Rick Bass : « Avides d’écouter toutes les histoires qui se racontent autour de la table » (Sur la route et en cuisine)

The Traveling Feast (détail couverture édition originale)

Lors d’un dîner avec Joyce Carol Oates, raconté dans Sur la route et en cuisine, Rick Bass cite Richard Ford et sa « philosophie du lapin écrasé : quand on est critique littéraire, dit Ford, il est absurde de rédiger la critique d’un livre qu’on n’aime pas. Autant rouler sur la route et faire un écart pour écraser un lapin ». Critique garantie sans lapin du dernier livre de Rick Bass qui vient de paraître chez Bourgois dans une traduction de Brice Matthieussent.

La dédicace du dernier livre de Rick Bass, à son père « mentor précoce, géologue héroïque, conteur bien-aimé, et tant d’autres choses », en donne la clé et en déploie les strates : Sur la route et en cuisine est un hommage singulier aux grands aînés qui ont inspiré et jalonné le parcours de Rick Bass, à une famille de cœur, c’est un recueil de contes inspirants, un hymne à la puissance du récit, un guide culinaire comme un art poétique, « et tant d’autres choses encore ».

On pourrait se précipiter sur ce volume pour son seul Prologue, revenant sur les années 80, Bass habitant tout au nord des États-Unis, dans la vallée du Yaak (Montana), « sur la frontière du Canada, parmi les arbres et les montagnes » et, puisqu’il n’avait encore ni téléphone ni électricité, joignable uniquement par radio sur son poste ondes courtes. Une opératrice peu aimable lui passait les appels de ses amis et correspondants et les habitants du coin pouvaient ainsi entendre ses conversations privées rendues publiques : la voix de Jim Harrison ou celle de l’éditeur Gordon Lish ponctuant son « enthousiasme délirant » sur un livre de tonitruants putains. « Bass, disait-il (…), putain, il faut absolument que tu lises ça, putain, c’est fantastique, putain il faut que tu lises ce putain de livre au plus vite, putain ». Le ton du livre est donné, celui d’un humour dévastateur qui est le socle d’un puissant amour des autres, des livres, de la nature, malgré le retrait choisi du monde. Rick Bass se raconte depuis une altérité fondamentale, depuis ces écrivains aimés, depuis ses affinités électives, en une forme d’hétérobiographie — pour reprendre en le déplaçant le néologisme forgé par Michel Deguy pour dire son rapport à Derrida.

Dans le Prologue de Sur la route et en cuisine avec mes héros encore, le récit d’un Rick Bass à 24 ou 25 ans, habitant encore le Mississippi, rêvant d’écrire sans avoir encore publié quoi que ce soit, tentant de se faire engager comme jardinier par Eudora Welty parce qu’il l’a vue « acheter une pizza congelée au Jitney Jungle » et a été « impressionné par sa manière d’examiner chaque pizza avant de choisir celle qu’elle désirait, au lieu de prendre la première venue. Je croyais que j’apprendrais des choses en étant assez intrépide pour respirer le même air qu’elle, mais sans jamais lui révéler que j’étais écrivain ; ou plutôt que j’essayais d’en être un ». Et voilà Rick Bass, n’ayant aucunement besoin d’un petit boulot (il est géologue pétrolier), distribuant des prospectus dans les boîtes aux lettres du quartier dans lequel demeure Eudora Welty, proposant ses services, « deux dollars par pelouse, indépendamment de sa surface »… Eudora Welty ne réagit pas mais Rick Bass est engagé par un de ses voisins. Tondant méticuleusement la pelouse sous une chaleur écrasante, Rick Bass surveille « constamment le jardin situé deux maisons plus loin. Je respirais enfin ce fameux air ».

Devenu écrivain, et qui plus est un écrivain important et reconnu, l’auteur de Winter, Platte River ou Toute la terre qui nous possède n’a en rien perdu cette douce et pétillante autodérision ou ce rapport respectueux et mélancolique à celles et ceux qu’il nomme ses « mentors ». Mais il est devenu passeur, il nous offre à son tour ce que la fiction a été pour lui, « la fiction qui m’a fait passer du statut de lecteur à celui d’écrivain ». Son livre est donc la double transmission d’un héritage : prendre la route avec sa fille ou Erin et Cristina, ses étudiantes en creative writing, pour rendre visite aux écrivains qui l’ont aidé à devenir lui-même auteur et leur préparer un repas ; nous narrer ces rencontres et faire de nous, lecteurs, les témoins de ces moments uniques.

© Christine Marcandier

L’« ermite » de la vallée du Yack — « la chose la plus agréable de la vie d’écrivain est la solitude ; la chose la plus difficile de la vie d’écrivain est la solitude » — nous embraque avec lui dans son « pèlerinage de gratitude et de générosité », sillonnant l’Amérique et l’Europe, nous faisant partager ses repas avec Gary Snyder, Peter Matthiessen, Lorrie Moore, Amy Hempel, Doug Peacock « éco-guerrier légendaire » (et Edward Abbey), John Berger, Thomas McGuane, etc. En passant, vous apprendrez à cuisiner la caille, « ce haïku des vollailles », écouterez le souffle de John Berger, dînerez aux côtés de Joyce Carol Oates, classique de son vivant et « dure à cuire »… Certains récits-portraits sont élégiaques, d’autres des chefs d’œuvre d’ironie, comme le chapitre 6, centré sur « David Sedaris, fabuleux amateur de déchets » et l’épopée hilarante d’une cuisse d’élan de New York au Sussex, en passant par l’aéroport d’Heathrow.

A travers ses héros, Rick Bass raconte ses propres inspirations et admirations — la prose « dégraissée » de Denis Johnson, qui « grésille comme un fil électrique dont on aurait ôté la gaine plastique protectrice » — mais aussi plusieurs décennies de la vie littéraire, l’âge d’or de la nouvelle américaine, les éditeurs de légende — comme Gordon Lish, « Captain Fiction », qui « comprimait un texte jusqu’à obtenir une sorte de supraconductivité électrique » —, la montée en puissance des masters de creative writing (« l’un des diktats était d’écrire la seule histoire dont on avait le plus peur ou le plus honte »).
Rick Bass nous mène de New York à Genève en passant par Londres, sillonne les états américains, en avion et le plus souvent en voiture dans « l’attraction de la route », il raconte aussi ceux qu’il n’a pu voir (trop malades, morts trop tôt, absents) et ces manques sont aussi des récits.

En route et en cuisine est une double « fête » comme le pointe le titre original, le livre se bâtit sur des espaces et des temporalités. Chaque rencontre avec un ou une écrivain.e revient sur la manière dont Bass l’a rencontré.e, les liens qui se sont tissés au cours des années, c’est la traversée de lieux intimement liés à une écriture, une manière de se situer dans le monde.
Épopée sans grandiloquence mais dans la beauté du minuscule (un moment, un lieu, une personne), le livre nous fait voyager en se coulant sur « la puissance incessante du fleuve du temps » (« Le temps est l’essence, l’énergie de la beauté »). Il s’offre comme un véritable laboratoire de l’écriture, de ce qui fait naître et nourrit la création, fait devenir et « être un écrivain — c’est-à-dire cultiver l’ouverture au monde, habiter la couche atmosphérique enivrante située juste au-dessus de nous ainsi que les strates inférieures, parfois effrayantes, qu’il suffit d’un coup de pelle pour découvrir sous nos pieds ».

On the road et aux fourneaux, dans cette double extension spatiale et gustative de l’écriture, se dit un rapport au monde, aux autres et à soi, à ces aimés qui ont ouvert « des sentiers flamboyants dans la forêt obscure », pour Rick Bass comme pour nous désormais. Nulle hagiographie compassée ou éloge appelé dans ce livre mais la chair de ce qui fait la fiction, née du réel et y faisant retour, art de vivre comme d’écrire, sensible appel au partage et à la transmission. Si ce livre est un « art of noticing », pour reprendre la formule d’Anna Tsing qui est ici « une intensité d’observation maximale », c’est bien parce que chaque écrivain, même s’il est ensuite « seul dans son travail », commence par « apprendre à habiter » le monde comme « chaque page d’écriture, avant de la rapporter au lecteur, tel un chasseur villageois retournant vers son camp en fin de journée et disant : « J’ai trouvé un truc de spécial, voici un truc qui vaut vraiment le coup. » ». Sur la route et en cuisine est ce « truc » que le critique, devenu chasseur villageois, vous transmet à son tour.

Rick Bass, Sur la route et en cuisine avec mes héros (The Traveling Feast : On the road and at the table with my heroes, 2018), trad. de l’anglais (USA) par Brice Matthieussent, Christian Bourgois éditeur, mai 2019, 352 p., 22 €