Mike Kleine : La ferme des mastodontes

Dans La ferme des mastodontes, de Mike Kleine, l’expression de ce qu’est ce livre est donnée dans la référence à la musique de Philip Glass évoquée dès le début, et plus précisément à Einstein on the Beach. Le livre de Mike Kleine correspond à cette œuvre de Glass : répétitions, variations, progressions infimes. La ferme des mastodontes est certainement un roman – ou une série de nouvelles – mais il est tout autant à la limite du roman, proche de l’expérimentation poétique, ou de la musique, ou peut-être d’une performance artistique. Livre, donc, pluriel, inclassable et intrigant.

Ici, tout se répète : les noms, les situations, les mots, les « personnages ». Tout se répète à l’intérieur de variations minimes, de déplacements ténus. Les mêmes situations, ou à peu près, les mêmes noms reviennent, plus ou moins différents : James Franco est le nom du roommate, d’un ami, d’un DJ, celui de l’acteur, etc. Il en est de même pour les lieux, les villes, les époques, les fêtes, les objets : chacun se répète ou semble se répéter, variation d’un autre, valant aussi bien pour un autre.

Si, d’un point de vue formel, La ferme des mastodontes est fondé sur ce principe de la répétition, ce principe n’est bien sûr pas sans effet sur ce qu’est ici le langage, qui se dépouille et tend à se vider de son caractère référentiel et signifiant. Le langage devient musique, à la limite d’un vide qui serait sonore, les nombreuses références à la musique présentes dans ce livre valant pour ce que le langage y devient : musique, combinaison, structure répétitive, trouvant sa signification et ses effets dans cette répétition.

Les listes variées que l’on rencontre dans ce livre suivent ce principe de la répétition-variation : ces listes – de noms, de titres de films ou de livres, etc. – sont faites de différences mais aussi, et surtout, d’une répétition à l’œuvre qui fait de chaque différence une variation, une modulation. Ces listes sont l’indice d’un langage habité d’un mouvement essentiel de répétition par lequel la répétition se répète, produisant un langage à la limite du sens, à la limite d’une variation qui ne serait que sonore. La liste est la limite idéale de ce livre : le langage se répète, le langage est sa propre répétition, et en se répétant, il produit des différences, des noms différents, des choses différentes, des êtres différents compris non comme des identités, des substances, mais comme des variations – comme dans une certaine période de la musique de Philip Glass.

Par cette dynamique de la répétition, les identités se dissolvent. Mike Kleine utilise les noms de personnalités hyper connues du cinéma ou de la musique, mais si ces noms peuvent renvoyer aux célébrités qui les portent, ils pourraient aussi bien être rattachés à des personnes qui, ayant le même nom, ne sont pas les personnalités auxquelles on les relie d’habitude. Un « personnage » se nomme Bruce Willis mais il n’est pas l’acteur Bruce Willis. Une photo de Charlize Theron n’est peut-être que la photo de quelqu’un « qui ressemble énormément à Charlize Theron ». Lors d’une fête, chacun est habillé en super-héros et se voit nommé du nom du super-héros dont il porte le masque et le costume : Batman, Iron Man, etc. Et le nom de James Franco, qui revient de manière récurrente, ne semble pas nécessairement appartenir toujours au même « personnage », et ne paraît pas de manière évidente se rapporter à l’acteur connu sous le nom de James Franco. Un même nom est donc pris dans des variations qui rendent douteux ce à quoi il se réfère et ce qu’il signifie.

Ainsi, ce que nous lisons n’est peut-être pas ce que nous lisons. Il serait simple de voir dans La ferme des mastodontes un livre mettant en scène des personnages évoluant dans le milieu friqué de l’art et du cinéma américains, des personnages qui sont des gens très connus et très superficiels, réduits à leur nom et à leur fortune. Et il s’agit sans doute, dans ce livre, aussi de cela (qui est aussi un cliché). Mais il s’agit également d’autre chose, d’une écriture qui détache ce qui est dit de ce qui semble être dit – ou de ce qui, de fait, est dit – pour élever le discours à un état de trouble, d’ambiguïté, d’indécidabilité qui en révèle l’instabilité, la fragilité, la mobilité, le caractère sériel et variable : le langage flotte et un même nom – un même ensemble sonore – peut désigner autre chose ou signifier autre chose que ce qu’il dit. Le signifiant est effectivement flottant et ne se rattache à aucun objet ou à aucun concept absolument nécessaires. Le langage réduit au signifiant – au son ,et au son asignifiant – se révèle en tant que mobilité, variation, ensemble de sons qui, selon la façon dont ils sont combinés, se rattachent à ceci ou à cela, ou à autre chose encore. Le langage est littéralement superficiel, relevant d’une logique combinatoire qui inclut nécessairement des variations, des déplacements, des différences : moins « étiquette », comme le pensait Bergson, que fine pellicule dégradable, plastique, une sorte de décalcomanie.

Si les « personnages » du livre sont superficiels à l’extrême, s’ils ne sont pas tout à fait l’incarnation fictive de personnes, c’est parce qu’ils sont d’abord l’effet de cette logique du langage, tendant à se confondre avec le signifiant qui s’est posé sur eux mais ne se confondant jamais entièrement, jamais suffisamment pour constituer une identité : James Franco est James Franco et n’est pas James Franco… Il en est de même pour les lieux, les époques : à la fois New York et Los Angeles, à la fois aujourd’hui en même temps qu’une époque où l’on allait louer des VHS dans un vidéostore, une scène pouvant avoir lieu au début du livre (à cause d’un courant d’air – peut-être – des masques tombent et se brisent) et paraissant se répéter – ou avoir lieu pour la première fois – dans un autre chapitre. Tout est langage, ensemble provisoire de signifiants, un ensemble qui sera combiné différemment selon des déplacements à peine sensibles mais produisant des variations, des différences.

La ferme des mastodontes est un monde d’objets : voitures, livres, tableaux, maisons, etc. S’il s’agit d’un monde d’objets, c’est parce que tout y est réduit au statut d’objet, et d’objet de consommation, de chose monnayable (même les noms propres sont comparables à des « marques »), dont on fait usage, que l’on échange, des choses équivalentes du point de vue économique : tel masque n’a pas de valeur en soi, il équivaut financièrement à un autre masque, et telle voiture très couteuse vaut telle autre voiture également très couteuse. Tous ces objets répètent ce qu’ils sont dans ce monde, à savoir une valeur économique (un tableau de Picasso vaut plusieurs dizaines de milliers de dollars et ne vaut pas en tant qu’œuvre singulière, en tant qu’être esthétique). La présence de ces objets et leur traitement par Mike Kleine impliquent cette dimension référentielle et connotative : argent, richesse, marché, néolibéralisme cynique, etc. Mais, en même temps, dans ce livre, les objets ne sont que des mots, ils n’ont pas de « présence », ils ne sont pas décrits, sont seulement nommés. Les objets sont d’abord des noms, des mots, réduits à ce statut langagier, et à ce titre soumis au régime d’un langage fait de signifiants flottants, circulants, combinables : un masque est un masque, une voiture est une voiture, une maison est une maison… Si, dans ce livre, les objets sont utilisés pour signifier et connoter, ils le sont également pour réduire l’objet au signifiant, et au régime particulier du signifiant que l’on rencontre ici : le sens devient son, l’objet s’allège de lui-même et s’efface. Ne demeurent, comme chez Beckett, que des mots qui sont des sons dont nous faisons ce que nous pouvons à l’intérieur d’un monde devenu une surface langagière, un ensemble de séries mobiles de signifiants, des lambeaux de sons pour un discours qui est une musique forcément précaire…

Le livre lui-même est soumis à cette logique musicale du langage, à cette dynamique du signifiant. Si nous ne savons pas clairement ce que nous lisons, c’est parce que ce livre tend à s’échapper de toute identité, à ne pas être ce qu’il est ou « paraît » être, tendant vers sa propre limite interne qui est celle d’un langage qui s’efface et d’un monde qui s’efface. L’emploi, dans la narration, de la deuxième personne du singulier, produit une indécidabilité. Le « tu » est-il le personnage auquel s’adresse un narrateur anonyme ? Ce narrateur établit-il un simple constat ou bien donne-t-il des ordres, dirige-t-il ? Le récit met-il en scène des actions supposées vraisemblable ou s’agit-il de scènes de films ou d’une série télévisée dirigées par un réalisateur ? Le « tu » est-il le « personnage » ou le lecteur ? Il s’agit de tout cela à la fois, c’est-à-dire de rien de tout cela en particulier et précisément. Dans l’universelle variation, tout est ce qu’il est en même temps qu’autre chose – tout dépend du langage et de ses combinaisons, tout dépend du signifiant et de sa mobilité, de sa précarité.

La ferme des mastodontes est certainement, aussi, tout autre chose que ce que nous en avons dit, incluant des dimensions critiques, sociologiques, politiques – énonçant les mécanismes d’un monde qui disparaît, qui a peut-être déjà disparu, tels les mastodontes évoqués dans le titre : monde contemporain du néolibéralisme, du règne de l’image, de la perception de tout à partir des schémas de l’objet et du marché, etc. C’est surtout un livre étrange, énigmatique, déployant la mécanique d’un langage qui ne peut pas se dire, un langage dans lequel insistent les propres limites du langage, celui-ci incluant donc en lui-même son propre effondrement. Un langage-son, un langage-musique, pour un monde qui n’existe pas. Un langage à créer et un monde à créer.

Mike Kleine, La ferme des mastodontes, traduit de l’anglais (USA) par Quentin Leclerc, éditions de l’Ogre, mars 2019, 141 p., 18 € — Lire un extrait