Guerre d’Espagne (III) : Histoire et littérature, Guernica aux échos multiples

Guernica bombardement 26 avril 1937

Même ceux qui ignorent à peu près tout de la guerre d’Espagne connaissent ce nom, « Guernica ». Il est un exemple, peut-être unique, des effets d’illustration que l’art peut provoquer de l’Histoire en train de se vivre et du dépassement de l’événement qu’il opère.

Attaque aérienne contre la petite ville basque espagnole, le lundi 26 avril 1937, le bombardement de Guernica (sous le nom de code opération Rügen) par 44 avions de la Légion Condor allemande nazie et 13 avions de l’Aviation Légionnaire italienne fasciste, a été un appui au Coup d’État fomenté par Franco contre le gouvernement légitime républicain espagnol. La ville fut rasée, ses habitants tués, l’horreur a provoqué la réprobation générale, à tel point que la contre-propagande fasciste a accusé les habitants d’avoir eux-mêmes fomenté cette opération inqualifiable. Outre les mises au point républicaines, la toile de Picasso qui porte le nom de la ville martyre, exposée pour la première fois à l’Exposition internationale de Paris, du 12 juillet 1937 à la fin de l’année 1937, a été un facteur décisif de l’internationalisation du conflit.

Pour l’évoquer, choisissons quatre fictions parmi la trentaine de romans qui, des années 90 à aujourd’hui, inscrivent ce nom comme fait et métaphore d’un combat. Deux de ces fictions sont récentes (2018) : Pour qui meurt Guernica ? de Sophie Doudet et Guernica 1937 d’Alain Vircondelet. Deux autres un peu plus anciennes : L’enfant de Guernica de Guy Jimenès (2010) et Guernica de Carlo Lucarelli (1998). Sélectionner ces quatre œuvres répond à la fois à l’actualité de publications, au 80e anniversaire de la fin de cette guerre, et à un choix personnel.

19 juillet 1936 : une des rares affiches où le prêtre, les militaires et le gros capitaliste sont désignés comme les ennemis à combattre
Picasso, Guernica

Un des lecteurs de Voix endormies de Dulca Chacón écrivait en 2006 : « Je crois que nous devons accepter l’idée que ce conflit est très peu perçu par les jeunes générations pour lesquelles l’Espagne est davantage le pays du soleil et des vacances que celui de l’incroyable dictature de Franco même si cette guerre nous a aussi valu un chef-d’œuvre comme Guernica qui, à mes yeux, représente l’expression la plus extraordinaire de l’horreur en peinture ». Entre le réalisme de l’affiche supra et le symbolisme de la toile de Picasso, comment se situer et pour parler de quoi, comment écrire Guernica pour différents publics ? Quelques titres montrent qu’une autre sélection était possible : Le roman de Guernica de Paul Haïm (1999), Le chêne de Guernica de Gracianne Hastoy (2003), 1937-Paris-Guernica de Thierry Beinstingel (2007), Les dernières heures de Guernica de Gordon Thomas, Max Morgan-Witts et al. (2007), Les larmes de Guernica d’Andrès Marquez Vallina (2013), Le Héron de Guernica  d’Antoine Choplin (2015), Tomka, le gitan de Guernica de Giuseppe Palembo, Massimo Carlotto et al. (2017)  ou Les Noces de Guernica, tome 3 des Aventures de Boro de Dan Franck et Jean Vautrin (2017), etc.

Les quatre fictions retenues sont très différentes malgré leur focalisation commune, dès leurs titres, autour du nom de la petite ville. Le roman d’Alain Vircondelet est une variation sur l’année 1937 (un peu avant et après aussi) des amours de Picasso, sur lesquelles il a tant été écrit. Les fictions de Sophie Doudet et de Guy Jimenes sont plutôt des romans jeunesse qui, pourtant, se laissent bien lire par des adultes. Enfin le roman de Carlo Lucarelli est un roman noir, de type policier, dans le monde glauque de la guerre civile.

Si l’on s’en tient au titre choisi et au contexte de parution du roman, il est normal de commencer par la fiction d’amour, de passion et de destruction d’Alain Vircondelet. Son roman est publié en même temps que l’exposition Guernica à Paris en 2018, sans la célèbre toile, impossible à déplacer. Le romancier centre son propos sur Dora Maar – avec le défi de dire autrement cette histoire après le très beau Moi, Dora Maar de Nicole Avril (2002) – et sur le contexte de création de la toile. Ce second défi n’était pas moindre tant il a été écrit à ce sujet. La jaquette de diffusion du roman est explicite : nous allons lire l’histoire d’un couple plus que l’histoire d’une peinture. On sait, en effet, que Picasso demanda à Dora de photographier chaque étape de sa création pour progresser dans son élaboration.

Car le propos d’Alain Vircondelet apparaît assez clair quoiqu’adroitement distillé de page en page : Picasso n’était pas véritablement engagé. Oui, certes, l’Espagne en guerre le préoccupait mais certainement moins qu’elle ne préoccupait Dora. Le peintre est alors aux prises avec une vie amoureuse compliquée entre deux femmes, ce que reproduira la fresque « Guernica ». Celle-ci dit son histoire personnelle plus qu’elle n’est une œuvre délibérément engagée pour l’Espagne républicaine. On ne peut nier que Picasso n’ait pas cherché à « illustrer » le bombardement mais il est difficile d’admettre que l’intime y supplante l’engagement et le souci du collectif. Le romancier revendique dans une sorte de note finale les droits de l’imaginaire à même de rencontrer la réalité. Sur 195 pages, le quart évoque la toile en train de se faire puis exposée et diversement appréciée alors. Deux chapitres lui sont consacrés dans la seconde partie du roman :

« Les invités arrivèrent dans l’atelier et Picasso dévoila la toile. Elle apparut dans sa splendeur horizontale, comme un vaste panorama qu’aucun horizon ne venait borner, envahissant tout l’espace, et les invités demeurèrent stupéfaits. Le silence était perceptible. Dora mesurait la force du tableau que d’une certaine façon elle avait, elle aussi, fait naître. […] C’était un après-midi près des quais de la Seine ; Mais c’était aussi le crépuscule atroce du 26 avril à Guernica. Le désert de cendres fumantes et de corps agonisants ou terrassés d’où surgissait la fierté brutale du taureau aux naseaux enflés de fureur. C’était Guernica et ce n’était pas seulement Guernica. C’était d’abord le tout de la violence, l’abomination de toutes les guerres ».

Alain Vircondelet évoque aussi de la « réverbération incandescente » de la toile. Et, quittant la toile, il s’interroge, dans la fin du roman, sur l’impossible survie de la liaison amoureuse entre Picasso et Dora après l’accomplissement de ce chef d’œuvre qui les a unis et qui, désormais, les sépare. Le taureau a anéanti sa proie comme la guerre anéantit l’humain. L’Autopsie d’un chef-d’œuvre, Guernica de Laurent Gervereau (1996) est à relire pour approfondir et complexifier cette interprétation.

Pour qui meurt Guernica ? de Sophie Doudet est conçu comme une fiction de transmission de l’histoire à destination de la jeunesse et plus généralement à celles et ceux qui n’ont pas cette mémoire. En effet l’histoire racontée est encadrée par un avertissement : « l’histoire que vous allez lire est une fiction mais elle se déroule dans le contexte historique de la guerre d’Espagne… » Puis les 17 chapitres du roman sont suivis de tout un dossier sur l’Espagne en 1937, sur Guernica et sur Picasso.

A Vitoria, les parents de Maria, engagés du côté républicain, se rendent compte de l’avancée des troupes franquistes et pensent mettre leur fille de 16 ans à l’abri des bombardements qui s’intensifient en l’envoyant chez une cousine à Guernica. C’est avec réticence que Maria prend le train car chez ces cousins elle trouve une toute autre ambiance, très catholique et peu favorable à tous les signes qu’elle affiche de son adhésion à la République. Elle trouve heureusement un appui dans son cousin, Tonio : l’amour des adolescents inscrit une touche d’espoir tout au long de la fiction. Le bombardement est décrit avec force détails et Maria et Tonio feront partie des rares survivants. Ils parviendront, par des voies différentes, à quitter l’Espagne franquiste et se retrouveront, un peu miraculeusement, devant la toile de Picasso à l’Exposition de Paris. Maria, accompagnée du padre Ramos, arrive à l’inauguration du pavillon espagnol, coincé entre le pavillon allemand et le pavillon soviétique. Peu de monde, une exposition déroutante pour la jeune fille : « Alors, elle se tient bien droite et lève le poing en murmurant les seuls mots dont Tonio lui avait affirmé qu’ils tiennent parfois devant la mort », les mots de Federico Garcia Lorca. Quelqu’un finit avec elle le poème : Tonio, retrouvée et dont la silhouette se détache « sur un immense tableau en noir et blanc. […] Ils sont à peine étonnés de se retrouver, comme si se tenir là devant la toile de Picasso était une évidence ». La romancière souligne l’extraordinaire de ses retrouvailles pour accentuer la solitude de l’Espagne républicaine qu’accuse le peu de monde présent à cette inauguration : « Au rez-de-chaussée, Maria et Tonio ouvrent grands leurs yeux devant la gigantesque toile. Elle couvre tout le mur et les écrase avec ses monumentales figures. Face au cheval transpercé par une lance, au taureau dressé au-dessus de la mère pleurant son enfant mort, Maria et Tonio sont un peu déboussolés. Ils ne reconnaissent rien : ni la ville, ni les flammes, ni les avions, ni leurs bombes. L’absence de couleurs rappelle la fumée des incendies mais dans leur souvenir le rouge du sang et du feu dominait. Les corps gisent ou crient, fragmentés et géométriques. Tout est brisé et déchiré dans un chaos monstrueux mais ce n’est pas leur histoire. Le tableau leur semble froid, trop construit, à la fois inhumain et trop symbolique. Tonio serra la main de Maria à lui faire mal : non, ce n’est pas Guernica ! Ce n’est pas cela ! Quel imbécile il était de croire qu’il retrouverait ici ce qu’il a définitivement perdu là-bas ».

Maria ne veut pas partir, elle le retient, contemple longuement la toile jusqu’à ce que leurs deux mémoires réveillent des significations de la composition. Tonio dépose sur la toile les cendres qu’il a emportées. A la sortie, tous deux vont planter les glands du chêne de Guernica que Maria a conservés. Ce roman très accessible et bien construit autour de ces deux jeunes adultes brassent de nombreuses thématiques de la guerre civile : les courants antagonistes, le rôle de la propagande et des relais médiatiques, le devenir des survivants qui perdent tout et doivent lutter pour dire la vérité. Toutes ces questions n’ont rien perdu de leur actualité.

C’est autrement que Guy Jimenès avait réveillé la mémoire de Guernica et de ses symboles dans son roman de 2010, L’Enfant de Guernica qui a obtenu le Prix des Incorruptibles 2009 (vote adulte). Le roman s’appuie sur des sources attestées sans renoncer à l’invention au plus près d’une documentation. Comme le roman de Sophie Doudet, il est accompagné d’un dossier. La fiction elle-même est entrelacée par des étapes de l’analyse de la toile de Picasso que Victor, le compagnon d’Isaura la protagoniste, écrit au fur et à mesure qu’il essaie de créer une pièce de théâtre. De nombreuses citations et des extraits de documents de l’époque sont également engrangés en cours de récit sans que jamais cela n’alourdisse son rythme.

Le roman lui-même est composé en deux temps : une première partie, « Gernika », d’une cinquantaine de pages, raconte le bombardement, en privilégiant deux familles socialement différentes et leurs deux garçons du même âge, Emilio et Andrès, en une cinquantaine de pages. Une seconde partie d’une soixantaine de pages, intitulée « L’exhumation » transporte le lecteur vers une fosse de républicains dont des archéologues se chargent d’exhumer les corps ; une troisième partie, de 70 pages, intitulée « Guernica » raconte les éclaircissements recherchés par Isaura auprès d’un père qu’elle adore, plus âgé que sa mère, mais taiseux sur le passé et une mère française l’ancrant avec légèreté dans le présent de l’Espagne. Isaura est archéologue et veut participer à une fouille de fosse commune où ont été jetés des Républicains – on voit une séquence de ces actions dans Le Silence des autres –, de l’ARMH (Association pour la récupération de la mémoire historique) mais quelque chose la retient d’en parler à ses parents et surtout à son père. Au fond d’elle, elle se dit que le silence de celui-ci sur le passé est peut-être dû à un engagement du côté des franquistes.

Le texte d’ouverture est énigmatique mais il prépare le déroulement narratif. En tout cas, il prend tout son sens une fois le récit achevé : « Guernica est un condensé de douleurs. Il resserre l’espace, enferme comme dans un labyrinthe. Le guerrier gisant et les énormes jambes nous atterrent. La mère renversant la tête pour implorer le ciel donne à éprouver l’abandon dans la mort de cet enfant qu’elle porte au creux de son bras.
Face au tableau, Andrès observe le taureau humain qui garde l’impassibilité d’un dieu, à moins qu’il ne soit en alerte. Mais que pourrait-il découvrir derrière lui de plus abominable que cet enfer sur terre ?
Et si, simplement, le Minotaure détournait la tête, indisposé par la porteuse de lumière ? »

Il faudra toute la fiction pour découvrir les secrets d’Andrès et ce moment, mis en exergue, où sa fille l’a convaincu d’aller voir la fresque de Picasso, une fois qu’elle lui a expliqué qu’elle n’est en rien « réaliste » et qu’il n’y a pas d’avions dont il a la phobie. La visite au musée est décrite avec beaucoup de précision et de sensibilité : « papa avançait vers son passé » pense Isaura. C’est un roman d’une grande efficacité à la fois narrative et historique qui embrasse le passé et l’avidité des jeunes générations à en récupérer les richesses et les horreurs. Isaura serait alors cette « porteuse de lumière » de l’ouverture et Andrès, le père, ce Minotaure qui veut oublier la guerre, en détournant la tête ? La mère implorante avec son enfant au creux de son bras trouve, elle aussi, une actualisation dans l’histoire toute humaine de Guernica.

Carlo Lucarelli est un écrivain connu pour ses romans policiers et il appartient à la tradition du journalisme italien d’investigation. Guernica est son quatrième roman, traduit en français en 1998. La date initiale du prologue, « Madrid, 10 avril 1937 » et le titre du 4e chapitre, « Guernica » donnent la mesure temporelle de l’histoire qui se déroule donc en quinze jours. Nous ne sommes plus cette fois dans la mémoire républicaine : le romancier nous place dans le camp des phalangistes pour suivre un couple un peu rocambolesque : Filippo Stella est tout sauf recommandable : espion, agent double, contrebandier et tueur à gages ; il s’apprête à prendre la poudre d’escampette car il trouve que l’Espagne de ces temps n’est pas très vivable. Mais il est rattrapé par un légionnaire du Corps des Troupes volontaires, italien comme lui. En échange de sa vie, il est sommé de servir d’ordonnance au capitaine Degl’Innocenti, débarqué en Espagne pour ramener en Italie la dépouille d’un « ami-camarade-mort » « touché à la poitrine par une rafale de mitraillette pendant l’assaut de Guadalajara ». Il ne peut faire autrement que d’accepter – c’est lui le narrateur de l’histoire – et, d’informations fausses et indications vraies, le couple improbable traverse le nord de l’Espagne de Madrid à Guernica. On voit très vite se profiler, derrière la silhouette du capitaine et de son ordonnance, l’ombre parodique de Don Quichotte et Sancho Panza : « Tu vois ce capitaine grand et blond avec une tête de con ? me dit le commandant. Voilà ta mission, légionnaire Stella. Tu es son ordonnance ».

L’arrivée dans la cathédrale de Sigüenza est l’occasion pour le romancier de donner une énumération de l’hétéroclite des troupes franquistes et de certains de leurs méfaits : « Il y avait les héros de l’Alcàzar, la poitrine noire couverte de médailles et le bras tendu montrant le poignard qui, à la fin de l’assaut, avait fait bouillonner de sang communiste les caniveaux des rues de Tolède. Il y avait les Navarrais du général Mola et ses requetes au béret basque couleur rubis qui, à Irùn, étaient montés à l’assaut derrière le crucifix, les regulares de Franco et les chemises bleues de la Phalange de Sant’Ignacio qui, à Badajoz, s’étaient fait photographier aux fenêtres des maisons en train de balancer dans la rue les têtes coupées des anarchistes. Il y avait les leales du général Queypo de Llano lequel, excité par le vin de Séville, avait mitraillé en éventail les habitants des banlieues en les fusillant douze par douze, et aussi les bandes armées fascistes d’Arconovaldo Bonaccorsi qui était venu de Bologne pour prendre Palma de Majorque et dont les bottes, à l’aéroport, étaient trempées de sang jusqu’à l’empeigne. Et il y avait les Africains convertis du Maroc, leur calot avec le gland de travers sur leurs cheveux crépus et, glissée contre leur jambe, entre les bandes molletières, la lame longue et étroite dont ils se servaient pour saigner les chèvres dans les villages du Sahara et ici, en Espagne, pour couper la gorge des femmes de Cadix, de Málaga et de Majorque, après les avoir violées.
Tous à genoux dans la nef et aux pieds du Christ agonisant, les mains serrées sur leurs fusils et leurs épées, les yeux baissés et les lèvres prêtes pour répondre au Pater Noster et à Gratia Plena ».

Saisissante description qui, plus qu’un discours, dénonce la guerre cruelle et les méthodes sanguinaires pour anéantir les Républicains. Tout serait à citer dans ce roman tendu, efficace, parodique et à l’humour noir. Il est introduit et conclu par des poèmes : celui de B. Brecht et celui de J.L. Borgès. Il se suspend avec l’arrivée à Guernica des deux compères : « Le soir, nous sommes passés à côté d’un champ où deux paysans piochaient la terre, en bras de chemise, la casquette calée sur le front et le fusil en bandoulière. Ils s’arrêtèrent un moment de travailler pour nous regarder passer, et je me demandai ce qu’ils pouvaient bien penser en voyant ce couple étrange, un type grand et maigre en train de délirer sur un cheval, les bras ouverts et une cuvette sur la tête, et un autre, petit et gros, qui le suivait à dos de mulet.
Où étions-nous ? Dans l’Espagne rouge ou dans la noire… en Castille, en Navarre ou en Andalousie… au Pays basque… à Guernica ? Où étions-nous, mon capitaine et moi ? Je ne le savais plus ».

En choisissant le point de vue de ce légionnaire italien, sans foi ni loi si ce n’est la loi du gain de la guerre, Carlo Lucarelli choisit d’en dénoncer le plus abject non sans ménager des zones d’idéalisme personnifiées par le capitaine donquichottesque. C’est un roman contre la guerre qui permet aux instincts les plus bas de se déployer, un roman d’une portée redoutable par sa force d’écriture. Il rejoint le point de vue développé par un personnage de Victor Del Árbol dans son roman traduit en français en 2019, Par-delà la pluie. Simón a été gardien des prisonniers républicains, après la victoire, dans la vallée de los Caídos . Plus tard, il explique à un jeune thésard : « La première chose que tu dois savoir, c’est que les guerres ne sont qu’un début. Cinq minutes après le premier coup de feu, le reste n’a plus d’importance. Soudain, les gens qui ont vécu en paix, de façon civilisée, se déchiquettent, volent, assassinent, incendient, violent. A la guerre, nous pouvons mordre, détruire, outrepasser les limites et tout sera justifié par l’existence de l’ennemi. A une seule condition, de réintégrer notre tanière quand le maître nous siffle, ayant considéré que l’incident est clos. Alors il faut appliquer le cataplasme de la justification et de l’excuse face à nos atrocités, reconstruire ce qui a été détruit, éteindre les incendies, renvoyer les morts dan les catacombes, oublier ou faire semblant ». Le choix du point de vue, fait par Carlo Lucarelliest, en soi, une prise de position sur cette guerre. Mais c’est aussi, bien sûr, un choix pour dénoncer l’horreur de la guerre que Picasso a su rendre dans sa toile.

Picasso, Guernica

Dans le poème qui conclut son cycle d’eaux fortes, Rêve et mensonge de Franco, qui précède la toile, première évocation de la guerre civile au début de l’année 1937, Picasso écrit : « Cris d’enfants cris de femmes cris d’oiseaux cris de fleurs de charpentes et de pierres cris de briques cris de meubles de lits de chaises de rideaux de casseroles de chats et de papiers cris d’odeurs qui se griffent cris de fumée piquant au cou les cris qui cuisent dans la chaudière et cris de la pluie d’oiseaux qui inondent la mer ». Dans cette dramatique cascade d’images verbales, il n’y a pas d’anecdote : le cri devient le symbole de la face d’ombre de l’existence humaine. Cette signification du travail du peintre, un écrivain algérien l’a bien comprise, à la fin de la guerre qui avait meurtri son pays quand il s’engage dans un roman qui tourne le dos au réalisme. Mohammed Dib explique dans une postface de son roman publié en 1962, Qui se souvient de la mer, ce qu’il a tenté de faire pour « écrire » la violence et ne pas banaliser l’horreur en référence à la toile Guernica de Picasso :

« La brusque conscience que j’avais prise à ce moment-là du caractère illimité de l’horreur et, en même temps, de son usure extrêmement rapide est, sans aucun doute, à l’origine de cette écriture du pressentiment et de vision. […] Comment parler de l’Algérie après Auschwitz, le ghetto de Varsovie et Hiroshima ? Comment faire afin que tout ce qu’il y a à dire […] ne se dissolve pas dans l’enfer de banalité dont l’horreur a su s’entourer et nous entourer.
J’ai compris alors que la puissance du mal ne se surprend pas dans ses entreprises ordinaires, mais ailleurs, dans son vrai domaine : l’homme – et les songes, les délires, qu’il nourrit en aveugle et que j’ai essayé d’habiller d’une forme. L’on conviendra que cela ne pouvait se faire au moyen de l’écriture habituelle. »

Entre l’information pour nourrir la mémoire et la métaphore ou le symbole, les créations littéraires se fraient leur voie. Comme l’a exprimé Toni Morisson, l’histoire informe et l’art éclaire. En art, la littérature n’est pas monolithique et entre par toutes les portes dans l’Histoire.

• Sophie Doudet, Pour qui meurt Guernica ?, Scrinéo, août 2018, 218 p., 14 € 90
Guy Jimenes, L’Enfant de Guernica, Oskar éditeur, 2010 (rééd. 2013), 230 p., 12 € 95
• Carlo Lucarelli, Guernica, trad. de l’italien par Arlette Lauterbach, Gallimard, « La noire », avril 1998, 144 p., 10 € 85
Alain Vircondelet, Guernica 1937, Flammarion, mars 2018, 194 p., 18 €