Entre les braises, de Roselyne Sibille: « Écrire, impossible »

Il y a ce poème de Roberto Juarroz – poète tutélaire de Roselyne Sibille qui savait qu’on meurt de trop vivre et qu’il n’y a aucune réponse qui pût être satisfaisante à la question du silence – ce poème de Juarroz parle de la vie dessinant un arbre et de la mort en dessinant un autre. À la fin, le poème se penche sur un nid dans l’arbre de la vie qui ne contient plus qu’un seul oiseau et dont on ne sait pas s’il a été dessiné par la vie ou par la mort. C’est comme avec les trois Parques : on ne sait plus parfois si elles sont du côté de la lumière ou de la nuit, de la naissance ou de la fin, et ne sachant pas, on s’en méfie, on les défie, on s’oppose à un ordre somme toute naturel, à des cycles qui participent à une harmonie qui existait avant nous, et qui nous est nécessaire pour atteindre les rives de l’apaisement.

Un jour, une nuit, un fils se suicide et nous quitte. On ne comprend pas et on perd la parole (« mon fils, mon élan, mon souffle, mes mots »), alors qu’on a besoin de dire, car ne pas dire nous consumera. Roselyne Sibille sait que la poésie est la nécessité du dire. « Cela ne se dit pas, cela s’écrit pour être dit », déclare-t-elle dans son dernier recueil, Entre les braises. Il n’y aurait pas d’écrit sans besoin de dire. Roselyne Sibille, de livre en livre, ne dévie pas de sa trajectoire verticale surgie de l’impossible et de l’indicible : comment et que dire. « Je ne sais pas comment se fera l’alchimie, passer de la panique, du manque, du vide, de la conscience aussi de sa présence impalpable, à l’écriture. Je ne sais même pas si cette alchimie aura lieu ». Comment et que dire de la catastrophe pour rendre compte au mieux de ce qu’elle a brûlé en nous, tout en le dépassant, et quelle forme donner à ce « magma », car c’est par la forme, qui est geste, qui est art, que l’acte de dire prend la beauté qu’il lui faut pour toucher, et par beauté, je veux dire profondeur. Ce par quoi la poète est passée pour que l’événement privé, la catastrophe privée, devienne une parole publique, écrite, est de l’ordre d’un profond et douloureux travail spirituel sur soi, qui lui a permis de rallumer la lumière dans la nuit et de raviver la « parole morte ».

« Où sont les mots ?
Dans quel gouffre en moi ?
Perdus dans l’impossible à nommer. »

Le texte d’Entre les braises est nécessaire. Il est une nécessité dans le sens qu’il devait être écrit, qu’il s’écrivait malgré tout, parce qu’il demandait, exigeait d’être écrit, urgemment. Il ne s’agit pas ici d’écouter ou de lire ce que la poète a « à dire » sur le deuil de son enfant, il s’agit à mon avis plutôt d’un arrêt – alors que tout s’est précipité – sur ce qu’elle a ressenti face à ce traumatisme dont la puissance destructrice est venue les tailler, elle et sa vie, en pièces (« Ce n’est pas “la perte d’un être cher”, c’est la poitrine cisaillée de vide »), une tentative de mettre à plat tout un enchevêtrement inextricable de fragments, de sensations, de souvenirs chaotiques ; les étaler, les observer, les jauger, essayer d’y comprendre quelque chose, calmement et sans porter de jugement. Les souvenirs, liés à la parole, ont été morcelés par le choc. Les fragments et les mots pour les décrire demandent un examen rigoureux, avec des précautions soupçonneuses presque, car peut-on leur faire confiance désormais ? Ils sont à examiner de façon circulaire et non pas linéaire, pour tenter d’y mettre de l’ordre. Il s’agit d’un acte et d’un moment de vulnérabilité extrêmes, tenant de l’exposition d’un cœur palpitant, dont certaines des chambres sont saccagées, alors que d’autres sont closes à jamais.

Dire l’expérience traumatique est un acte infiniment complexe qui d’une certaine manière convient à l’écriture. Le texte est fait de complexité : le mot vient du latin textus qui lui-même vient de la racine indo-européenen teks-, tisser. Le texte est au départ un agencement de fils disposés parallèlement sur le métier à tisser pour former une toile. Toutefois, pour que cela tienne, il faut créer un dessin, en entrecroisant les fils pour qu’il y ait une structure qu’on puisse resserrer, consolider, afin que quelque chose puisse se cristalliser, prendre forme – prendre, tenir, revenir, rester, se (re)mettre debout, se tenir debout, poser un pied devant l’autre, rester debout, les yeux levés au ciel, ne pas céder à la tentation du vide, ne pas se laisser tomber dans le magma noir qui gagne, qui gagnera toujours, on le sait et c’est parce qu’on le sait qu’on lutte pour continuer à rester la tête haute et baignée de la lumière qui reste.

C’est le fil, ce sont les fils de l’écriture qui aident Roselyne Sibille à rester verticale, comme si elle était devenue une marionnette du destin. De fils à fils, il n’y a qu’un sifflement sourd, non voisé, presqu’inaudible, et c’est la rencontre entre ce non-dit et les phonèmes sonores des textes de Roselyne Sibille qui refait vibrer les cordes vocales et ranime les flammes dans la braise : « La vibration fine au magique de la vie, la matière sacrée ». Les fils de la fibre tordue filée par les filandières : des liens, filiaux et vitaux, qui ne tiennent en réalité qu’à un fil, que Morta-Atropos coupe. Ce contre quoi on se révolte et se bat est inévitable, gravé dans l’airain depuis la nuit des temps et donc aussi vieux que la nuit, le ciel et la terre, qui continue de tourner. Morta et ses deux sœurs sont certes sévères, mais consolatrices aussi : « Vie et mort / à parts égales / de chaque côté de la lumière ». Les fils de Roselyne Sibille parlent pour elle et avec elle quand elle n’y arrive plus, et les fils de son écriture « dépouillée / droite dans la solitude absolue de la mort » révèlent dans Entre les braises le chemin parcouru, dressé de murs. La poète est une autre Ariane, qui se « cogne / dans chaque mur / du labyrinthe ». Cependant, « chaque mot vrai / chaque bribe de poésie qui [l]’éclaire un instant / se tresse en un fil », auquel elle s’accroche, pour que les mots re-tissent ce qui a été « décapé » en elle. Elle sait qu’elle doit « continuer / ne pas lâcher ce lien ».

« Ils ont pris l’avion très tôt,
elle et ses deux autres fils,
pour aller voir l’aîné une dernière fois,
son corps, au funérarium.

Chaque fois qu’elle glisse au fond du désespoir,
une de leurs mains se pose sur son bras, sur sa main ;
sans mots,
liées absolument au plus fin d’elle. »

Quelle intégrité dans le travail de Roselyne Sibille, quel courage face à la terreur de la narration de l’impossible, quelle ardeur dédiée à l’œuvre d’écrire et de vivre. À chaque livre, se demander comment écrire à présent, et tout recommencer à zéro. D’un côté la catastrophe intime et l’impossibilité de dire et de représenter, de l’autre côté l’écriture et sa nécessité. « Entre désert et lumière affleurante » se tient la poète, entre les braises, et elle doit choisir. Elle est écrivain, elle est du côté de l’écriture, elle vit dans et de l’écriture, qui est plus forte qu’elle, et heureusement d’ailleurs : cette tâche sysiphique de narrer demande à la poète de « dépasser [s]es forces », elle lui demande d’élire la vie justement, d’« accompagner la vie / Éclairer les bougies ». Narrer est un art, écrire est un art créatif qui hisse vers le haut, hors du néant : s’opère une « féroce alchimie fondatrice » pour rester « droite. T’écrire, debout face au vide ». « Ne pas raconter, c’est porter. Raconter, ce serait comme poser. Poser un peu plus loin », dit la poète : déposer « dans le plateau de la balance qui penche vers la vie ».

« Ta vie qui a traversé la mienne comme une comète, me laisse tant de lumière que je pourrai avancer dans le noir de ton absence. »

Entres les braises se demande comment vivre après, comment revenir à la vie après ce bouleversement inimaginable, comment écrire aussi, puisqu’écrire et vivre sont intimement liés chez le poète. Entre les braises médite sur le langage et l’écriture poétique en sondant cette question du comment vivrécrire, comment témoigner poétiquement et à voix nue sur l’intime dévasté tout en restant pudique, sans se départir de sa vulnérabilité, et comment dire et représenter cet impossible qui est à la fois horrible et sublime, tout en parvenant à sublimer… alors que l’écriture est devenue « une étrangère, sans complicité, sans connivence […], bavarde indécente, inappropriée ». « Je vais essayer. Si ça brûle, je recule », dit la poète, qui s’évertue à « ne pas pleurer. […] Ne pas crier surtout ». Il me semble qu’il s’agit d’écrire à tâtons, dans un territoire d’écriture et une langue qui s’élaborent malgré soi dans le noir : « J’ai posé cette pointe dérisoire sur du papier et je n’ai rien cherché. J’ai vu mes doigts tenter, j’ai accompagné leur vouloir. Les mots apparaissaient sans moi. » Et si message il y avait, alors il dirait que nous ne savons toujours et jamais rien. « Vivre est juste être adossé au précipice » : nous sommes à la merci de l’imprévisible, vivre est dangereux et nous ne savons rien de la vie et de la mort, nous apprenons à vivre en vivant, à mourir en mourant. Nous nous adaptons. Nous sommes plus prêts de notre fin que de notre naissance et en cela nous nous rapprochons de nous-mêmes, ce qui est un soulagement, les luttes menées pour paraître décroissent. Vivre, être en vie, implique de s’ajuster, en modifiant au besoin sa façon de vivre, de voir, d’écrire. La catastrophe intime et mortelle induit une transformation à la fois irréversible et vitale qui entraîne un changement d’esprit : les signes sur la page attestent que nous sommes encore en vie malgré tout, l’écriture enregistre et restitue les signes de vie, comme la buée sur le miroir placé devant la bouche d’une personne endormie : à chérir. « Au revoir mon trésor », écrit la poète, dont les bras sont chargés des offrandes laissées par son fils, qu’elle dépose dans son livre pour ses lecteurs :

« Le grand corps, les grands pas des grands pieds, les rires, les éclats de voix, les yeux d’un vert de pierre précieuse, animée et chaude, les sourires si tendres parfois, vastes comme un lever de soleil, ces pétillances, cet élan, cette fantaisie, non, ce n’est pas ce qui brûle en cet instant. »

« Ta mort m’amène à la conscience extrême qu’il ne faut pas que j’oublie la dimension fondamentale : la qualité des moments qui ne reviendront pas »

Ainsi, tout l’être de la poète qui suit « l’écriture comme fil de vie » est constamment tendu vers la beauté, la lumière. « C’est beau sur le drap blanc », dit-elle de la fleur qu’elle a ramassée et déposée sur la poitrine de son « enfant de cire » au funérarium, son enfant plus grand que nature et dont les cendres se mêlent à l’air qui se respire et à la terre qui nous nourrit. L’« enfant de cire » de cette Ariane désorientée, c’est aussi un peu Icare victime de son « bonheur-vertige » :

« Mon enfant aux grandes ailes a disparu
et moi je reste seule   et         glacée
à regarder le ciel
et sa lumière ».

Roselyne Sibille, Entre les braises, éditions La Boucherie littéraire, coll. La feuille et le fusil, novembre 2018, 106 p., 16 €