Lionel Ruffel : « La fiction et la narration trompent la mort »

Lionel Ruffel © buerodirekteschoenheit

Stimulant et passionnant : tels sont les deux termes qui viennent immédiatement à l’esprit après la lecture de Trompe-la-mort de Lionel Ruffel qui paraît aujourd’hui chez Verdier. Entre l’essai et l’histoire, entre le récit et la réflexion, Lionel Ruffel évoque, au moment où l’université vacille, l’humanité littéraire telle qu’elle nous fonde et telle qu’elle se transmet. Bond vers l’écriture tout autant que livre de lecteur, Trompe-la-mort soulève des questions que Diacritik a voulu poser à son auteur, l’un des artisans du Master de création littéraire à Paris 8.

Ma première question voudrait porter sur l’origine de votre remarquable nouveau livre : Trompe-la-mort. Quelle en a été la genèse ? Vous indiquez en préambule que votre réflexion est née d’une accumulation de « fins de monde » pour vous qui enseignez la littérature à Paris 8 et œuvrez notamment au Master de création littéraire. Ainsi, d’une part, à la manière de la fin d’un temps de l’innocence, vous évoquez, une première fin, celle d’une université capable d’accueillir et, d’autre part, une seconde fin, celle de l’espace Khiasma aux Lilas qui, devenu le refuge de vos cours, a, à son tour, fermé. En quoi ces deux fins sont-elles à l’origine de votre récit ?

Peut-être que que la genèse de ce livre remonte au mois de mai 2007, lorsque j’ai eu le bonheur, car c’était mon rêve, d’être nommé à l’Université Paris 8, pour enseigner la littérature générale et comparée. Mais le bonheur a été de courte durée, car ce même mois de mai, une autre élection, beaucoup plus importante, a eu lieu ; celle de Nicolas Sarkozy, dont une des actions les plus fortes a été de décomposer le monde universitaire dans lequel je venais d’entrer. Cette décomposition est toujours en cours, reconduite par ses deux successeurs. Elle est parfois un peu ralentie mais la plupart du temps, comme en ce moment, elle est accélérée. J’emploie à dessein le terme décomposition, et pas celui de destruction, car nous continuons à habiter ce monde très abîmé. Nous y vivons, ou nous y survivons, un peu comme des zombis.

© Espace Khiasma, « Publier Tarnac »

Puis, parfois la décomposition est plus brutale. Au printemps dernier, en 2018, notre université qui était bloquée par la légitime contestation étudiante contre Parcoursup, et occupée par des personnes réfugiées, a fermé quelques jours pour raisons sanitaires et de sécurité. Dans l’urgence, nous sommes allés travailler à l’Espace Khiasma, qui nous accueillait régulièrement pour des ateliers, notamment celui qui a été déterminant pour ce livre, intitulé « Publier Tarnac ». Mais lui-même zombi depuis deux ans, alors qu’il avait perdu une importante source de financement publique, ce lieu utopique et magnifique a fermé ses portes. L’effet fut moins de sidération que de révélation. Ces lieux, où l’on travaille à penser, à créer, à réfléchir, n’étaient pas simplement menacés, ils étaient déjà morts. Ce qui ne signifie pas que, nous qui les habitons, le soyons aussi.

Curieusement, ça m’a complétement libéré de voir et de poser les choses ainsi : « l’université a fermé ses portes définitivement et ne les rouvrit plus jamais ». Ce double choc, cette double fermeture a donné forme et sens à la matière que je travaillais et a fourni un récit-cadre aux histoires que je travaillais : un narrateur propose la visite d’une ancienne imprimerie désertée par ses précédents occupants. Au cours de la visite, l’ancienne imprimerie se transforme en grotte pariétale et en musée de l’humanité littéraire.

Espace Khiasma

Dès lors, en quoi écrire Trompe-la-mort est-il une manière à la fois de conjuration et de continuation de ces fins conjuguées ? En effet, est-ce qu’écrire ce nouveau livre n’a-t-il pas été pour vous une manière de tromper ces morts de l’université et de Khiasma, comme leur conjuration ? Et en quoi, enfin, écrire comme vous le faites à la croisée, on y reviendra, des Mille et une nuits, de L’Insurrection qui vient et du Décaméron ne s’offre-t-il pas comme une manière de continuer à faire cours au-delà de toutes les fins : le texte comme lieu du cours ?

Je partirai de votre dernier mot, le cours, car la salle de cours ou l’atelier de création littéraire constitue la vraie scène d’origine de ce livre. Paradoxalement ou peut-être logiquement, à mesure que l’institution se décompose, la salle de cours gagne en vitalité ; j’y ai trouvé et j’y trouve une énergie, une joie toujours croissantes. Nous sommes vivants ensemble, nous créons des liens, nous tressons des histoires communes, nous fabriquons du commun là où le commun est menacé. J’avais envie d’écrire cette vie qui se maintient à un très haut niveau d’intensité, dans la salle de cours, quel que soit le degré de décomposition de l’institution. Je ne voulais pas l’évoquer mais tenter de la traduire ou plutôt de la convertir dans un écrit.

Après, il y a quand même quelque chose de bon dans la mort des institutions, c’est la fin de leur discipline. L’enseignement de la littérature n’a pas échappé, loin s’en faut, à cet ensemble de savoirs morts et sclérosants qui tentent de figer ces matières littéraires qui circulent depuis plusieurs milliers d’années. À Paris 8, c’est plutôt confortable de ce point de vue, le public étudiant est si hétérogène qu’on peut difficilement s’appuyer sur ces savoirs morts. Et encore moins avec les étudiants en création littéraire qui viennent pour produire, ceux-là mêmes qui forment le groupe d’occupants que le livre met en scène. C’est à cet endroit-là que je situe mon travail, qui est d’une certaine manière, un travail d’histoire littéraire, mais une histoire littéraire narrativisée, située et contextualisée par rapport au moment de son énonciation. Cette situation et cette contextualisation m’ont amené assez logiquement aux Mille et une nuits (extension du storytelling et de ce qu’Yves Citton appelle la mythocratie), au Décaméron (fin du monde, communes), et à L’Insurrection qui vient (pouvoirs ou impouvoirs du livre, circulation des textes, judiciarisation, communes encore).

Venons-en, comme notre précédente question le suggérait, au cœur même de votre propos, à savoir ce quoi la littérature permet de tromper la mort. Pour vous, tout récit est porté par une énergie fondatrice, celle qui autorise l’homme à un sursaut, celui de pouvoir échapper à la disparition promise : en quoi ainsi « tromper la mort en se racontant des histoires », dites-vous encore, permet-il de définir le geste littéraire même ?
Dans ce même élan, vous indiquez cependant sans attendre que se raconter des histoires pour tromper la mort ne répond cependant pas d’une vision naïve selon laquelle « c’est mignon ces humains qui croient guérir d’eux-mêmes en racontant des histoires. » La littérature, ce n’est donc pas panser une plaie ?

Avant de répondre plus directement, je voudrais dire que Trompe-la-mort n’est pas un essai de sciences humaines sur la fiction ou sur la narration. C’est plutôt un récit. Je partage des traits avec son narrateur, il est comme moi enseignant, mais c’est un narrateur bien plus délirant que je ne le suis, qui s’est placé dans une situation d’urgence, celle de la fin du monde, avec la nécessité de tenter de ressaisir rapidement l’histoire de l’humanité. Rien que ça ! Il se permet donc des affirmations que la rigueur interdit. Il hallucine l’histoire plus qu’il ne la restitue. Ceci dit, je suis conscient que ce livre prend part, de manière modeste et assez intuitive, à un tournant anthropologique de la réflexion collective, c’est-à-dire, un moment où face à la possible extinction de l’humanité et aux extinctions en cours, nous tentons de comprendre ce que nous sommes. J’avais envie de mieux comprendre ma passion (très commune) pour ce que nous appelons la littérature, pour la fiction, la narration. Avec le pressentiment, peut-être le soupçon et somme toute l’inquiétude, que les deux ne sont pas sans lien : la possible extinction et, disons, la condition narrative et fictionnelle.

Il me semble du reste que tout devrait être mesuré à cette aune : le degré de participation aux extinctions en cours. Pas la représentation, la participation. Si nous voyons désormais la littérature comme un art de l’écrit qui trame des fictions et des narrations, alors le procès est à charge car l’écrit est la technologie qui a permis la grande accélération de l’humanité, et la fiction et la narration ont permis que toutes ces monstruosités (et parfois ces splendeurs) tiennent. Mais ce n’est peut-être pas aussi simple.

Jacques Derrida avec son pharmakon a proposé à mon avis un concept indépassable : à la fois poison, remède et bouc-émissaire. Voilà ce que sont à mes yeux la littérature, la fiction et la narration. Elles trompent la mort en instillant une minuscule dose de poison qui nous y accoutume. Elles produisent une addiction qui révèle notre nature profondément addictive. C’est dangereux, c’est une épreuve du feu, mais reconnaître cette nature pharmakon de la littérature me semble plus lucide et pertinent et autrement plus intéressant que de n’envisager que l’apparent bon côté : le remède, la guérison.

Tromper la mort, ce serait faire accéder selon vous l’homo sapiens à l’homo narrans, un archi-homo sapiens qui donne à l’homme la possibilité de son salut par la narration. A mesure que vous avancez dans votre réflexion, vous allez même plus loin puisque vous suggérez que l’humanité se définit depuis sa puissance à faire récit. En quoi, selon vous, peut-on dire que l’humanité commence quand elle est en capacité de faire récit ou comme vous le dites en quoi peut-on parler « d’humanité littéraire » ?

Homo sapiens est un concept historique très orienté, ce n’est pas une nature ou une essence. Si nous étions si sages ou si intelligents, nous n’en serions pas à risquer notre propre extinction, après avoir entraîné celle de tant d’espèces. Maintenir la vie comme le propose Pampinée dans Le Décaméron pourrait être la seule sagesse qui vaille. Homo sapiens est donc une fable inventée par celui, en l’occurrence celle (Shéhérazade), que le narrateur appelle à la suite d’un article que j’ai lu il y a quelques années homo narrans.

Il y a une part de jeu de ma part, dans le fait de vouloir imposer une catégorie comme homo narrans. J’aurais pu tout aussi bien dire homo junkie, ça aurait été peut-être plus juste mais sûrement un brin provocateur. Je pars du principe que le récit-cadre des Mille et une nuits, qui raconte l’affrontement entre Shéhérazade (homo narrans) et Shahryar (homo sapiens) forme un récit anthropologique qui parle à notre époque. Shéhérazade a parfaitement compris que Shahryar est drogué aux histoires qu’il se raconte, celle de la jalousie, de la destruction, du pouvoir, de l’extermination. Elle va travailler cette addiction pour la retourner, la réorienter, et à tout moment la mort guette, peut-être ne passera-t-elle pas le seuil de la nuit. Mais elle triomphe et la vie revient. Elle est lucide sur notre condition narrative, et c’est à partir de cette lucidité qu’elle veut refonder. Le narrateur de Trompe-la-mort, qui est encore plus excessif que moi, finit par parler d’humanité littéraire. L’humanité littéraire c’est celle qui est gouvernée et domestiquée par sa propre invention, l’écriture. C’est celle dont le narrateur souhaite retracer l’histoire.

© Espace Khiasma, « Publier Tarnac »

Dans Trompe-la-mort, vous vous faites le guide toujours mesuré de trois grands moments où l’humanité a trompé la mort depuis la littérature, avec successivement Les Mille et une nuits, L’Insurrection qui vient et le Décaméron de Boccace. Pour vous, ces trois œuvres incarnent autant de moments à la manière d’un triptyque de l’homo narrans : la fable, la farce et la face mortelle. Pourriez-vous nous dire en quoi ces moments vous paraissent-ils fondateurs de l’humanité littéraire ?

Là encore, je pense qu’il faut prendre en considération la situation narrative. Ce narrateur est délirant parce qu’il fait confiance à ses intuitions et à ses visions. Il veut tout rassembler en trois histoires, des histoires exemplaires qui ne visent donc pas à l’exhaustivité. Et il se présente en guide de musée, une position qui ne me semble pas si éloignée de la situation pédagogique. Il est pénétré de textes, d’histoires, de mots, de citations. La fable et la farce, c’est une reprise de la fameuse phrase de Marx au début du 18 Brumaire de Louis Bonaparte : « tous les grands événements et personnages historiques se répètent pour ainsi dire deux fois (…) la première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce ». Au moment d’écrire « Un livre dangereux », la partie sur L’Insurrection qui vient, cette phrase s’est rappelée à moi, et au lieu de l’écarter, j’ai laissé le narrateur la suivre, pour donner une orientation à son récit. C’est la méthode que j’ai choisie : j’ai confié au narrateur le soin de creuser ce que l’enseignant-chercheur en moi aurait eu tendance à écarter.

Ces trois récits racontent plus ou moins la même histoire, mais à trois moments différents : celle d’un affrontement entre des narrations destructrices et des narrations qui aspirent au maintien de la vie. Celle de l’accroissement des flux, des données, des matières narratives, des tentatives politiques de les structurer, de la civilisation urbaine, un récit capitaliste en somme. Celle des tentatives pour rompre cette logique, pour imposer des barricades narratives aux fictions du pouvoir et créer d’autres attachements. Une dialectique entre un désir de faire société et un désir de faire commune.

Il y a trois moments dans le livre donc. Le premier, celui des Mille et une nuits, dure au moins mille ans, probablement beaucoup plus, c’est la constitution d’une matière narrative et d’un corpus d’histoires sans support dédié. C’est une histoire de la narration. Le deuxième, centré sur l’affaire dite « de Tarnac » et L’Insurrection qui vient, mais aussi sur un court texte de Kant, propose une histoire du livre et du capitalisme de l’imprimé. Le troisième consacré au Décaméron, qui évoqué la peste noire en 1348 à Florence, s’intéresse au désir de faire à la fois sécession et commune par des narrations partagées. C’est une histoire de la communauté. Narration, technè et communautés, voilà ce qui intéresse le narrateur et m’intéresse. Ce sont enfin trois situations de péril extrême, et trois manières d’y survivre.

D’autres histoires auraient pu être saisies. Ce sont celles que nous avons tressées ensemble, mes étudiants et moi, ces quatre ou cinq dernières années.

Plus largement, Trompe-la-mort propose une définition neuve de la littérature qui n’est plus considérée comme une simple masse de texte. Vous en faites, au contraire, une puissance matérielle qui agit dans le monde, presque un atome de monde qui va interagir avec le vivant et l’existant. En quoi vous paraissait-il déterminant de qualifier la littérature de « matière », de lui assigner par sa circularité une puissance virale capable de faire muter la matière elle-même ? En quoi, plus largement, l’image de la viralité vous paraît-elle rendre également compte du mouvement de déplacement et de métamorphose qu’induit la littérature et qu’attend l’humanité littéraire ?

La littérature n’est qu’une des nombreuses captures et figurations de notre condition narrative. On peut même la dater si l’on veut, de l’ère récente, et peut-être dépassée, du bibliocentrisme, cette époque qui s’est imaginée centrée sur le livre. Les matières fictionnelles et narratives circulent sans cesse, nous forment, nous conditionnent, mutent, nous échappent, nous reviennent. Comme nous sommes habitués à utiliser ce mot, littérature, je ne propose pas de l’abandonner, mais de l’étendre, de repousser ses limites, celles que l’histoire littéraire nous a enseignées. Les Mille et une nuits constituent la plus belle histoire à cet égard. Qui ne les connaît pas ? Au moins un peu ? Et pourtant elles ne sont pas un livre, pas même un texte, elles n’ont pas d’auteur. Elles sont pure matière narrative circulante, mais regardez leur postérité, leur influence, leur importance. Il faudrait reconsidérer beaucoup de choses, à commencer par la littérature, à l’aune des Mille et une nuits.

Ce qui ne manque pas de frapper à la lecture de Trompe-la-mort, c’est, dans le parcours que vous tracez en guide, c’est le très grand plaisir du texte qui vous anime. On sent votre discours porté, comme une conjuration même de toute mort, par une vita nova de l’analyse, par une puissance de vie qui prend un rare plaisir à venir dire et analyser les textes : après des essais plus théoriques comme notamment Brouhaha, est-ce que Trompe-la-mort n’ouvre pas chez vous à un nouveau mouvement de l’analyse où le plaisir du texte prévaut ?

Si, c’est évident ! Comme je le disais précédemment, j’ai ouvert toutes les vannes, j’ai laissé le texte se faire, se construire, j’ai écrit chaque section du texte d’un seul jet, sans aucune note, libéré de toutes les contraintes que je m’étais imposées jusque-là. Je l’ai beaucoup retravaillé par la suite, mais je n’ai presque rien ajouté ni enlevé de ce que le premier jet avait produit. Au départ, je voulais simplement être au plus près de mes cours qui fonctionnent beaucoup sur l’improvisation. Il y a aussi un ton dans la situation pédagogique qui m’intéresse, entre hypercorrection et oralité, démonstration et provocation, esprit de sérieux et humour. Mais très vite, c’est allé, plus loin, le livre se permet des choses, dans la nomination (les « cousins » pour les rédacteurs de Tiqqun, « notre héros » pour Kant) et la figuration, dans la construction des différents espaces représentés, dans ce mélange entre humour et lyrisme qu’un cours ne permet pas. Je dois cette émancipation notamment à mes étudiants en création littéraire. Je pensais que c’était mon rôle de les autoriser à écrire, mais en définitive ce sont eux qui m’ont autorisé à raconter ces histoires. C’est pourquoi j’ai souhaité qu’ils soient représentés dans le livre, certes de manière spectrale, comme occupants de l’ancienne imprimerie. Ce sont leurs signes laissés au mur que le narrateur interprète pour reprendre une histoire de la littérature.

Qui dit plaisir du texte, dit aussi plaisir de l’écriture proprement manifeste dans Trompe-la-mort qui se donne comme autant d’histoires littéraires au pluriel. Vous devenez ici un conteur de l’histoire de la littérature, comme si, selon vous, au-delà de l’essai, cette histoire ne prenait sa pleine mesure qu’à travers une forme neuve que vous donnez ici, celle d’un récit de pensée. On vous sent ici proche notamment de Michon ou de Sebald dans votre manière de narrativiser la littérature et de raconter la littérature comme acte de pensée : diriez-vous cela ?

Merci du compliment et de ces références qui me font rougir, et auxquelles je n’oserais évidemment pas me comparer. Et maintenant que vous le dites, peut-être que la fascination que j’ai éprouvée devant l’adresse au « Monsieur » dans Les Onze de Michon a constitué un lointain souvenir au moment de l’écriture. Mais plus encore que Michon ou Sebald que je n’ai pas beaucoup lus ces dernières années, c’est l’influence d’auteures contemporaines françaises qui m’a influencé, je pense notamment à Nathalie Quintane, Noémi Lefebvre ou Emmanuelle Pireyre.

Là encore, il s’agit d’émancipation et ce qui m’a libéré c’est exactement ce que vous désignez par récit de pensée. Chaque chapitre est aussi influencé, ce n’est pas sans importance par les textes et éléments qu’il évoque et son ton en dépend. Commencer « Un livre dangereux » en décrivant cette scène grotesque et inquiétante d’un commentateur conservateur évoquant sur Fox News L’Insurrection qui vient a eu une influence considérable sur le ton de ce chapitre, qui est celui qui joue le plus sur le registre de l’humour et de la provocation alors qu’il est de loin le plus technique et le plus précis en termes de savoirs. Nathalie Quintane parlait dernièrement d’un style « pizanien », inauguré par Christine de Pizan, qui part d’un problème personnel et très contemporain, et procède par connexions d’éléments hétérogènes, d’histoires, de réflexions, de bouts de théories. Je ne sais pas si c’est ce que j’ai voulu faire, mais je crois qu’au final le livre est peut-être bien « pizanien ».

Trompe-la-mort se donne en définitive comme un vibrant chant d’amour pour la littérature : s’agissait-il pour vous d’agir contre toutes les Cassandre qui prétendent que la littérature est morte ? Est-ce que la littérature peut tromper sa propre mort ? De fait, comme on l’a dit, il y a un grand sentiment qui traverse le livre, le porte et l’irradie, c’est l’idée selon laquelle la littérature ne peut succomber tant que l’humanité est tenue par les récits. S’agissait-il aussi de combattre l’idée résignée selon laquelle la littérature ne peut pas agir ?

Comme je le disais précédemment, ce que nous appelons désormais littérature est bien plus fort et consistant que toutes les structures, institutions et idéologies qui la portent. En ce sens-là, elle est proprement immortelle : elle précède ses premières traces supposées ou fantasmées (L’Iliade par exemple) et nous survivra car elle aura participé à former le monde que nous laisserons. Prise ainsi, la question de sa puissance ne se pose pas, elle est évidente. Rien de l’action humaine et au-delà rien de terrestre n’échappe à des narrations partagées, pour le meilleur et pour le pire. Que chaque année, plus de deux cents jeunes gens veuillent rejoindre notre master de création littéraire me semble aller dans ce sens.

Ma dernière question voudrait concerner la puissance politique de ce récit qui veut tromper la mort. Si la narration permet de reculer la mort comme Shéhérazade le démontre, elle permet également, comme vous y insistez, de créer du lien, de lier les hommes par la narration et de les unir depuis la promesse inéluctable de la mort toujours repoussée. Vous dites ainsi notamment en écho à un constat d’Olivier Cadiot auquel fait également allusion Nos Cabanes le dernier ouvrage de Marielle Macé qui sort au même moment que le vôtre : « nous avons besoin de cabanes pour refonder, nous avons besoin de ce pas de côté qu’elles permettent, on ne refonde pas dans les centres, il faut sortir de la ville. » En quoi avons-nous besoin de sortir de la ville ? En quoi en va-t-il de notre survie politique ?

Lionel Ruffel, Trompe-la-mort

J’aime aussi beaucoup cette phrase. Je l’aime tellement que je ne voudrais pas l’affaiblir. Il n’est pas question de fantasmer un idéal de chasseur-cueilleur ou de retourner à la gentille pastorale. Qu’est-ce que cette ville qu’on désire quitter ? Que sont ces cabanes qu’il nous appartient de construire ? Ce que j’observe dans les histoires que je retrace, qu’elles soient antiques, médiévales ou contemporaines, c’est le lien entre accroissement des flux d’informations, bizness, développement des écrits, regroupement des populations en centres urbains, bref développement du capitalisme, et parallèlement désir de sécession, de faire commune. C’est, vous l’aurez compris, ce désir-là qui m’est cher.

Cette tension est beaucoup plus ancienne qu’on ne le pense a priori, je souhaitais donc en retracer les soubassements anthropologiques. La littérature, les fictions, les narrations ne sont pas étrangères à cela, encore une fois comme pharmakon. Elles penchent dans un sens ou dans l’autre. Je reprendrais volontiers la thématique de l’addiction, qu’il ne s’agit pas de nier, mais dont il faut faire un bon usage. Nous avons l’aiguille en main et un mauvais dosage pourrait nous tuer. Soit la littérature, les fictions, les narrations font tenir ce développement hystérique et déjà destructeur, elles l’accompagnent en quelque sorte, soit elles en font voir l’hystérie et proposent des contre-modèles, des sorties, des barricades narratives, des communes. Ce sont ces barricades narratives et ces communes littéraires qui sont devenues le sujet du livre, celles que mes étudiants ont formées, mais aussi celles formée par les rédacteurs de L’Insurrection qui vient ou des nouvellistes du Décaméron. Ce sont elles que, dans une fin ouverte, lorsque les différentes scènes fusionnent, le livre propose de poursuivre. Mais si j’avais une vision claire sur les conditions de notre survie politique, croyez-moi, je ne les garderai pas pour moi. Commencer par abattre le capitalisme ?

Lionel Ruffel, Trompe-la-mort, Verdier, mars 2019, 96 p., 13 € 50 — Lire un extrait en pdf