Yannick Haenel, François Meyronnis & Valentin Retz: « Comme Nietzsche, nous pesons nos mots, du premier au dernier, sur les balances les plus fines »

La sortie de ce fabuleux livre à trois mains et trois têtes intervient dans un moment précis de ce que l’on nomme actualité. Le toit de Notre Dame de Paris est parti en flammes. Un rapport mondial annonce tout de go que la vie d’un million d’espèces animales et végétales tient à un micro fil temporel. L’extrême droite va selon toute vraisemblance imposer sa sale patte sur les urnes dans les prochains jours. La question est sur toutes les lèvres : sommes-nous les contemporains de la fin du monde ?

Un samedi, je suis devant la télévision et une caméra filme la devanture du restaurant la Coupole sur le boulevard du Montparnasse. Deux-cent CRS forment un barrage devant ce qui avait été la cantine du président actuel juste après son sacre. Une sorte de cordon bleu finalement. De l’autre côté du boulevard, des chaises fusent devant Le Select, quartier général de Meyronnis, un des auteurs de Tout est accompli. Avec ses complices Haenel et Retz, il anime la revue Ligne de risque. Toutes les chaînes d’information diffusent cette unique image si nette d’un capitalisme ouvertement armé et qui s’arc-boute devant un restaurant symbole. Pour le pouvoir, il ne doit absolument pas avoir le même destin que le Fouquet’s. Je sens que quelque chose me fait signe dans ce face à face entre les deux établissements et en éteignant l’écran en un sursaut je suis déjà en train de faire l’expérience du texte que je vais lire.

Quelques jours plus tard, il impose sa forme énigmatique. On reconnaît le style des auteurs et on devine leurs passages personnels. Leur si fertile champ de pensée avait déjà donné il y a dix ans Prélude à la délivrance écrit par Haenel et Meyronnis et Poker avec Philippe Sollers en 2005. Deux livres de très haute volée, se tenant au cœur de grandes œuvres romanesques respectives. Dans Tout est accompli les trois noms se cachent judicieusement derrière leur propos. Mais la couleur est annoncée : « Nous sommes comme Nietzsche : nous pesons nos mots, du premier au dernier, sur les balances les plus fines. » Dès les premières pages, la pertinence et l’acuité de cette triple pensée agissent en un éclat et il est vite bien clair qu’il ne sera pas question de la crise du premier quart de siècle et qu’on ne lira pas un énième essai-choc sur la déchéance de la civilisation. Parce que la fin de ce que nous connaissons et de ce que nous sommes a déjà eu lieu. « Il n’y a plus de monde. Ce qu’on appelle couramment « mondialisation » est en réalité une « immondialisation ».

Nous avons échoué dans nos descriptions des situations et nos traités n’ont plus pouvoir de loi. Les discours comme les cris sur les réseaux sociaux sont vidés de leur substance. Tout tombe sous la simplicité du diagnostic qui frappe l’esprit comme une cymbale : « En vérité, notre temps n’a plus la capacité de traverser les phénomènes, et de se hausser à la hauteur d’une pensée métaphysique. Son eschatologie est devenue entièrement profane : à la mesure de la mesquinerie de ses calculs. Si l’on anticipe à ce point la catastrophe, c’est au fond parce qu’elle a déjà eu lieu. On redoute la « Grande chose » qui s’avancerait vers nous depuis le futur, alors qu’en réalité celle-ci nous précède, étant plus proche de nous-mêmes que notre veine jugulaire. Au vrai, sans le savoir, nous sommes déjà de l’autre côté du seuil. »

C’est exactement cela, nous avons sauté à pieds joints dans la boue du rien et nous pataugeons juste après la fin de tout. Oui, mais alors tous les étages de la pensée contemporaine s’en trouvent secoués. Il n’y aurait plus rien à attendre de la politique ? À apprendre des nouveautés du calendrier culturel ou social ? À espérer du discours des grands hommes sur leurs places ? Walou. Seul subsiste le dernier homme nietzschéen, ce rebut multiplié : « A part quelques vedettes (qui elles-mêmes de sont rien), quelques patrons (qui eux-mêmes ne sont rien), quelques présidents de quelques pays (qui eux-mêmes ne sont rien) – à part ces faux premiers interchangeables -, il n’existe que des derniers. »

Comme tout livre important, il trouve des illustrations implacables dans l’actualité. Voilà que la sénatrice américaine Kamala Harris, qui lorgne vers une candidature en 2020 ose se prononcer pour la fin de Facebook dans la foulée des critiques de Chris Hughes, le cofondateur du site qui expliquait ses craintes dans le New York Times il y a peu. Pour lui, cette entreprise est devenue trop grande et elle a trop de pouvoirs. Pour elle : « Nous devrions sérieusement réfléchir à faire appliquer la loi antitrusts. » Résultat ? Des articles prenant la défense de Facebook en feu d’artifice stratosphérique, un journaliste économique de CNN, Richard Quest, invoquant même directement le 1er amendement depuis le panier originel de Wall Street : oui il y a peut-être un souci mais beaucoup d’argent est en jeu et après tout « We have the right to be wrong ! (Nous avons le droit d’avoir tord !) » . Exactement dans le même temps Mark Zuckerberg est reçu par le président de la République comme un chef d’état. Il ne se passe décidément plus rien au niveau des mots et des figures.

 

Nos Temps Modernes présentent pour les auteurs une certaine courbure et il posent sur la table un nouveau concept : le Dispositif. Une présentification, une évolution du Spectacle de Guy Debord qui se trouve à la fois ainsi justifié et précisé, planétaire et moderne, tout à fait dans la lumière du jour. Le Dispositif se tient fièrement dans « le règne de la cybernétique. » Il siège dans ce moment de la réticulation reine et du réseau : « il est la capacité, à tout moment, d’agencer êtres et choses. Mais sous réserve de se fixer à lui-même des fins par sa propre puissance de calcul. » Une entité autonome délirante, un « point d’interférence de tous les programmes » qui réalise « l’absolu de la servitude » et qui a pour projet le transhumanisme. Surtout, surtout, il est inattaquable. « Quand prévaut le Dispositif, l’agencement des réseaux produit à la fois la réalité et celui qui la vit. Or il s’agit toujours d’une existence enchaînée; et qui ressemble à l’étiolement du zombi, quand bien même on l’énergiserait à l’aide de substances. Dans le réglage des agencements, toutes les négativités sont absorbées. Vanité de déclarer la guerre au Dispositif, de prendre les armes contre lui, de le défier frontalement. Car il ne se réduit à aucune position : il efface toutes les frontières, empruntant à loisir les masques de l’ennemi. »

Il s’avèrerait bien peu malin de penser pouvoir régler son compte au Dispositif en frontal ou même de tenter de l’encercler. « L’émeute organisée de l’anarchiste, tout comme la terreur de l’islamiste, fait partie de la gestion courante du système. Aucun cocktail Molotov ne causera le moindre tort à la prééminence du Dispositif. Si l’on brûle une agence bancaire, cela ne change rien à la tutelle du Marché global ; à la rigueur, ce peut être l’occasion de donner un tour de vis. » Ce tour de vis a lieu maintenant, il vibre et vous rive au concret du béton de la société. Les CRS devant la Coupole ? Un peu d’huile politique dans l’immense rouage du géant financier qu’est le monde. Les rets de son ordre seront toujours plus grands, plus renforcés par la contestation. Avez-vous vu la proéminence délirante à la fois matérielle et symbolique de la casquette du nouveau préfet de Paris ?

Quelles alliances nouer dans le chaos ? François Meyronnis documentait dans le livre autobiographique Tout autre (Gallimard – L’Infini 2012) un rendez-vous manqué entre les têtes du Comité Invisible et certaines figures de l’avant-garde littéraire. Il y était question d’un ratage sur les lignes de front. Celles d’un Coupat et de ses invisibles se nourrissant du souffre de la violence quand celle formée par l’axe Haenel-Meyronnis brulait du feu de la littérature. La parole, les mots, le sens, le style sont au cœur de la vraie guerre face au gros capitalisme intégré qui mange tout et recrache ses sentences acides comme celle du milliardaire Warren Buffet, cité dans le livre : « La lutte des classes existe, nous l’avons gagnée. »

Dès lors, où situer le trou dans le monde aplati du Dispositif ? Il vient d’en haut, peut-être. Surgissant d’une verticalité transcendantale inattendue, occultée depuis la Révolution, cette « messe noire » meurtrière. « Tout est accompli » est la dernière parole du Christ et l’ouvrage, surtout dans sa dernière partie, est bel et bien ouvert du côté de la Bible et des textes rabbiniques, comme un rayon de lumière ouvre l’espace d’une scène picturale. Les références et citations forment une exégèse joyeuse et pratique, écho fou d’un événement de parole qui a toujours lieu dans l’instant. Une vraie musique même, jouée en combinaison avec les saillies de Sade, Heidegger, Lautréamont, Walter Benjamin et qui dévoile l’étendue du fabuleux stock d’études et de vie des auteurs. Par petites touches, elle pique aussi salutairement les penseurs actuels. René Girard et sa visée basse toujours prête à en revenir au plombant « tout est social ». La star mondiale des ventes de livres Yuval Noah Harari, coupable lanceur d’alerte anesthésié dans une gangue qui n’entoure aucune véritable pensée et où s’absentent conscience et raison. Michel Houellebecq enfin, qui « amène ses lecteurs vers une immense déchetterie, afin qu’ils prennent dans la file la place qui leur est dévolue. Il le fait dans une prose mesquine et utilitaire, et cela parce que le ressentiment envers l’existence s’étend chez lui jusqu’au souci de gâter la forme. »

 

On laisse aussi au lecteur le plaisir de découvrir une interprétation brillamment improvisée d’un rêve que René Descartes a fait dans la nuit du 10 au 11 novembre 1619. On l’espère même sortir de la lecture de Tout est accompli avec la certitude qu’on vient de lui présenter des dieux.

Yannick Haenel, François Meyronnis et Valentin Retz, Tout est accompli, Grasset, mai 2019, 368 p., 22 €— Lire un extrait