Violaine Schwartz : « Il faut apprendre à voir la douleur » (Papiers)

Dans le dernier livre de Violaine Schwartz, tout part de la contrainte : celle de ces femmes, hommes et enfants forcés par la guerre ou la pauvreté à prendre les routes incertaines de l’exil ; celle de ce texte, né d’une commande du Centre dramatique national de Besançon — « recueillir la parole d’anciens et d’actuels demandeurs d’asile et écrire à partir de ces témoignages ». Tout se résume en apparence à ce mot en titre, Papiers, quête des demandeurs d’asile, forme que prend ce recueil d’une force inouïe.

Papiers est, d’abord, un ensemble de langues, de nationalités, de parcours et histoires : les femmes et les hommes qui se confient à l’auteure viennent d’Afghanistan, de Mauritanie, du Kosovo, d’Éthiopie, d’Arménie, d’Azerbaïdjan, d’Irak, ils n’ont rien en commun sinon « l’obligation de fuir » et celle de « raconter toujours la même histoire », la leur, faite de peurs, d’exclusion, de rejet au point de départ de l’exil comme dans cette terre qu’il pensait promise ou d’accueil…
Papiers est l’archive de ces vies, de ces identités flottantes, de cette douleur contemporaine, infinie et toujours recommencée. La contrainte que se donne Violaine Schwartz est donc de respecter la forme même de ces témoignages, « écrire à partir des mots entendus et seulement à partir des mots entendus ». Écouter ceux que trop souvent on ignore et/ou invisibilise, les entendre puis « retranscrire » soit donner un espace et un asile à leurs mots, leur offrir sinon les papiers officiels qu’ils espèrent du moins ces Papiers.

En apparence, l’écriture est geste, celui de collecter et orchestrer des récits — en ce sens une nouvelle pierre à l’édifice d’une œuvre elle-même tissée de voix, depuis le premier livre La Tête en arrière (P.O.L, 2010) — pour dire « ces épopées modernes », « ces récits de vies héroïques », reproduire ce que l’ailleurs insuffle d’accidents poétiques aux histoires de ces êtres traqués « comme des biches. Euh, comme des chiens. Je me suis trompé. On dit plutôt comme des chiens, non ? ». La langue française est ce qui s’apprivoise et se conquiert, une langue « hérissée » de sigles administratifs et acronymes que les demandeurs d’asile maîtrisent, eux — pour nous, un glossaire, implacable.

Les récits de vie sont consignés avec leur numéro d’inventaire, ce numéro que sont devenus des femmes et des hommes dans la forêt kafkaïenne de leurs migrations quand tout le reste n’est plus qu’une identité indéfinie, soumise aux conflits politiques, pogroms, à la pauvreté, au point d’avoir déjà changé de nom et de langue plusieurs fois, voire de ne pas vraiment savoir d’où l’on vient, comme cette femme arménienne arrivée par hasard à Besançon le 11 décembre 2001. Seuls l’ailleurs et l’inconnu ont un ancrage temporel précis, le reste est flou. Elle est arrivée avec ses deux enfants et deux mots français pour tout bagage (bonjour et maison), elle raconte, dans le désordre, les frontières passées en camion, elle ne connaît ni le dénouement ni même l’amorce narrative de sa propre histoire (« par où commencer ? ») puisqu’elle ne sait pas exactement quand et où elle est née. Ce « » devant le Doubs d’accueil, ce où auquel son exil donnera un son :

Cette femme avait hérité d’un premier exil (celui de ses parents partis d’Azerbaïdjan pour l’Arménie), elle a été recueillie et la femme qui l’avait adoptée est morte. Et voilà une vie sans ancrage, marquée par le sceau de l’inexistence administrative, ce système qui exige des archives, or la sienne est sans « trace écrite. Juste une parole orale ».

« Je suis née normalement le 8 mars 1975 à Masis, en Arménie.
Je dis bien normalement parce que je n’ai pas d’acte de naissance.
Je n’ai rien.
Rien du tout.
Que ma parole. »

Quelle ironie tragique dans cet adverbe, normalement
L’exclusion, la clandestinité, cette femme va malgré elle les transmettre à ses enfants : sans papiers, elle n’a pas pu accoucher à l’hôpital. Elle a pourtant payé cher pour tenter de retrouver son acte de naissance.

« Il n’y a aucune trace de moi nulle part.
Pourtant je suis bien là, non ?
Pourtant j’existe physiquement ».

Elle finira par obtenir la nationalité française pour ses enfants et, pour elle, une carte de résidence pour dix ans. Sur ce papier, « nationalité : indéterminée. Pays : indéterminé ». « Il n’y a aucune preuve de moi. Nulle part ».

Le recueil reproduit le décousu existentiel de ces récits (« ta vie est tellement déconstruite »), ces lacunes identitaires qui donnent à ces histoires la forme paradoxale et politique de vers blancs. Tous les récits de vie que recueille Violaine Schwartz sont aussi forts et douloureux que celui de cette femme, d’autant plus violents que l’auteure n’ajoute rien, ni empathie ni pathos, les histoires sont , brutes, elles se succèdent comme des flux migratoires. Mais elles figurent, elles incarnent les flashs infos qui réduisent à des chiffres ces morts en Méditerranée, dans les Alpes, etc. Des individus deviennent des additions, des refus, des politiques migratoires alors qu’il s’agit d’histoires, d’hommes et de femmes, de vies, de survie.

« Tout le monde sait qu’il y a des gens qui se noient dans la mer,
des gamins qui dorment sous les ponts,
des arrestations arbitraires et violentes,
il suffit de regarder autour de soi à Paris,
il suffit d’allumer la télé,
mais d’une certaine manière, ça reste une abstraction.
Trois cent mille personnes.
Ça reste un chiffre.
Difficile à incarner.
C’est mieux qu’une ignorance, mais c’est un savoir abstrait ».

A ces récits qui permettent aux choses de prendre « sens » parce qu’elles « prennent corps », sont simplement juxtaposés des calligrammes, des traductions (le mot « espérer », le mot « débouter »), des exercices mathématiques (« sachant qu’une expulsion coûte en France 20000 euros et que 21000 étrangers ont été visés par un éloignement contraint en 2013, calculez le montant total (…) »), des énoncés de rédaction (« rédigez de façon cohérente le parcours de ce couple ») ou des sujets de philosophie (« L’État est-il l’ennemi de la liberté ? », « Est-ce l’homme qui fait l’histoire et non l’inverse ? »).

Papiers fait entrer en collision les récits et le factuel (chiffres, acronymes, données administratives, textes de loi), les histoires et les manières de les mettre en forme. Le recueil est un état des lieux, jamais un exercice de style, c’est le monde tel qu’il est, à la fois ignoble et bouleversant — cet homme qui voudrait travailler, payer des impôts en France pour « rembourser toutes les choses qu’on m’a données ici ».
Violaine Schwartz recueille aussi la parole de celles et ceux qui accueillent, montent des associations. Elle orchestre ce qui se tait par honte ou nécessité — les réfugiés poussés à changer des éléments de leur histoire, qui vont voir des « marchands d’histoires » pour entrer dans le cadre administratif et espérer recevoir des papiers. « Ils inventent des histoires beaucoup moins crédibles que ce qu’ils ont vécu pour de vrai » et « c’est comme ça que notre système juridique aboutit à du mensonge organisé ».

« Des papiers, des papiers, des papiers, il fallait toujours des papiers », dit Djoubo, venue de Mauritanie. Violaine Schwartz donne des papiers à des existences anonymes et souterraines, elle les publie donc les rend publiques, dans un livre à la puissance de déflagration infinie.

Violaine Schwartz, Papiers, éditions P.O.L, avril 2019, 256 p., 14 € 90 — Lire un extrait