AH-MER-AH-SU : Perfect

Extrait de Star, le premier album d’AH-MER-AH-SU, « Perfect » pourrait en être le résumé. Dans Star, les mélodies électroniques sont au service de textes exposant des expériences de soi et du monde dans lesquelles des subjectivités se disent, se heurtent au monde mais aussi à soi-même, s’efforcent de s’inventer en essayant d’inventer un monde dans lequel exister. Star serait une sorte de journal intime mais à plusieurs, tant le disque est traversé par une parole personnelle en même temps que collective.

« Perfect » est un dialogue avec soi-même, une sorte d’autoanalyse et de confession. La forme choisie par la musicienne et parolière marque la distance entre soi et un autre soi-même que l’on souhaiterait voir se réaliser – distance entre soi et un soi parfait. Il ne s’agit pas seulement d’une différence entre le réel et l’imaginaire, entre le soi contingent et un soi idéal, seulement rêvé. La perfection, qui est ici effectivement un idéal, est à la fois une aspiration mais aussi l’occasion d’une souffrance, le vecteur d’une aliénation.

« Perfect » met en scène un affrontement intrasubjectif entre ce que l’on est, ce que l’on voudrait être, et l’idéal de soi qui est d’abord un idéal social, collectif. Si la perfection est visée, elle est également l’objet d’une prise de conscience qui revient à comprendre que cette perfection est non seulement inatteignable mais qu’elle est surtout une obligation sociale aliénante et douloureuse.

La perfection dont il est question n’est pas clairement définie : idéal de beauté physique ? idéal moral ? mode de vie idéal ? Les trois sans doute. La perfection dont il s’agit semble concerner de manière générale le rapport à soi et aux autres – et cette perfection désirée se révèle être une exigence sociale aliénante, purement normative. La prise de conscience qui traverse les lyrics met en avant l’idée que par cet idéal, la société et ses normes non seulement nous condamnent à rechercher la conformité à un modèle irréalisable comme elles nous condamnent à dévaloriser ce que nous sommes, la réalité de nos corps, de nos vies, de nos pensées.

« Perfect » est traversé par le désir de se plier à cet idéal et par la conscience de la supercherie. Ce décalage conduit à une autre prise de conscience : je ne peux être que moi-même, contingence dans un monde contingent, la seule perfection que je puisse atteindre étant celle de ma propre imperfection (« A spot where I am divine and perfectly flawed »).

Douloureux, les lyrics sont donc dans le même temps porteurs d’une invitation moins à l’auto-acceptation qu’à l’auto-affirmation : le monde est imparfait, je ne peux être qu’imparfait.e, c’est-à-dire moi-même. Ce qui est une façon d’envoyer balader les normes instituées et de se conformer à ses propres normes incluant en elles-mêmes l’imperfection, des normes réalisables et vivables pour soi comme, sans doute, pour d’autres, car l’invitation faite à soi-même de ne considérer que ses propres normes, et donc la remise en cause radicale des normes communes, ne peut qu’avoir des implications collectives.

Cependant, « Perfect » n’est pas uniquement constitué de ce progrès vers la conscience claire et la décision heureuse : rejetant les normes communes, nous ne pouvons que nous heurter à un monde constitué par et pour la reproduction de ces normes. D’où, là encore, le sentiment d’une séparation douloureuse entre soi et le monde, comme entre soi et soi-même, puisque malgré la prise de conscience, je demeure atteint et en partie constitué par les impératifs normatifs qui régulent mon nécessaire rapport aux autres (« I close my eyes and sometimes I find a place where / Perfect doesn’t matter / Deep in my mind /A spot where I am divine and perfectly flawed »). Ce titre d’AH-MER-AH-SU ne présente donc pas de véritable résolution, dans une sorte de happy end hollywoodien, mais mêle les différents niveaux de conscience, les modalités différentes du rapport à soi et aux autres, les entremêlant dans une sorte de boucle répétitive – effet accentué par la composition électronique répétitive – traduisant les états confus et clairs d’une conscience traversée par le monde et en prise avec elle-même.

Ce sont ces différents éléments que l’on retrouve tout au long de Star, sorte de récit intime et collectif, à la fois manifeste social et énoncé du plus subjectif. S’il s’agit sans doute, pour AH-MER-AH-SU, de faire le récit personnel et politique de sa propre expérience d’artiste femme, noire et trans, l’album propose une réflexion générale – sociale, politique, subjective – et une exposition de soi qui permettent de toucher d’autres sujets et communautés (dans la vidéo qui a accompagné la sortie du titre, on notera la référence au film de Chantal Akerman, Jeanne Dielman, 23, quai du commerce, 1080 Bruxelles, et donc à une condition féminine problématique plus générale).

Star est une œuvre réussie – et importante – par la forme élaborée par l’artiste et par les thèmes. Mais le disque l’est également par la beauté des compositions autant que par la voix très belle d’AH-MER-AH-SU, voix pouvant parfois évoquer celle d’Anohni, qui avait tant ému Lou Reed.