Janesville. Une histoire américaine : Amy Goldstein, au « chœur » de l’enquête

Janesville: An American Story, 2017 © ‎ Simon & Schuster

« Cet ouvrage est l’histoire d’une communauté », écrit Amy Goldstein en ouverture des Remerciements de son livre, Janesville. Une histoire américaine, qui vient de paraître aux éditions Bourgois dans une traduction d’Aurélie Tronchet. L’histoire d’une communauté qui tente de se relever et de se reconstruire après la fermeture de l’usine automobile qui faisait vivre ses habitants.

Janesville est donc d’abord une chronique : le récit d’un lieu, au plus près des événements qui rythment sa vie, et structurellement une partie par année écoulée de la fermeture traumatisante d’une usine en plein cœur de la crise économique de 2008 à 2013, et même fin 2015 dans l’épilogue, « sept ans après que la dernière Chevrolet Tahoe est sortie de la chaîne de montage ». C’est une chronique, un récit et même un drame, au sens le plus théâtral du terme, avec la liste des « gens » qui lui donnent sens et figurent les forces en présence, « les ouvriers de l’automobile et leurs familles », « les autres ouvriers », « les personnalités politiques », « les éducateurs », « les entrepreneurs », « les responsables locaux » autour d’une voix qui leur donne vie et mouvement, Amy Goldstein, journaliste au Washington Post, lauréate du Pulitzer en 2002, chœur de ces choses vues. C’est un drame, soit la mise en intrigue d’une action, celle d’une communauté qui refuse de se laisser abattre alors qu’« à 7 h 07, la dernière Chevrolet Tahoe atteint le bout de la chaîne de montage ».

Un lundi d’octobre la fermeture avait été programmée. Pas vraiment une surprise : « Quatre lundis plus tôt, Lehman Brothers, la légendaire banque d’investissements, s’est écroulée, devenant le plus gros cas de faillite de l’histoire américaine. Lundi dernier, le marché s’est effondré. Vendredi, l’indice Dow Jones a plongé de 18 %, sa plus grande baisse en une semaine. Samedi, lors d’une réunion à Washington, à quelques rues de la Maison Blanche, le directeur du Fonds Monétaire international a déclaré que la fragilité des institutions financières en Europe avait « poussé le système global des finances au bord de la crise systémique » ». C’est moins la fin d’une usine que d’un système, la fin d’un monde.

« General Motors laissera un cratère dans son sillage »

A Janesville, le couperet est tombé, le 23 décembre 2008 : « la plus ancienne usine du plus grand constructeur automobile du pays produit son ultime véhicule ». Les « GMeurs » applaudissent, ils ont suivi le parcours de la Chevrolet Tahoe sur la chaîne de montage, les médias sont là, ils enregistrent la scène, désespoir et banderoles, pleurs et déjà nostalgie. « De sorte que la fermeture de l’usine d’assemblage, deux jours avant Noël est bien documentée ». Ce ne sont pas ces archives médiatiques qui intéressent Amy Goldstein, son récit sera autre, celui d’un après : « Ceci est l’histoire de ce qui se passe ensuite », d’une reconstruction qui ne repassera pas par le même mais l’autre : « Janesville n’avait aucune chance ».

Janesville est une ville industrielle du Wisconsin, une ville dont le nom est lié à celui d’un colon, Henry Janes, une ville qui a essuyé les crises économiques et financières et s’est toujours relevée. C’est pourquoi, en 2008, « les habitants de Janesville croyaient que leur futur serait à l’image de leur passé ». Les usines de la ville ont successivement fabriqué des outils agricoles, du textile (laine puis coton), Janesville a vu naître deux capitaines d’industrie devenus des légendes, George S. Parker qui déposa le brevet d’un stylo à plume sous son nom, Joseph A. Craig qui sut attirer General Motors à Janesville.

« Pendant huit décennies et demie, cette usine, tel un puissant sorcier, a régi les rythmes de la ville », bassin d’emplois directs et indirects, poumon économique de la région. Tout s’arrête en 2008, Janesville est l’un des derniers bastions à tomber sous les coups de boutoir de la crise, dans la Rust Belt, région américaine devenue ruine du capitalisme automobile. Mais peut-on décemment encore espérer vendre des 4×4 luxueux et énergivores, pompes à fric et pétrole, en temps de crise ? Il faut à Janesville passer d’un récit fondateur à un autre, du capitalisme triomphant au « mythe culturel durable, remontant à la fondation de l’Amérique », celui d’une « terre offrant à son peuple l’opportunité de se réinventer ».

« Comment envisager la suite ? »

La description de l’usine aujourd’hui est le métonyme de la crise : bien sûr, « au-dessus du portique de l’entrée Art Déco, on peut encore voir le logo », « la silhouette de trois roues dentées ». L’usine a été démantelée, ses « entrailles » vendues aux enchères, l’herbe reprend ses droits dans le béton, des arbustes poussent un peu partout dans les ruines. Trônait en lettres noires le matra « JANESVILLE PEOPLE WORKING TOGETHER », « les habitants de Janesville travaillent ensemble » et Amy Goldstein va s’attacher à montrer que cette phrase n’est pas qu’un slogan. Certes, certains fuient la ville tentent de trouver un job ailleurs, tant pis si les pères et grands-pères ont toujours travaillé ici, les généalogies industrielles se confondant avec les lignées familiales. Bien sûr, les panneaux « A vendre » sortent de terre, devant les pavillons comme les immeubles de bureau. Mais il faut inventer un autre futur à la ville et à ses habitants. « C’est difficile. L’usine d’assemblage désertée incarne leur dilemme : comment forger un avenir — comment même intégrer qu’il faut renoncer au passé — quand la carcasse d’une cathédrale de l’industrie de 446 000 m2 repose encore, silencieuse, au bord de la rivière ? ».

Le champignon de la fin du monde

Anna Tsing a consacré un essai somptueux à cette « possibilité de vivre dans les ruines du capitalisme » et aux nouveaux récits qu’il faut désormais produire dans une ère que beaucoup nomment le capitalocène : « le temps est venu pour de nouvelles histoires », écrit-elle, « comment rendre compte autrement que tout reste en vie dans le désordre que nous avons créé ? ».

Ce récit, c’est une communauté qui le prend en charge dans Janesville, et à sa suite Amy Goldstein qui chronique une écriture collective de l’avenir, tissée d’histoire familiales et individuelles. Tous les personnages (attestés) du livre sont différents, ils ont des visions qui divergent, des opinions politiques parfois diamétralement opposées, leurs professions, leurs âges, leur passé les différencient mais ils ont en commun un lieu, Janesville, sa géographie et son histoire. La réaction à la crise produira une profonde scission dans la communauté. La ville est tout à la fois un lieu et un temps, c’est par elle que tous se situent dans le monde, dans le récit.

Janesville, au centre d’un « troisième continent »

Par short cuts, Amy Goldstein suit des femmes, des hommes, des familles, des couples, des lignées qui figurent et incarnent une ville, et, plus largement, une Histoire américaine, sous-titre de son livre. Obama l’avait dit, alors sénateur de l’Illinois et candidat à Maison Blanche, s’arrêtant dans l’usine lors de sa tournée électorale : « à travers les défis et les grands bouleversements, la promesse de Janesville a incarné la promesse de l’Amérique ». Le futur président imaginait une usine triomphante, « encore là dans un siècle ». Elle est tombée comme d’autres. Elle va pourtant incarner l’autre récit, celui d’un après, éclairant en partie l’élection de Donald Trump : « Janesville, aujourd’hui, présente des aspects de la polarisation qui a caractérisé cette élection ». De l’épopée industrielle du XIXe siècle à Trump, Janesville donne à lire l’Amérique.

Pour revenir au modèle de récit contemporain qu’Anna Tsing appelle de ses vœux dans les premières pages de son Champignon de la fin du monde, le livre d’Amy Goldstein « active les enchevêtrements » ; il écrit le collectif depuis des destinées individuelles, il fonde son enquête sur « une expérience de terrain » et un « art of noticing » (un regard qui se focalise sur les détails symboliques, a priori minuscules et indifférents), il refuse la rationalité stérilisante : Janesville n’est pas un roman, c’est un reportage qui se lit comme un roman, l’un de ces récits de non fiction exceptionnels que nous livrent des journalistes qui sont les puissants conteurs de notre présent, les chroniqueurs de nos quotidiens qui s’effondrent.

C’est une enquête, genre majeur de la modernité comme le montre Ivan Jablonka dans le n° 18 de la revue Feuilleton, « Pour une littérature du réel » (automne 2016). Refusant la traditionnelle « mappemonde des écritures » divisée entre le « continent vert » de la fiction et le « continent gris » de la non fiction, Jablonka cartographie un riche « troisième continent », celui de l’enquête, « une écriture nourrie par l’esprit des sciences sociales, tenaillée par la volonté de déchiffrer notre monde ; une littérature qui cherche à comprendre ce qui arrive, ce qui nous arrive, ce qui se passe, ce qui s’est passé, ce que les disparus et les mondes anciens sont devenus ; un nouvel espace qui permet d’inscrire du vrai dans des formes neuves ». Janesville est bien l’un des lieux phares de ce troisième continent, géographie incarnée d’une crise polyphonique. Métonyme de cet espace, Janesville est de ces textes hybrides qui tiennent tout autant de l’histoire, de l’anthropologie que de la littérature, en ce sens proprement immanquable.

Amy Goldstein, Janesville. Une histoire américaine (Janesville: An American Story, 2017), trad. de l’américain par Aurélie Tronchet, éd. Christian Bourgois, janvier 2018, 334 p., 23 € Lire un extrait en pdf