Grégory Le Floch : Dans la forêt du hameau de Hardt

Dans la forêt du hameau de Hardt est un livre de l’écart, de la distance. C’est aussi un livre de la répétition. Grégory Le Floch construit un texte où tout est lointain et où le lointain se répète dans l’ici, le maintenant, mais en demeurant dans l’écart, l’éloignement, l’impossible coïncidence, l’impossible présence. Rien n’est évident ni donné. Tout fuit, se dérobe : le sens, le langage, la vérité, le fait, le texte. Dans ce livre, le monde et le réel sont creusés d’écarts, de failles qui ne peuvent être comblés. Dans la forêt du hameau de Hardt construit le langage de ce monde, l’écriture de ces failles.

Le personnage principal a fui la France, cherchant le maximum de distance entre lui et ce que, par cette fuite, il laisse derrière lui. Il ressasse un souvenir qui ne cesse d’être différé et n’est jamais clairement remémoré, même, peut-être, lorsqu’il semble finalement l’être. Il cherche à écrire un livre qu’il n’écrit pas même lorsqu’il croit l’avoir écrit ou lorsqu’il l’a effectivement écrit. Les autres personnages ne sont pas ce qu’ils sont supposés être. Le hameau évoqué dans le titre s’organise selon des zones différentes, caractérisées d’abord par la distance qui les sépare et les différences qui les singularisent les unes par rapport aux autres. Un père de famille fuit et cherche à s’installer dans une distance salvatrice et mortelle. L’amitié entre deux personnages paraît mettre en rapport deux individus qui ne semblent avoir rien en commun. Cette amitié, à connotation homosexuelle, n’est jamais présentée comme une relation effectivement homosexuelle. Un deuil concernant tel personnage est déplacé vers un autre deuil apparemment sans rapport, etc.

Quel que soit le détail du texte, quelle que soit la ligne narrative, s’impose toujours, de manière plus ou moins explicite, le thème de la distance, de l’écart. Il ne s’agit d’ailleurs pas uniquement d’un thème mais de la logique d’une machine littéraire produisant ses propres effets étranges et inventifs. Cette logique conduit Grégory Le Floch à construire un statut flottant et ambigu pour le narrateur. Alors que celui-ci paraît s’imposer par l’omniprésence d’un Je, conduisant le lecteur à conclure que l’énonciation correspond à la parole de ce narrateur omniprésent, la multiplication des « dit-il » à l’intérieur même des phrases énoncées apparemment par le narrateur, signale que celui-ci n’est pas celui qui parle, que ses propos sont rapportés par un narrateur dont l’identité n’est jamais donnée et qu’ils renvoient à une situation dans laquelle ces propos sont ou ont été recueillis mais sans que cette situation ne soit dite. Qui parle dans le texte ? On ne sait pas. Celui qui semble parler n’est pas celui qui parle et les mots qui lui sont attribués, qu’il semble revendiquer à la première personne, sont les mots d’un autre dont le lecteur ignore tout. Autrement dit, le texte lu est lui-même la répétition d’une parole qui semble être présente alors que ce texte est dans le même temps présenté comme un récit fait par celui qui paraît énoncer directement son propre vécu : une sorte de mise en abyme, un système d’échos, impliquant que celui qui semble parler n’est pas celui qui parle, et que celui qui parle n’existe que comme absence, une parole sans identité.

L’absence, l’écart, la distance, la répétition organisent la logique de la narration mise en place par Grégory Le Floch. Cette logique vaut également, par exemple, pour un des éléments centraux du texte : le retour d’un passé enfoui, d’un souvenir traumatisant et pourtant lancinant. Un passé existe au présent comme absent et présent, comme souvenir et oubli, comme mémoire et volonté d’enfouissement de cette mémoire, volonté que cette mémoire soit rejetée au loin, à une distance inatteignable. Le souvenir est ici et ailleurs, et c’est l’impossibilité de le maintenir dans cet ailleurs qui paraît au premier abord forcer la remémoration progressive de ce souvenir à travers tout le livre. Pourtant, cette remémoration est sans cesse différée, et lorsqu’elle paraît enfin s’achever, le doute est déjà installé. S’agit-il vraiment de ce qui s’est passé ? La répétition de l’événement par le souvenir est-elle réelle ou illusoire, vraie ou fausse ? Ce qui se présente comme souvenir n’est-il pas en réalité l’impossibilité de rejoindre le souvenir, l’événement ? Cet événement, a-t-il jamais eu lieu ?

La répétition n’est pas ici retour du même sur un autre plan (celui, par exemple, du souvenir), répétition que l’on appelle habituellement « représentation », elle est au contraire ce qui instaure des écarts supplémentaires, des distances nouvelles. La reprise – du passé, du manuscrit, etc. – est toujours l’occasion d’un doute sur ce qui est repris, d’un déplacement par rapport à ce qui paraissait exister et être établi. Où est le monde dans ce mouvement, où est le réel dans cette logique ? On ne sait pas. Nulle part sans doute, insaisissable. N’existent que des échos fantomatiques, des présences lointaines, incertaines, des faits peut-être inventés, non cernables ni réellement énonçables. N’existent que des retours par lesquels ce qui revient ne revient pas, où ce qui se présente à nouveau s’éloigne dans le même instant. La représentation est ici impossible.

L’incertitude touche le texte lui-même, dont on ignore l’identité : texte qui n’est pas ce qu’il paraît être, qui fuit toujours hors de lui-même, vers on ne sait quoi – comme les personnages du livre qui cherchent à fuir ou à se fuir en se perdant dans une forêt dont on ne sait ce qu’elle est ni ce qui s’y passe exactement. Et comme, au final, on ne pourra pas être sûr de ce qui s’est passé réellement lors de ce voyage en Italie… Le texte de Grégory Le Floch semble présupposer une expérience dont on ne sait ce qu’elle est, une expérience du monde ou du langage par laquelle le monde et le langage sont affectés par on ne sait quoi, fuient hors d’eux-mêmes, soumis à d’étranges failles et écarts qui constamment les éloignent d’eux-mêmes. Un tel livre sort ainsi, dans tous ses détails, de la logique de la représentation.

C’est l’ensemble de l’écriture qui dans le livre est soumis à cette logique, à ce mouvement. La parole du narrateur – ou pseudo-narrateur – dit moins qu’elle ne trouble ce qui est dit. Le langage, ici, est moins ce qui révèle que ce qui cache, ce qui perd et éloigne de ce qui semble être dit. Le langage n’est pas le moyen de la vérité mais de l’illusion – une illusion sans réalité à laquelle renvoyer –, d’apparences, créant des réalités et significations fantomatiques, incertaines et flottantes. Le langage produit une errance et une dispersion du sens. Certaines formules stéréotypées qui sont employées, leur reprise quasi mécanique, engendrent une perte du sens qu’elles sont pourtant supposées exprimer. Il y a du sens mais évanouissant, insaisissable – et autre chose semble se dire sans que l’on sache précisément quoi. Le langage s’éloigne de lui-même, comme le réel, le monde, la mémoire – tout étant incessamment emporté à l’intérieur d’une distance qui se révèle infranchissable.

C’est cette expérience qui traverse l’ensemble du premier livre de Grégory Le Floch, expérience du langage qui énonce et se disperse, expérience du monde qui est là, ici, et toujours ailleurs, jamais nulle part, expérience de l’évidence des choses, de la pensée, et de leur absence, de leur altérité et éloignement pour toujours. Dans la forêt du hameau de Hardt pourrait par là se situer à l’intérieur de ce qui est indissociable de l’expérience moderne du langage, du monde, de soi – expérience de la littérature, et sans doute au-delà.

Grégory Le Floch, Dans la forêt du hameau de Hardt, éditions de l’Ogre, janvier 2019, 152 p., 16 € — Lire un extrait