Béatrice Leca : « Une langue qu’on cherche et qu’on découvre en même temps, et qui fait apparaître » (L’Étrange Animal)

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1.

Il y a des livres qui ne se laissent pas facilement refermer. Ils vous entraînent, exigeant de vous, d’une voix douce et non autoritaire, que vous continuiez encore à faire un bout de chemin avec eux. L’Étrange animal, je l’ai lu quasiment d’une traite, avec quelques pauses cependant, mais dans une même journée, alors qu’ayant à faire, comme toujours, j’aurais dû le reposer, le mettre en veille, avant de le reprendre le lendemain, ou un autre jour. Moins d’une semaine a passé et voici que je me prends à le relire, certes dans le but d’en parler un peu, même si les mots me manquent, tant j’ai été sidéré, donc rendu muet, par son caractère énigmatique et pourtant lumineux – la justesse de l’écriture frappant à chaque phrase : si on est entraîné, c’est peut-être d’abord parce qu’il vous a permis, dès l’incipit, de trouver le bon tempo de lecture et ainsi de vous faire prendre par sa force proprement sonore : rythmique, mélodique, bruiteuse, bref concrète, qui, battement après battement, vous a touché droit au cœur.

À propos d’entrainement par le son : un ami m’avait un jour raconté que, rentrant de son travail en voiture, il avait ouvert par habitude son autoradio. Il ne recherchait généralement qu’un bruit de fond plus ou moins intéressant, une forme d’accompagnement discret aidant à supporter l’ennui d’une petite heure d’autoroute, à la nuit tombée. Un soir, une émission de Surpris par la nuit l’avait tellement intrigué qu’il avait dû se garer dans un parking et couper le moteur de son automobile, afin de pouvoir l’écouter avec la plus grande concentration possible. Une heure et demi de radio, la lecture d’un livre d’une centaine de pages : justes formats pour accomplir en compagnie une traversée.

Cette histoire m’est revenue à l’esprit en songeant que Béatrice Leca avait participé à cette belle aventure de Surpris par la nuit, programmée dans la première décennie du vingt-et-unième siècle par Alain Veinstein, éditeur de son troisième livre, Aux bords des forêts, en 2004 – les deux premiers, Technique du marbre et Des années encore, ayant trouvé refuge dans la collection de Denis Roche, Fiction & Cie au Seuil en 1996 et 1999. Alain Veinstein avait été, en tant que “conseiller de la rédaction”, un des piliers de L’Autre journal (1984-1992) de Michel Butel à qui est dédié L’Étrange Animal. Les liens sont mystérieux, non seulement entre les êtres, mais aussi entre les modes, les techniques, d’écriture. Disons que Béatrice Leca s’est pleinement investie dans cette forme de radio (elle prépare en ce moment même un essai radiophonique pour L’Expérience – nième remodelage des Ateliers de Création et autres Nuits Magnétiques), comme elle s’est donnée sans compter dans certaines entreprises de presse. Elle fut récemment “directrice adjointe” du dernier projet de Michel Butel (en 2012/2013) merveilleusement titré L’Impossible, mais qui n’avait pu, hélas,dépasser les 14 numéros. Souvenir d’une belle aventure éditoriale en ces temps de misère où les journaux ne cessent, soit de mourir, soit de se renier.

Revenons maintenant, non pas à nos moutons (même s’il paraît que l’auteure a eu une passion durant l’adolescence pour Le Petit Prince), mais à cet Étrange Animal qui est une des heureuses surprises de cette rentrée hivernale.

2.

C’est une histoire vraie : dans un appartement de New-York, un enfant entend un jour un bruit, comme un chant ou une plainte. Il est seul. Il sort : il veut savoir d’où vient cette parole.
L’enfant et l’étrange animal se rencontrent.
Ils deviennent amis.

Christian Rosset – L’Étrange animal est un titre imparable. Qui a été difficile à trouver ? Ou au contraire déjà là avant même de commencer à écrire ?

Béatrice Leca – C’est un texte unique pour moi sous tous les angles : c’est une histoire, je n’ai jamais voulu en raconter, et le titre est venu aussitôt, c’était presque la première ligne du texte, avec une évidence totale. Je ne pensais pas à ce texte, je pensais à mon étrange animal. J’avais rendez-vous avec mon étrange animal. C’est la raison pour laquelle c’est une histoire vraie : cet étrange animal, il existe.

Une histoire vraie : de celles où “mentir est facile” ? Qui n’évite pas la difficulté de l’expression d’une vérité pour elle-même… S’y frottant, comme à l’impossible.

Histoire vraie au sens où : j’ai tout vu et je décris ce que j’ai vu. Je ne pouvais rien “inventer”. Mais décrire ce que je voyais, c’était aussi le faire advenir (sans marge de manœuvre cependant, car cette histoire avait eu lieu ou avait lieu devant moi comme un rêve et je ne pouvais rien y changer). J’aurais voulu que quelqu’un me raconte cette histoire et l’écrive à ma place : sous le récit, il y a un conte, qui m’a enchantée au sens d’un sort jeté.

Ce qui compte le plus : l’espace (les lieux – appartement, cave, NYC) ou le temps (qui semble ne plus être compté, ou se dérouler de manière étrange) ? Sentiment, côté lecteur, que les deux sont à la fois terriblement imbriqués et en sensible dérèglement. On ne sent pas le battement des horloges, ni la fermeté (la stabilité) des sols. La nuit contamine tout ?

Je ne sais pas. A un moment, oui, il y a un compte à rebours.

L’écriture est en recherche de précision – à tâtons, incertaine – en ce qui concerne le rendu de la sensation (plus que des faits ?)

Aïe, à tâtons, oui, incertaine, oui, c’est-à-dire que les phrases ne vont pas de soi, il fallait aller les chercher un peu loin, être dans cette musique-là – mais ça, c’est l’écriture, une langue qu’on cherche et qu’on découvre en même temps, et qui fait apparaître.

L’étrange animal est compagnie, autant que compagnon, non d’un enfant malade (même si des médecins viennent régulièrement le visiter), mais d’un état, comme une “maladie d’enfance” sans fin que les toubibs ne sauraient guérir (dont seule la mort pourrait en débarrasser la personne contaminée). Maladie très contagieuse. Il faudrait peut-être redevenir enfant pour lire de manière non superficielle ce livre (qui est tout sauf malade : au contraire, d’une santé, d’une vigueur…).

La maladie de l’enfant, c’est presque un jeu, une condition de la solitude dans un grand appartement ; mais le texte a la couleur de la maladie, je m’en suis rendu compte longtemps après l’avoir écrit. Disons que la maladie, c’est la vie empêchée par la douleur et par l’angoisse, la vie enfermée dans la certitude de la mort.

La clarté du récit que le lecteur – qui y est vraiment entré, qui s’y trouve bizarrement comme chez lui, comme un poisson dans l’eau ou plutôt un corps dérivant dans les profondeurs de la nuit en plein jour – ne peut qu’apprécier comme il le ferait d’un paysage, d’une lumière… Une “ambiance” pas nécessairement calme (bien au contraire, il y a goût de la perturbation), fruit, une fois encore, d’une suite de tâtonnements dans l’obscurité. Peut-on vraiment construire un tel récit ? Ou l’auteure doit-elle, sans pour autant se laisser aller à l’inspiration, tendre des pièges à l’intérieur de “sa tête” pour capturer ces étranges animaux qui la peuplent et les restituer à la littérature ?

Pas de piège, mais une patience. J’aurais voulu m’interrompre plus tôt (car j’ai un peu peur d’écrire, je crois) : avec la rencontre de l’enfant et de l’étrange animal, mais je ne pouvais pas me défiler. En même temps, je n’ai aucun sens de la narration, les événements dans les histoires m’ennuient, le romanesque m’ennuie, les romans (contemporains) m’ennuient presque tous énormément : je n’y crois pas (voir : sincérité !). Là, j’ai attendu. Je devais voir ce qui allait se passer quand ils se rencontreraient. C’est advenu, je ne sais pas comment. Peut-être que l’écriture, c’est aussi beaucoup de temps à attendre – des choses se déplacent, on ne sait pas comment. Rien n’était construit, mais une fois qu’ils s’étaient rencontrés, alors il y avait ce compte à rebours avec la mort, un aimant.

Je dis “récit”, pas “roman” (je n’aime guère les genres). Peut-on dire : “poésie” ? Ne serait-ce qu’à travers le sens incroyable du rythme qui s’y déploie et s’accorde aux mélodies (modales, me semble-t-il) qui s’entrecroisent. C’est un livre très musical. Même s’il ne cesse de faire proliférer des possibilités d’images, on le ressent souvent en premier lieu par le son (le lecteur étant à l’écoute d’une voix, qui n’est pas celle de l’auteure, mais celle du livre).

J’aime bien “conte”. Le mot “poésie”, on ne sait plus très bien comment le dire, c’est vraiment un terme qui ne va plus de soi depuis longtemps, un terme dont on a appris à se méfier. Je me sens bien loin des poètes que j’admire ; dans la poésie, le sens a un éclat très particulier, presque inapprochable, c’est vraiment une pensée traduite dans une langue unique et justement, intraduisible.

Si c’est une attention portée à la langue, oui, mais porter attention à la langue quand on écrit c’est quand même la moindre des choses. Le son, oui, je l’ai cherché, et c’était mon guide : j’entrais dans ce monde-là, je devais le respecter et l’agrandir chaque fois que je travaillais. Mais ça aussi, c’est vraiment l’écriture : une musique qu’on invente et qu’on suit en même temps, et qui nous amène dans l’inconnu.

On pourrait avancer qu’un des secrets de la réussite de ce livre est sa sincérité. C’est un mot difficile à employer, souvent péjoratif, mais je viens de lire un grand entretien avec Jean-Michel Meurice, peintre et cinéaste (documentariste), qui ne cesse d’en user de manière très pertinente, presque comme condition d’éclosion de ses deux pratiques. On garde ce mot ?

Ah oui, je l’adore. Je crois que c’est ce qui fait la différence entre deux “romans”, justement, et je ne sais pas pourquoi mais dans ce genre, il me semble toujours que les Français ne sont pas sincères : ils posent (parfois ironiquement et alors c’est pire), ils composent (contrairement aux Américains). Bien sûr, c’est encore plus embarrassant que la poésie, la sincérité. Mais j’aime bien cette idée qu’on est idiot quand on écrit : au plus loin d’une intelligence – au plus près d’une autre.

3.

Il y a là un gisant et d’abord l’enfant ne le voit pas.

L’étrange animal, on ne sait à quelle espèce il appartient. De l’enfant, on ne connait pas précisément son sexe, même si on lui prête volontiers celui de son auteure – celle qui fait surgir l’un et l’autre, comme une évidence, par la magie de l’écriture. Soudain, ils vivent, ils sont là, nous nous frottons à eux. Ils nous électrisent, nous troublent, conjurant ainsi la mort, sujet apparent (ou réel, on ne sait plus quelle frontière les sépare) qui est aussi l’arrêt brutal de la force d’entraînement : si on continue à lire, si on s’apprête à relire, c’est bien pour retrouver, à l’œuvre, du plus que vivant, débordant d’énergie.

L’étrange animal est “l’étrange animal” comme l’enfant est “l’enfant” ; mais l’enfant est aussi lui-même un animal étrange, comme l’étrange animal est projection d’enfance.

Alors, plutôt que de céder à la tentation de vains développements (sachant que, même après plusieurs lectures, ce livre gardera son mystère, ce dont on ne se plaindra pas), on préférera en prélever un fragment. Mais lequel ? Celui-ci, choisi presque les yeux fermés (comment faire autrement à partir du moment où c’était bien le hasard qui m’avait fait découvrir ce livre en librairie, alors que j’en cherchais un autre, oublié depuis) :

« C’est un soupir – quelque chose d’échappé de cette poitrine immense et lourde, d’un souffle d’où s’enfuient les dernières forces qui l’éveille : l’enfant s’approche alors. La pièce s’agrandit. Des choses s’écartent ou se retirent pour désigner la grande masse tiède là, sous les barres de ferraille qui imaginent les contours d’un grand lit vide. L’enfant s’agenouille, sa tête touche presque le sol. C’est alors qu’il le voit, couché sur le dos, les pattes repliées. Tout autour, des planches, des plaques de tôle, du fer. L’étrange animal tremble à peine maintenant et lorsque l’enfant avance très doucement sa main pour toucher le ventre nu, le poil doux presque ras ici, il se souvient des têtes fragiles, encore ouvertes des nouveaux-nés et se ravise. Il cherche son visage – et derrière la fourrure rêche, la gueule noire entr’ouverte il cherche les yeux. Les paupières de l’étrange animal sont closes et de larges larmes tranquilles coulent comme du sang le long de ses cils.

Christian Rosset : J’ai déjà relevé que ce livre était dédié à Michel Butel. Est-il possible de préciser son lien avec son dédicataire ?

Béatrice Leca : Michel Butel a été le premier lecteur de ce texte, que je n’aurais jamais écrit si je ne l’avais pas rencontré, si nous n’avions pas eu pendant plus de vingt ans la grande conversation grâce à laquelle je suis la personne que je suis. Il a été et est dans chacune de mes pensées. S’il avait été vivant, je ne lui aurais pas dédié ce texte, il aurait paru sans dédicace. Mais je voulais lui donner, là où il se trouve, et les livres sont peut-être parmi les cadeaux que l’on peut offrir aux morts aimés. 

Cette “histoire vraie”, irracontable autrement que comme elle est contée sur quelque cent-dix pages est, je le répète, d’une grande force d’entraînement pour qui veut bien s’y plonger. Pourtant, j’ai relevé dans nos échanges par mails cette phrase : “C’est le livre que j’ai écrit qui provoque le plus d’incompréhension (ou de désarroi… ou pire…)

Je ne sais pas d’où ça vient, on n’est jamais le lecteur de ce qu’on écrit. Je crois qu’il y a toujours un abîme entre ce qu’on met dans un livre – son cœur –, et la façon dont le livre est lu, qu’il soit aimé ou non. C’est quand même un drôle de mélange entre l’autoportrait indéchiffrable, une maîtrise plus ou moins consciente, et la magie de l’écriture, qui agit ou non, qui est présente ou non. Mais ce que pensent les lecteurs, en bien ou en mal, on sait que ça ne regarde pas celui qui écrit, ou alors une seconde, ou alors c’est qu’on a pris la pose (tentante) de l’écrivain flatté ou déçu, (c’est tentant certes, mais à la fin c’est ridicule). Bon, je réponds très partiellement, car il y a tellement à dire sur ce malentendu et ce que ça génère… 

Peut-être faut-il solliciter en permanence nos sens pour éviter tout malentendu : se frotter sensuellement à toutes les matières, même simplement dites, énumérées, et travailler sa respiration. Ralentir ? Parfois la lecture se fait rubato, et l’attrait de toute relecture est d’offrir la possibilité de s’essayer à d’autres tempi. Quittons-nous sur un autre fragment de ce très beau conte :

Il entre dans une autre forêt. Arbres de sels, d’os, animaux d’argile, fleurs de sable ou de pierre. Des souvenirs, des images se disloquent. L’excès de lumière écrase l’étrange animal. On n’entend ni le vent ni le silence. La roue tourne, où les choses reviennent et s’effacent peu à peu. Adieu les jungles, la joie, adieu la vie verte et nerveuse. D’autres nuages courent dans le miroir de l’eau nouvelle.

Béatrice Leca, L’Étrange Animal, éditions José Corti, janvier 2019, 128 p., 14 € — Lire un extrai