différence entre Nina et les autres est que ceux-ci répondent à leur désir de sortir des frontières qui les définissent et déterminent en reproduisant ce que le cadre dans lequel ils sont pris les conduit à préférer et leur permet de penser, c’est-à-dire en reconduisant des normes et règles constitutives du cadre lui-même : trouver un job mal payé, s’enrôler dans l’armée et faire éventuellement la guerre, réciter les discours préfabriqués du complotisme ou du machisme, adhérer à une certaine logique de classe, etc. Dans Les Météorites, Nina est la seule à se détacher de ses réponses et possibilités qui sont celles, encore, de prisonniers, et à percevoir autre chose, une différence radicale, actualisant ainsi de manière optimale la puissance commune.

La figure de Nina est assimilable à une « voyante » : elle voit et perçoit ce que les autres ne voient pas, étant la seule à apercevoir la météorite qui traverse le ciel jusqu’à son écrasement. Cette figure est définie par ce dépassement de la perception commune, cette faculté qui est la sienne la conduisant à saisir d’autres rapports, d’autres possibles, à penser selon une autre logique. La conscience de Nina est habitée par le cosmos, hantée par des événements non humains qui dépassent les pouvoirs et l’entendement de l’Homme. Contemplant dans un planétarium des images hallucinées du soleil, des étoiles, du cosmos, elle perçoit une autre dimension du monde, de la nature, une autre logique du monde que celle qui guide les règles et normes sociales, par-delà les cadres qui organisent – et limitent – nos modes de vie et de pensée : un monde immense qui n’apparaît nulle part à l’intérieur des frontières de ce qui d’habitude est donné à voir et à penser.

Pour Nina, le terrestre se double du cosmique, le monde d’ici-bas est décentré, débordé par un au-delà qui devient pour elle l’objet d’une contemplation, d’une fascination – qui produit un débordement et comme un oubli de tous les cadres mentaux, géographiques, sociaux. Nina est une sorte d’héroïne pascalienne, l’œil et l’oreille tournés vers l’immensité écrasante et impensable du cosmos, ou une héroïne spinoziste, fascinée par la nature naturante qui déborde les cadres d’une nature naturée qui en est pourtant le signe si l’on sait percevoir les signes, si l’on sait les contempler, les « comprendre », ceci étant précisément ce que fait Nina et qui pourrait sans doute être revendiqué par l’artiste créateur en général, et par exemple par Romain Laguna en tant que cinéaste.

Si Nina est sensible à ce qui pour les autres n’existe pas, si elle perçoit l’habituellement imperceptible, c’est sans doute parce qu’elle est déjà, de manière définitoire, une créature de la nature, s’exposant au vent, contemplant la montagne, nageant sous l’eau comme dans son élément naturel. C’est parce qu’elle est en elle-même une créature de la nature que Nina peut devenir celle qui perçoit ce que cette nature implique de démesuré par-delà sa simple saisie sensible. Percevant et pensant confusément – puisque la pensée qui s’affronte à l’immensité du hors-cadre ne peut être que confuse et obscure – d’autres rapports, des possibilités cosmiques, Nina vit selon une autre temporalité, le temps des horloges, celui de la vie sociale et économique se doublant pour elle d’une durée plus vaste qui est celle du cosmos : les dinosaures ne renvoient pas uniquement à un passé révolu depuis longtemps, ils sont encore, d’une certaine façon, présents aujourd’hui, dans une sorte d’immanence temporelle. Le temps humain découpé selon quelques tâches ou périodicités limitées se double d’un temps cosmique remontant au big bang, à la formation des galaxies, des étoiles, impliquant des catastrophes futures à peine compréhensibles. Dans la conscience de Nina règne une immanence par laquelle tout est présent à tout, le passé le plus lointain et aujourd’hui, des phénomènes stellaires parmi les plus gigantesques et le quotidien le plus banal.

Cette question de la temporalité qui habite la conscience de la jeune fille, ce rapport entre, d’un côté, un temps défini par des limites étanches, par la succession de ses dimensions et, d’un autre côté, une temporalité immanente et plus large, se retrouve dans la façon dont Romain Laguna choisit de construire ce qui est moins un récit qu’un ensemble de fragments temporels, une série d’instants enchaînés par le moyen de cut et d’ellipses. Le récit tend vers la discontinuité, tel un album d’instantanés offrant à chaque fois un moment, un fragment prélevé à l’intérieur d’une durée plus large qui n’est pas filmée en tant que telle. Ce qui intéresse le cinéaste, ce n’est pas seulement l’histoire de Nina, c’est surtout la façon dont cette histoire peut donner lieu à un ensemble de moments qui sont visibles à l’image mais qui, en tant que fragments, renvoient à une durée absente de l’image et dont la présence est paradoxale : une présence impliquée mais invisible, un hors cadre insistant, persistant, que le temps de l’image ne montre pas mais qu’il implique comme une durée virtuelle plus large, hors des limites de ce qui est montré.

Certes, dans Les Météorites, l’ensemble des fragments temporels forme une chronologie, une succession d’actes que l’on peut relier entre eux selon l’ordre d’une progression. Mais, de manière souterraine, cet ordre est perturbé par une forme d’incohérence, par le privilège accordé à des rapports vagues entre les séquences, des sauts temporels qui soustraient souvent de la séquence son lien rationnel avec les autres, avec le contexte des causes et effets – ce privilège donné à un montage volontiers fondé sur le discontinu étant parfois perceptible à l’intérieur d’une même séquence. Par exemple, lorsque Nina est assise dans le planétarium et contemple les images du cosmos sur grand écran, rien ne prépare cette séquence, rien n’explique le fait qu’elle soit seule dans la grande salle, qu’elle puisse profiter du dispositif de projection, etc. : tout le contexte qui habituellement, dans d’autres films, aurait été explicité, est ici absent, et la séquence se donne comme moment relié aux autres selon des relations vagues, relâchées. Dans Les Météorites, ce procédé se retrouve comme principe général du montage et de l’organisation des plans et séquences – montage qui constitue bien un ensemble mais troué et faisant signe vers une durée plus large, un flux temporel hors-cadre mais présent dans le cadre en tant que tel.

Pour Romain Laguna, il s’agit de filmer le temps plusieurs fois : comme temps de l’image au présent, comme présent d’un moment, d’un fragment, et, par-delà ce présent, comme durée virtuelle qui est à la fois la durée d’une existence – celle, par exemple, de Nina – et la durée immanente d’un temps cosmique. Et le rapport du fragment présent à la durée virtuelle n’est pas réductible au rapport entre une partie et le tout dans lequel elle s’insère : le virtuel n’est pas comme la clef d’une énigme, le point de vue totalisant qui donnerait sa cohérence au partiel, il est d’abord et avant tout ce qui déborde, ce qui par sa nature est hors-cadre, l’au-delà qui existe obscurément, infiniment déployé. Le temps, ici, est ce qui est sensible sans pouvoir être réduit aux délimitations de ce qui peut être immédiatement et clairement perçu – un temps pluriel impliquant un hors-champ, un hors-cadre mais que le champ inclut comme l’objet d’une intuition obscure, d’une perception vague et irréductible. C’est cette intuition, cette perception dont la figure de Nina est capable à un plus haut niveau – figure de « voyante » (comme Rimbaud parlait du poète comme « voyant ») percevant le hors-cadre et le désirant, fascinée, tel également, sans doute, l’artiste, le cinéaste.

Ce rapport entre le cadre et un virtuel hors-cadre qu’il implique constitue également, dans Les Météorites, la logique de l’espace. Si celle-ci est caractérisée par l’opposition et l’ambivalence entre l’espace urbain et l’espace naturel, elle l’est surtout par la tension entre l’espace dans le cadre et ce qui dépasse infiniment ce cadre. Le film se situant dans le sud de la France, au nord de Béziers, dans le massif du Caroux, il est singulier que Romain Laguna ait choisi un format 4/3 contraignant à un cadre serré, forcément réduit. Pourquoi choisir un format serré pour filmer dans un massif ? Si ce format permet de concentrer l’image sur Nina, il se présente en même temps, justement, comme réduit par rapport au hors-champ impliqué par chaque plan et chaque scène : ce que nous voyons à l’écran n’est souvent qu’une partie des interactions, de l’environnement, du paysage, de ce qui est impliqué par tel ou tel plan. Le cadre serré crée ici un hors-champ qui existe dans l’image en tant que tel.

© Romain Laguna, Les Météorites

Cette logique du hors-champ est la plus explicite lorsqu’il s’agit des scènes qui ont lieu dans le massif lui-même. Son immensité, la multiplicité de ses éléments ne peuvent entrer dans le cadre : nous n’en percevons que des fragments en fonction de tel point de vue limité, l’ensemble de pierre, d’arbres secs, de vent, existant toujours au-delà de ce qui est perceptible et ne pouvant, en tant qu’ensemble, être perçu. Les images du massif font signe vers ce qui, trop grand, immense, ne peut entrer à l’intérieur des grilles de la perception, et qui est lui-même le signe d’un gigantisme plus important encore, celui du cosmos tout entier, vertigineux et toujours au-delà. Nina est la figure qui permet le lien entre le monde humain et le monde du massif, comme elle est celle qui relie le massif, son immensité naturelle, à l’immensité cosmique. Elle est celle qui relie le temps humain au temps cosmique des étoiles, à leur naissance, à la destruction immense dont le cosmos est porteur. Elle est la figure par laquelle s’opère la relation entre le très terrestre, le plus banal, et l’extraordinaire d’une nature qui échappe radicalement à ce que nous pouvons penser, savoir, croire. Le massif comme le cosmos demeurent pour toujours hors-cadre, et c’est ce hors-cadre trop immense pour nous qui habite la conscience somnambulique de Nina. Par cette conscience, Nina relie la Terre et un cosmos dont la présence s’impose sans pouvoir être clairement pensée ni perçue, dans une sorte de vertige là encore pascalien (mais, bien sûr, sans aucun Dieu), incluant l’ici-bas et le cosmique dans une immanence à jamais débordante.

Ce rapport à l’immense, au hors-cadre, à un dehors qui demeure hors du présent de l’image, anime ce premier long-métrage d’autant plus remarquable que Romain Laguna sait ne pas en rester à l’idée, à une illustration plus ou moins maladroite de cette idée, mais trouve les moyens cinématographiques et sensibles pour celle-ci, faisant d’une idée ou, si l’on peut dire, d’une perception métaphysiques, une idée réellement cinématographique que le film fait voir et sentir. Par le film, l’idée est une réalité sensible, le hors-cadre devient une dimension du cadre, le cosmos existe sur Terre, parmi les choses et parmi nous – il devient la Terre et il devient nous.

C’est ce devenir-cosmos du monde que la figure de Nina effectue. Dans la dernière séquence, elle s’enfonce dans le massif, dans sa nature pierreuse, nocturne, animale, et découvre l’impact de la météorite, un large trou dans le sol (qui pourrait faire écho au terrain vague qui troue l’espace urbain que le film nous a fait voir). La météorite n’est plus seulement un corps céleste séparé de la Terre, elle est aussi une réalité terrestre : le ciel a chuté sur Terre et la Terre s’élève jusqu’au ciel. Par cette chute du corps spatial, la division binaire entre le terrestre et l’extraterrestre se brouille, s’efface, et ce qui est imperceptible peut être saisi par nos yeux : l’immanence de la Terre et du cosmos.

Cette immanence est aussi visée par le film lui-même qui s’efforce de mettre en place des conditions cinématographiques pour la perception de cette immanence, pour la « présence » de l’immensité naturelle et du cosmique à l’intérieur de notre quotidien banal, de nos esprits limités et aveugles. Le film réalise à sa manière la chute de l’astéroïde sur la Terre, il en est la perception dans des images et dans des sons. Filmer, alors, ne saurait être faire des images, représenter des choses ou des situations. Filmer devient faire des images par lesquelles les choses sont reliées à ce qui les dépasse, à ce qui les rattache à une immensité infiniment plus large. Filmer des « personnages », ce n’est pas représenter des individus mais créer des figures. Et faire des images, c’est créer ce qui dans l’image déborde l’image, ce qui la déplace, la décentre, et y inclut ce qui ne peut jamais se réduire à l’image.

Les Météorites. Film de Romain Laguna. Scénario : Romain Laguna et Salvatore Lista. Avec : Zéa Duprez, Billal Agab, Oumaima Lyamouri, Nathan Le Graciet, Rosy Bronner, Camille Lignon, Charles Bousquet, Philippe Gonzales. Sorti en salle en mai dernier, le film peut être visionné sur diverses plateformes, par exemple ici.