Bret Easton Ellis : « C’est le monde où nous vivons à présent » (White)

Il était attendu en librairie depuis 9 ans : Bret Easton Ellis publie White, un essai ou plutôt un laboratoire, le commentaire de son œuvre comme de son époque rongée par un politiquement correct devenu une forme de totalitarisme. Bien-pensance, puritanisme, instrumentalisation idéologique de l’art, tout passe au white spirit de BEE.

Dans une interview récente pour Les Inrocks, BEE se déclarait « immoraliste ». Hors partis politiques, ni Républicain ni Démocrate, l’écrivain place cependant l’Amérique de Trump au centre de ses réflexions. Trump était l’idole de son personnage Patrick Bateman et American Psycho (1991) ne comptait pas moins d’une quarantaine d’occurrences du patronyme devenu symbole. Donald Trump était, déjà, la figuration onomastique d’une époque toute de clinquant, de matérialisme absurde, d’apparences, confondant réel et fantasme du réel. La victoire de Trump aux dernières élections présidentielles n’est donc en rien une surprise pour l’écrivain. Certes l’absurde est au pouvoir mais tous les signes étaient là pour qui savait observer, écouter et entendre ce qui se murmurait avec honte, jusque dans les cercles les plus fermés de Hollywood, avant de s’affirmer : voter Trump. Mais les journaux de la gauche bien pensante ne voulaient pas de ce scenario, ils n’ont jamais pris le symptôme au sérieux, l’ont traité par le mépris goguenard. Là est le signe de l’époque, non seulement le fait de pouvoir porter Trump à la présidence des États-Unis mais cet aveuglement volontaire, hystérique. BEE sait choquer, il s’en moque, seul lui importe son refus de tout cadre. Il demeure libre et radical, provocateur et indifférent à ce qu’il vaudrait mieux penser pour ne pas s’attirer les foudres.

Là est White — longtemps appelé White Privileged Male, titre jugé trop ironique par son éditeur. White en référence à l’un des phares de BEE, Johan Didion et son White Album. White comme cette partie de la population dépassée par les mutations profondes, irréductibles et nécessaires de la société américaine, White comme la situation depuis laquelle l’écrivain parle : Américain, blanc, privilégié et gay. White comme une déclaration initiale de neutralité et surtout la page blanche depuis laquelle tout se compose, quand la fiction est — au moins pour un temps — loin des préoccupations de l’auteur, qu’il faut faire le point, sur soi, sur son œuvre et le temps dans lequel tout cela s’inscrit.


L’idée générale du livre est soulignée par son épigraphe, une citation de Janet Malcolm (Le Journaliste et l’assassin) soulignant la disjonction entre un « moralité intolérablement stricte » et « une permissivité dangereusement anarchique ». La société est tiraillée par ces deux excès, elle en est le point « intermédiaire » et « l’hypocrisie » est alors le « lubrifiant » qui lui permet de fonctionner. Pas de lubrifiant chez BEE, qui dynamite toute pensée ouatée et réconfortante. En somme l’écrivain souvent taxé de misogynie place son livre sous l’égide de deux femmes : Janet Malcolm, Joan Didion, ce qui est déjà une manière de répondre à ses détracteurs avant de dire sa « frustration » et son dégoût » face au monde contemporain et sa culture « polarisée », « exaspérée », lui qui a pourtant si bien su les saisir dans ses romans.

White est le signe d’une aporie : BEE ne cesse de rappeler ses échecs (en particulier dans l’écriture de scenarii, jamais tournés), son incapacité à écrire un nouveau roman, forme qu’il considère par ailleurs comme une « enclave truquée », un genre qui ne correspond de toute façon plus aux attentes du public. Il dit des années sous Xanax et alcool pour calmer son anxiété — au point d’avoir un jour confondu son compte Twitter et sa messagerie, demandant une livraison de drogue dans ce qu’il pensait être un SMS et s’est avéré être un tweet… Il dit son écœurement face au monde de l’édition, le diktat d’un roman tous les deux ans, une régularité de métronome qui ne convient pas à « l’écrivain que je suis ou la marque que je suis ». C’est par ailleurs la société contemporaine qui le pousse à une forme d’aphasie : nous sommes tous enferrés, sur les réseaux sociaux comme dans nos relations, par « le culte bourgeonnant du like », « nous sommes entrés (…) dans une sorte de totalitarisme qui exècre la liberté de parole et punit les gens s’ils révèlent leurs véritables personnalités ». Un syndrome qui ne menace pas Bret Easton Ellis qui n’aime rien tant qu’être détesté…

Une époque est donc derrière lui : celle où la publication d’un roman était un événement, célébré par des polémiques et des fêtes — les pages sur la sortie des romans du Brat Pack littéraire sont incroyables —, celle où le politiquement correct ne régnait pas en maître, où l’on pouvait encore publiquement écrire qu’un roman ou un film était mauvais même s’il était l’œuvre d’une femme, d’un gay ou d’un Noir. Désormais seule compte l’idéologie — « tout a été dégradé (…) par la démocratisation des arts » — il est trop de possibles, tout se vaut. C’est le grand déclin de l’Empire américain, cette époque bénie où les parents laissaient leurs gamins regarder des films d’horreur, où ils n’étaient pas obsédés par la sécurité, où il était encore possible de laisser ses enfants seuls, s’ennuyant et découvrant des œuvres qui n’étaient pas de leur âge, faisant ainsi l’expérience de la vie, de la société, du monde tel qu’il est réellement, un espace « étrange et cruel ». Ses camarades et lui, dans les années 70, étaient « des enfants qui erraient dans un monde presque uniquement fait pour les adultes », passant leurs journées et leurs nuits à des activités qui seraient aujourd’hui jugées inacceptables. Phantom of the Paradise puis The Thing furent des clés de son apprentissage comme tous ces films et romans d’horreur qui « facilitaient la transition d’une prétendue innocence de l’enfance vers la désillusion sans surprise de l’âge adulte, et ils servaient aussi à affiner mon sens de l’ironie ».

Il est évidemment impossible de concentrer en quelques lignes les divers chapitres de ce livre : la fascination pour American Gigolo et l’influence de ce film sur American Psycho, de Julian Kay sur Pat Bateman — des personnages qui sont des idées et des abstractions, les incarnations d’une époque ; ses modèles décryptés et longuement analysés ; le récit des moments entourant la genèse et la publication de ses romans ; son rapport à Los Angeles et New York ; sa fascination pour des œuvres-monde disloquées, les romans « sans narration » et toute « histoire racontée par fragments, une mosaïque, et les détails s’accumulent pour créer (…) une sorte de menace silencieuse » — ce que fut Moins que Zero, ce qu’est White, dans une forme encore renouvelée.

On pourrait pointer des passages extraordinaires (tout en soulignant une traduction française au lance-pierre, franchement bâclée) — comme la scène d’American Psycho dans laquelle Bateman croise Tom Cruise dans un ascenseur dont BEE donne les éléments réels ; comme l’analyse de ce que représentent Richard Gere ou Tom Cruise justement. White est indispensable pour comprendre profondément et intimement l’œuvre de BEE, son immense cohérence, le rapport même de l’écrivain à lui-même, aux autres auteurs (Jay McInerney, David Foster Wallace, Jonathan Franzen) et au monde qui l’entoure. White est une analyse sidérante du « conformisme terne de la culture d’entreprise » qui est la nôtre, de notre posture permanente de victimes, de « l’affadissement de notre culture » par la pensée unique. Il est une cohérence absolue dans cette œuvre ouverte, qui n’est qu’en apparence hétéroclite ou capricante. Son unité est la « satire », présente dans les romans comme dans cet essai, un regard sans concession sur un monde aseptisé malgré ses réelles fractures, invisibilisant tout ce qui dérange. Aujourd’hui, on cherche à s’identifier, à ne jamais sortir de sa « boule de neige ».

Ce « narcissisme dément », assorti d’un « fantasme inclusif » — tout le monde partageant les mêmes valeurs, le même humour, etc. — est le propre du « post-Empire », une époque née de la chute des Tours jumelles, selon BEE. « Le choc du 11 septembre représentait la fin de l’Empire », nous projetant dans un monde sans centre, un monde où le numérique a par ailleurs supplanté l’analogique, un monde jetable, fondé sur rien, ce que l’écrivain nomme le « Post-Empire » et dont il analyse les monades (le cinéma, Twitter, etc.). Un monde dans lequel « tout est disponible et cependant le vide insatiable demeure », leçon déjà d’American Psycho, roman dont la plasticité étonne encore son auteur. La seule différence peut-être entre le monde dans lequel évoluait Bateman et celui d’aujourd’hui, c’est que le personnage ne pourrait plus se cacher, « chose qui n’existe plus dans notre culture pleinement exhibitionniste ». Pourtant le roman n’a pas pris une ride, les « choses (…) sont devenues à la fois plus exagérées et plus acceptées ».

Contre cet « ordre cauchemardesque du nouveau monde », Bret Easton Ellis revendique d’appartenir à une génération « pessimiste et ironique », d’être irréductible, comme Joan Didion. Telle est la place de l’écrivain dans ce chaos : « nous vivons absolument, en particulier si nous sommes écrivains, grâce à l’imposition d’une ligne narrative sur des images disparates, grâce aux « idées » avec lesquelles nous avons appris à figer la fantasmagorie changeante qu’est notre expérience réelle ».

Bret Easton Ellis, White, trad. de l’anglais (USA) par Pierre Guglielmina, éd. Robert Laffont « Pavillons », mai 2019, 312 p., 21 € 50 — Lire un extrait