RIPLEY(2) : FICTION

Extraits des lettres d’Ellen Ripley
à sa fille, Amanda Ripley McLaren

Station Orbitale Gateway
(Archives 2179 & 2180)

# 2179.08.1

Ma chérie,

Tu ne sauras jamais combien ton visage me manque. Ton merveilleux visage de poupée, tes grands yeux interrogatifs et tristes sur moi quand tu me demandais pourquoi on devait mourir un jour. Aujourd’hui, tu as la réponse à cette question que tu me posais petite fille, à laquelle je n’ai pas su répondre, à laquelle je devrais être la première à avoir répondu — mais la vie en a décidé autrement. J’ai trente-et-un ans ma chérie, mais en vérité j’en ai soixante de plus. Dans mon corps, dans ma tête. Il y a soixante ans que je me balade dans l’espace, il y a soixante ans que mon corps — non.
Je ne veux pas t’embêter avec mon corps.
C’est toi, c’est à toi seule que je veux parler, c’est toi seule qui m’intéresses. Toi que j’ai perdue en embarquant sur le Nostromo, il y a tellement longtemps. As-tu regardé les étoiles, chaque jour de ta vie, en te demandant si j’étais là-haut ? As-tu demandé à ton père chaque jour de ta vie si j’allais revenir, avant de prendre conscience que je ne reviendrais jamais ? Je suis revenue, mon Amy, ma petite chérie, je suis bel et bien revenue. Trop tard, tu me diras. C’est ironique. Il est trop tard pour toi et je suis plus jeune que toi.
Ça n’a pas de sens.
Je ne survivrai pas longtemps, ma chérie. Je ne sais pas comment je vais tenir sans toi. Les cauchemars… Non.
Je t’aime, tu manques à ma peau chaque seconde de cette vie qui n’en est pas une.
Ta Maman.

# 2179.09.4

Ma chérie,
Il n’y a pas d’issue autre pour moi que de t’écrire ces lettres qui resteront lettre morte — tu n’as pas d’adresse, tu n’as plus d’adresse et je caresse à l’infini ce visage de vieille femme que je ne reconnais pas. Mais, tu ressembles à ma mère, le sais-tu ? Elle est morte bien avant ta naissance, aussi ne l’as-tu pas connue, mais elle avait ton sourire. Et ce sourire que je caresse sur la seule photographie que j’ai de toi, c’est à la fois le sien, celui de ma mère, celui de ta grand-mère, et celui de la femme que tu es devenue, de la mère que tu aurais pu être. Mais tu n’as pas eu d’enfants. On me l’a appris ici. Tu n’as pas eu d’enfants et je ne serai pas grand-mère à mon tour. Une grand-mère atypique : j’aurais été plus jeune que tes enfants probablement, c’est absurde…
C’est tellement douloureux, ma chérie.
Pardonne-moi.

 

# 2179.09.9

T’écrire encore, mon Amy chérie.
Parce qu’il n’y a rien d’autres à faire ici. Ils ne m’ont pas crue, bien sûr. Ils ne m’ont pas écoutée. Ils ont envoyé des familles — des familles ! — sur LV-426, tu te rends compte ? Ils ont envoyé des familles se faire décimer… Je ne peux pas y penser. La pression dans ma poitrine quand je me réveille, ma chérie : je ne peux pas t’infliger cela. C’est mon cauchemar à moi, pas le tien.
Tu te souviens ?
Tu me demandais s’il y avait des monstres, s’ils existaient vraiment, et je te répondais que non. Je te souriais en caressant tes cheveux bouclés et j’attendais que tu t’endormes. Je veillais sur ton sommeil. Je me suis endormie à mon tour, je suis partie dans l’espace — tu étais fière, ma beauté, tu disais à tout le monde à l’école : ma Maman, elle s’en va dans l’espace. Et quand on te demandait pourquoi, tu disais que l’espace, c’était mon bureau. Je me souviens de ton père qui riait tellement. Tellement. Et les enfants te regardaient avec de grands yeux étonnés, sauf ceux dont les parents travaillaient eux aussi là-haut.
Tu as regardé vers les étoiles, mon Amy ?
As-tu vu, les soirs clairs, ma navette flotter dans l’infiniment grand, dans l’infiniment sombre ? Je voudrais te dire que de là-haut, je veillais sur toi, encore, mais ce n’est pas vrai et je ne te mentirai pas. Je n’ai veillé sur personne d’autre que moi-même. Lambert a bien essayé : elle voulait qu’on s’enfuie dans la navette, mais j’ai refusé de l’entendre. J’ai dit qu’on ne tenait pas, à quatre, dans la navette. C’était vrai. Mais on aurait dû. Essayer. Quand même. Peut-être que si on avait essayé, on…
Quatre ?
Ash…
Je serre les dents, ma chérie, je ne veux pas revenir en arrière. Si. Si je veux, je VEUX revenir en arrière, SI je VEUX revenir et te retrouver ma chérie, et ce n’est qu’au moment de ma mort que je.
Je ne suis pas croyante, tu as raison.
Tu me demandais si Dieu existait, après les monstres, et parce que je ne voulais pas te mentir, je te disais que non. Qu’il n’y avait pas plus de monstres que de Dieu. Je te disais que tu verrais par toi-même, tu aurais le droit, un jour, de décider si Dieu, ton Dieu, un Dieu à toi qui ne serait qu’à toi, existe. Ce serait ta décision, ma petite fille, et tu étais si forte, les yeux plantés dans les miens, ton front plissé de rides de réflexion — oh ! tu étais si belle ce jour-là.
Tu te souviens ce que tu m’as dit ?
Tu m’as regardé, tu as caressé mon visage et tu as dit : tu dois être si seule, ma Maman chérie.
Oh ! Ma chérie…
Ooh !

# 2179.12.11

Ma chérie,
Je ne crois toujours pas que Dieu existe. Je ne crois pas que s’il existait, il aurait permis… ça.
Ça, mon Dieu.
Ha ! Voilà que je ris, ma chérie, voilà que je ris comme une folle dans ma petite chambre, ce n’est même pas une chambre, une cellule à peine, tu verrais ça. Retourner sur Terre ? Pour quoi faire ? Me pencher sur ta tombe ? Te voir morte, enterrée, me… recueillir sur ta tombe, ma chérie, mon Amy ? Non. Non, ici tu n’es pas morte et je peux t’écrire comme si rien de tout ça n’avait existé.
Mais tout ça existe.
Ça.
Cette atrocité, cette… monstruosité, oui. Ça. J’étais dans la navette, il ne restait qu’à entrer dans le tube et à dormir. Jones avec moi… Jonesy. Il ne restait plus que ça à faire, et parfois je pense avec horreur : tu imagines si je m’étais endormie avec ça à côté de moi ? Tu imagines ce qu’il aurait pu faire ? Me faire ? Je secoue la tête ma chérie, parfois je ressemble à une folle, à une vieille folle pas si vieille, mais pas jeune non plus. J’ai coupé mes cheveux pour cette raison — et parce que c’est plus pratique au boulot.
Je travaille sur les docks.
C’est mon nouveau bureau, mon Amy.
J’apprends à me servir des machines, j’ai toujours été douée avec les outils : tu te souviens que ton père n’était pas foutu de planter un clou droit ? Tu te souviens la fois où il avait défoncé le mur en tapant à côté ? Il avait fait un trou dans le mur et toi tu riais, et moi je pensais qu’il aurait pu se blesser, ce grand imbécile, mais non. Il riait avec toi, il disait : on va laisser ça à ta mère, de toute façon, c’est elle l’homme de la famille. J’ai été amoureuse de lui tout de suite, je te l’ai raconté ? Je suis tombée amoureuse dans les couloirs de la faculté : je voulais mon diplôme d’astrophysique et lui, tout ce qu’il voulait, c’était échapper aux entraînements. J’étais sportive, il aimait rester au lit le matin. Il me tirait par le bras, il disait : ne va pas courir. Il disait : reste au lit, El. Il m’appelait El, tu sais. Oui tu sais, bien sûr que tu sais.
On t’appelait Amy, toi ?
Ou Amanda ?
T’appelait-il autrement ton mari ? Amanda McLaren… On ne m’a pas dit si ton mari était encore en vie, peut-être ne l’ai-je pas demandé. Mais à quoi bon retourner ces souvenirs ? A quoi bon revenir en arrière ? Je suis une morte-vivante, tu sais. Je suis morte avec les autres, à bord du Nostromo. Je n’ai pas réfléchi. Quand je me suis réfugiée dans le sas, quand j’ai vu la combinaison et le harpon, je ne me suis pas dit une seule seconde : combien c’était dérisoire. Cette bête monstrueuse, immense, et ce petit harpon, juste bon à attraper une sardine. Je ne me suis pas dit que je courais à la catastrophe, j’ai juste pensé qu’il fallait que cette saloperie crève, même si je devais crever avec elle. Il ou elle, on n’a pas su. Il ou elle, si ça se trouve c’était une femelle… Y as-tu pensé ?
Non.
C’est mon histoire.
Dernière survivante du Nostromo, tu parles ! Tu me verrais me réveiller en hurlant la nuit, peut-être que tu te pencherais sur moi, tu caresserais mes cheveux et tu me dirais de me rendormir, que les monstres n’existent pas. Peut-être que tu aurais été une mère fantastique, toi. Pas comme moi. Moi je n’avais que mon ambition, mon désir de partir, de faire des grandes choses. L’espace, je te disais, tu te rappelles ? On regardait le ciel ensemble, et je traçais ma route au bout de mon bras pour que tu puisses me suivre. Tu demandais au bout de combien de temps je disparaîtrais. Tu voulais dire : de ta vue, mais peut-être que tu avais déjà l’intuition que j’allais disparaître. De ta vie. Toute entière.
J’étais là-haut pourtant.
Je l’ai foutue dans l’espace, cette saloperie. Il a voulu revenir dans la navette, il s’est accroché au réacteur, j’ai mis les gaz, pleine puissance, il a cramé. J’ai regardé son corps brûler dans l’espace, pendant des heures, jusqu’à ce que je ne voie plus rien. Je crois que très vite, je ne le voyais plus mais j’avais besoin de regarder encore. Je m’attendais presque à ce qu’il revienne.
Je crois que.
Non.
La peur, tu sais, c’est une drôle de chose. Une fois que tu as affronté la chose qui te fait le plus peur, elle se transforme, la peur. Elle devient une habitude. Elle devient presque une alliée. Elle est là. Parfois, lorsque j’ouvre un placard, je me demande s’il sera là.
Lui.
Il est devenu mon autre, une partie de moi. Je refuse de l’admettre, je ne le dirai à personne — il n’y a personne à qui je puisse le dire, de toute manière — mais à toi, je peux l’avouer. Il est là, en moi. C’est pour ça que je me réveille chaque nuit, en sueur, en hurlant. Parce que j’ai eu beau le chasser de la navette, je ne l’ai pas chassé de moi.
Il est dans ma poitrine, il est dans mon esprit.
Chaque minute.
Il habite avec toi, dans un autre lieu, dedans, mais vous êtes à l’intérieur de moi, l’un et l’autre. C’est ton frère jumeau, si tu veux. C’est devenu ton frère jumeau, c’est —

# 2180.07.8

Sais-tu qu’il y a un homme, sur les docks, qui s’intéresse à moi ?
Le sais-tu, mon Amy ?
Il me regarde différemment des autres, peut-être qu’il ne me prend pas pour une folle, lui. Peut-être qu’il a envie que je le regarde mais je me méfie. J’ai peur de m’attacher, mon Amy. J’ai peur de perdre, une fois encore. De te perdre. C’est avec toi que je passe mes soirées, depuis des mois à présent. C’est avec toi que je passe mon temps, les loisirs que je n’ai pas — que devrais-je faire ? Aller à la piscine, à l’aquagym ? Ils sont tellement fiers de la vue, la planète bleue et son rayonnement cosmique. Moi ça me fait vomir. De penser que tu dors quelque part sous cette terre-là.
Il me regarde parfois, il me suit des yeux, il a souri hier, alors que je déposais une charge bien trop lourde pour mon transporteur. Il a souri, il a hoché la tête, j’ai bien aimé. J’ai souri en retour, il a été surpris je crois. Je l’ai été aussi, je ne savais pas que je savais encore sourire. J’ai été surprise. J’ai voulu lui parler, mais le temps que je descende de mon transporteur, il avait disparu.
Je ne l’ai pas cherché. Je suis retourné travailler, et me voilà.
Cette lettre, qui rejoindra les autres — tu prends de l’épaisseur, ma chérie : je regarde le paquet de lettres et je me dis que je reconstruis ma petite fille, à force de feuilles et de mots. Ils m’ont proposé un ordinateur, mais je ne veux plus d’ordinateur. Je ne leur fais plus confiance. Si je t’écris sur un écran, la Compagnie aura certainement accès aux mots que je te confie. Mais ils ne sont que pour toi.
Ils ne sont que pour toi, ma jolie petite chérie, mon Amy, mon Amanda.
Je ne sais pas comment il s’appelle.
L’homme sur les docks.
Je demanderai.
Je te le promets, tu verras : ta Maman ne sera pas seule toute sa vie.
Je t’aime, ma chérie.

# 2180.10.22

Burke est passé, mon Amy.
Carter Burke.
Ils n’ont plus de contact avec la colonie, sur LV-426. Ça recommence. Ils ne m’ont pas écoutée, ils. Ils veulent y retourner, ils veulent que j’y retourne, mais non. NON. Jamais. Retourner là-bas, ma chérie, et y faire… quoi ?
Je pleure, mon Amy.
Je devrais retourner dans l’espace ?
C’est mon bureau, me dis-tu…
C’est ton bureau, Maman.
Quand est-ce que tu retournes au bureau ?
Tu me demandais, je riais, et ton père riait aussi. Il ressemble un peu à ton père, l’homme sur les docks. Il.
A quoi bon ?
Je n’irai pas, non, je ne peux pas —

 

# 2180.10.28

Ma chérie,
Je pars avec eux, c’est décidé. Je pars, j’y retourne. Ils disent que c’est la seule façon pour moi de me débarrasser de mes cauchemars — tu vois, la Compagnie sait tout, je te l’avais dit — mais je sais bien qu’ils s’en foutent. Ce qu’ils veulent, c’est que j’y reste. C’est pour ça qu’ils me renvoient là-bas. Ils veulent que je retourne là-bas, ils veulent que je —
Je parle comme une folle, oui, tu as raison…
Je pars.
Parce qu’il n’y a rien d’autre à faire.
Si je ne pars pas, je vais finir par me tuer. Il n’y a pas d’autre issue, mon Amy. Je t’abandonne une nouvelle fois.
Peut-être que je suis une mauvaise mère, après tout.
Peut-être que je suis…
Je t’aime, mon Amy, ma grande fille.
Je t’aime.
Ma fille.

El.

*

RIPLEY(S) est une création.
RIPLEY(S) est à la fois analyse de film, projection (auto)fictionnelle, chronique et roman : un texte hybride qui ne répond pas à la question, de la poule ou de l’œuf — peut-être pour la bonne raison que l’œuf, ici, n’engendre pas la poule (mais sa chair).
RIPLEY(S) est chronologique et désynchronisé — c’est une somme de voix qui à partir d’un personnage, le déconstruisent ou se déconstruisent, pour tenter d’en approcher une vérité / version.
RIPLEY(S) est un rendez-vous : une autopsie bimensuelle pour comprendre l’humain et dénicher le monstre qu’il abrite.
RIPLEY(S) est une femme(s).