Un Toussaint sur patins

Il y a dix ans, Jean-Philippe Toussaint, qui nous avait charmé avec La Salle de bains, Monsieur ou La Télévision, courts romans héritant de Beckett et d’un humour tout personnel, passait au cinéma et donnait La Patinoire, son premier long métrage. Production d’une grande drôlerie en même temps que réflexion sur ce qu’est le cinéma à partir d’un tournage entrepris sur une surface glacée. Toussaint inscrivait ainsi ce qui était un chef-d’œuvre burlesque dans la lignée de tentatives approchantes telles que La Ricotta de Pier Paolo Pasolini (1963), la superbe Nuit américaine de François Truffaut (1973), voire Palombella Rossa de Nanni Moretti (1989). Et voilà qu’aujourd’hui, soit dix ans plus tard, le même Toussaint revient  à son film de naguère sous la forme d’un presque roman qui fait un petit volume relevant de deux médias et de deux genres. Le titre, La Patinoire, s’y trouve conservé et coiffe ainsi ce qu’on appellera une « continuité dialoguée » distribuée en caractères distincts du récit reconstitué du tournage.

Si l’on y songe, tout cela est déjà dans la couverture-photo dudit charmant volume : on peut y voir la jolie Dolores Chaplin, petite-fille de son grand-père et toute ici en châle noir et jupe rouge, effondrée sur son séant avec patins aux pieds ; elle se trouve donc à même la glace au milieu des appareils de prises de vue et autres accessoires fichés dans la surface gelée. La pauvre semble d’autant plus dépitée qu’elle n’a pas auprès d’elle et pour la consoler son chevalier-servant, l’acteur Sylvester Barrymore (sic !), alias Bruce Campbell dans la vie.

Et tout est là d’une certaine façon. Car comment faire tenir debout sur une surface glacée des comédiens pris dans le feu d’une action ? Comment faire se jouer une partie de hockey à l’intérieur de cette même action (avec Sylvester Barrymore en gardien de but et l’équipe nationale de Lituanie s’évertuant autour de lui). Comment encore faire circuler sur la surface glissante un chef-opérateur, des techniciens, une directrice de production en tenue de ville, etc. ? Et pourtant le metteur en scène y arrive, que ce soit Toussaint ou que ce soit Tom Novembre, incarnation de l’auteur dans le film.

Et ce que La Patinoire est censée nous dire, dans les conditions si particulières qu’elle propose et qui portent tout à l’excès, est que il n’est pas de tournage cinématographique qui ne se déroule dans la confusion, dans le mélange des rôles provenant de diverses corporations ou encore dans le micmac de séquences fragmentaires, annulées puis répétées, et jusque dans la production toute physique d’accidents de travail (deux dans le cas présent). Et tout cela en même temps que la vie ordinaire continue et que, par exemple, les deux rôles principaux s’éprennent l’un de l’autre et, nus,  fassent l’amour dans une pièce latérale ou encore qu’un figurant à moustache et à mollets velus accepte de faire office de doublure de l’actrice  rien qu’à passer la jupe rouge adéquate, ou plus encore que, au gré d’un habile dispositif, une même scène soit répétée dix fois au cours de laquelle la tête du premier rôle vient heurter à dix reprises le sol dur tout en recevant à chaque fois une giclée de givre au visage, et tout cela pour que le regard de la victime au moment du pseudo-choc convienne au chef-opérateur. 

Car c’est ça le cinéma. Son élaboration est toute de trucages, de montages, d’illusions et de mensonges. Et Jean-Philippe Toussaint nous le dit avec une verve réjouissante en même temps qu’en petites touches finement distillées. Ce qui fait du film d’il y a dix ans une vaste métaphore ironique et drôlatique de l’art cinématographique. Métaphore qui entend de surcroît nous donner presque à l’inverse une idée du pouvoir exorbitant d’un réalisateur qui retentit en ordres impératifs donnés dans un porte-voix. Et l’on voit Novembre, son représentant immédiat, s’impatienter de l’idylle qui se noue entre les deux premiers rôles et aller jusqu’à supprimer jalousement tel gros-plan ou telle séquence qui rend trop abouties les amours consommées du couple. 

Mais il est encore d’autres thèmes de réflexion qu’illustre à petites touches La Patinoire. C’est par exemple le côté munificence que comporte toute réalisation filmique, — dans la plupart des cas tout au moins. Et l’on peut voir ainsi J.-Ph. Toussaint illustrer sa conception d’un cinéma généreux qui sera aussi et forcément un cinéma coûteux. Et cela veut, par exemple que, sur la patinoire du tournage, soit venue figurer l’équipe lituanienne de hockey qui a été expressément déplacée pour simuler un match qu’elle joue par ailleurs sans palet. Mais ce peut être aussi bien un accessoiriste, qui ayant à procurer à l’équipe du film un porte-clés, en achète dix de styles différents pour être sûr que le « bon » se trouve là quand il le faut. Bref, chez cet amoureux de la litote que peut être Toussaint, il y a également un attrait pour l’abondance et l’exubérance, celles que permet d’ordinaire le cinéma. Dans l’excellent commentaire qu’il donne en fin de volume, Laurent Demoulin, fidèle complice du romancier, souligne que son ami, tout imbu qu’il fut d’une œuvre minutieuse et sous contrôle, ait progressivement découvert les vertus du hasard et de l’accidentel en art.

Reste à dire que le présent volume, si élégant et bien documenté par ailleurs, se complète avec bonheur d’un carnet de photos du film en même temps que d’un dossier qu’ouvre précisément Demoulin nous rappelant utilement qu’après La Patinoire Toussait n’a pas abandonné le cinéma mais est passé à des courts-métrages. L’ouvrage se complète enfin de comptes rendus d’époque, ceux d’Arnaud Viviant, d’Antoine de Gaudemar, d’Aurélien Ferenczi et de Stephen Holden. Bref, un fort précieux volume.

Jean-Philippe Toussaint, La Patinoire, Les Impressions Nouvelles, avril 2019, 140 p., 18 € — Lire un extrait