Mireille Calle-Gruber à propos de Quignard : leçons de ténèbres de la critique littéraire

Mireille Calle-Gruber et Pascal Quignard (Archives personnelles)

La littérature, Mireille Calle-Gruber la conçoit en tant qu’expérience du « pas au-delà » selon l’expression de Maurice Blanchot. C’est-à-dire en tant que franchissement du logos à l’intérieur du logos, lorsque les articulations de la phrase fonctionnent à pleine capacité, faisant lien et déliaison, passage — ainsi des prépositions « schibboleth » (p. 145) — et interruption, jouant du double génitif et de la révélation (« comme si »), travaillant le court-circuit et le renversement ; que par homophonie, paronomase, chambre d’échos, les mots découvrent le potentiel d’une grammaire à plus d’un tranchant ; et que le langage vacille et fait perdre pied au sujet-parlant – le « désarçonne » pour reprendre l’expression de Pascal Quignard dans Les Désarçonnés, le 7e tome du Dernier Royaume.

Alors, l’exercice « critique » recouvre moins le verdict de l’autorité « sachante et monstrative » (p. 154) qu’une crise de l’énonciation laquelle, en l’occurrence, est symptomatique de la faille à partir de laquelle Pascal Quignard écrit – défaut, défaillance, retrait, écart de la langue « à l’origine ». « Parce qu’aux commencements (qu’il faut entendre pluriels), c’est sans commencement », analyse Mireille Calle-Gruber : « c’est la perte, la blessure de la lèvre, la langue liée, les mots perdus-et-retrouvés, la hantise mutique » (p. 49). Dès lors, « l’espace littéraire », pour emprunter une autre expression de Blanchot, est reconfiguré. Écrivain, critique et lecteur longent la même rive, guettent la même aube et, poussés par une même curiosité, affinent de semblables stratégies pour surprendre ce qui demeure obscur.

Avec Pascal Quignard, Mireille Calle-Gruber évoque des « performances de ténèbres » (p. 137), qui est aussi le Nom donné par Pascal Quignard à « son exploration scénique sous différentes formes conjuguant théâtre, musique, scène noire avec parfois danse et oiseaux nocturne » comme le dit encore Mireille Calle-Gruber. Dans Pascal Quignard ou Les Leçons de ténèbres de la littérature, elle en explore ainsi les « leçons ».


Une critique « nyctalope »

« Crise », selon le Littré, désigne 1) l’état « où tombent les personnes magnétisées » ; 2) un « moment périlleux et décisif ». Lire l’œuvre de Pascal Quignard équivaut de fait pour Mireille Calle-Gruber à suivre des lignes de crête et surplomber des abîmes – cela « en pure perte » (p. 125) (théorique ; émotionnelle), jusqu’au « vertige » – « qui est », écrit-elle, « la seule véritable expérience, le pressentiment d’un autre monde, une autre logique, un autre réel » (p. 104). L’investissement est ruineux en effet et l’équilibre précaire. Il s’agit, d’une part, de balancer, des lettres, le « poids terrestre » (l’humilité de l’« animal tropique » selon l’expression de Philippe Lacoue-Labarthe dans Poétique de l’histoire) et la « légèreté sidérale » (la sublimité de l’art), afin de donner « à l’humain tout son pesant » (p. 39) et, inextricablement, le sien à la littérature – elle que Roger Laporte affirme être inséparable de l’existence humaine* et Pascal Quignard du silence de la vie organique et sidérale en amont car la littérature, ce serait peut-être « parler en se taisant » (p. 59).

Tel serait le pacte de lecture proposé par Quignard, pacte tout à la fois inconditionnel et impossible, « sublime » (p. 17 et 27), comme le qualifie Calle-Gruber ; et tel le « trésor » (p. 23) que recèlerait l’œuvre Quignard : le « monde avant la création qui sépare » contre le « sacrifice des littera » (p. 129) – sacrifice du sacrifice en quelque sorte, puisque ce qui surgit serait précisément la part de ce « monde » que le langage sacrifie (p. 19). À travers la lecture « nyctalope » (p. 15) des ténèbres du texte quignardien par Mireille Calle-Gruber, le secret de l’humain apparaît : « inhumain » ; le propre : « intraitable » (p. 134) pour l’espèce raisonnable que paradoxalement il spécifie (« Sapiens »). Une « révolution du langage poétique », de l’expression de Julia Kristeva, s’engage à contre-courant ; une « aura », au sens que donnait au mot Benjamin, c’est-à-dire « l’apparition d’un lointain aussi proche soit-il » (p. 150-151), se promet. Critique-chamane, Mireille Calle-Gruber interprète lumineusement la « leçon de ténèbres » :

Aller à la nuit adresse à « l’empreinte alogos » que porte en soi, à son insu, chaque individu. La littérature fait place à l’alogos sans place, à ce qui n’a pas de place et qu’elle fait « intuitionner » tel. […] C’est dans ces grands fonds ignorés que la littérature immerge. Ils apparentent l’humain à tous les autres genres : animal végétal minéral. À l’instinct. À l’incalculable. Ils l’apparentent aux strates géologiques, au magma tellurique, aux forces tectoniques, aux poussières d’étoiles. (p. 50)

Il faut, d’autre part, et pour ce faire, tenir à distance, ni le trouble émotif ni l’instinct – c’est-à-dire la pesée du corps et du cœur lisant-écrivant –, mais, d’un côté, la distance du jugement, de l’autre, l’absence de distance de l’empathie qui évacuerait le rapport textuel (p. 41-42). Parce que lire et écrire procèdent d’un « rapport » de même que l’émoi érotique résulte d’un « rapport ». Dans les deux cas, la lecture et l’amour, « il y a du rapport », tel que Jean-Luc Nancy définit « l’avoir-lieu de la différence en acte » dans L’« il y a » du rapport sexuel. Le rapport (textuel, sexuel) suppose l’altérité. Il y va, pour Mireille Calle-Gruber, d’une éthique de la critique littéraire. Écrire l’écrire de l’autre nécessite un certain toucher – le « tact de l’écrire », dit-elle au sujet de Jacques Derrida dans son essai Jacques Derrida, une distance généreuse paru en 2009 ; une « méthodologie où les lois de l’intelligence imitent celles de l’amour » (p. 138), insiste-t-elle à propos de Pascal Quignard. Comme dans la passion amoureuse, l’exercice d’une telle critique requiert une métamorphose de l’instance qui s’y prête : il confronte au « risque méthodologique » de « l’ouverture », autrement dit au « Chaos » (p. 136). Il faut à l’écriture de Mireille Calle-Gruber se laisser marquer – impressionner, écarquiller – par l’appel « magnétique » (p. 15) de l’œuvre de Pascal Quignard, sans pour autant dégager sa responsabilité critique : son devoir de réponse. Sur ce point, les essais littéraires de Mireille Calle-Gruber se distinguent par cette « exigence d’écrire » qu’évoque Roger Laporte à l’extrême pointe de la pratique critique. Ils adressent à l’écriture qui les sollicite : une écriture (p. 41). Ils élèvent la lecture à la hauteur et plongent dans les profondeurs de l’œuvre source. Ils répondent moins à du langage qu’aux signes et signaux qu’elle émet. En miroir, ils manifestent une certaine vibration, un ton singulier, une luminosité particulière. À leur tour, ils font œuvre.

Leçon de ténèbres, performance de l’aura

Dans Pascal Quignard ou Les Leçons de ténèbres de la littérature, l’obscurité fondamentale de l’œuvre Quignard n’est pas sacrifiée au logos (à la rationalisation, à la psychologisation). Mireille Calle-Gruber veille sur les conditions de l’élaboration du secret à l’œuvre. Car, précise-t-elle avec justesse, l’écrivain « n’a pas le secret : il est le lieu du secret idiome qui s’élabore, fléchissant, réfléchissant et méditant, dans la crypte du texte » (p. 155). Comme si la tâche critique consistait en définitive à offrir un abri au secret de la littérature, un lieu où « accueillir les traits de ce qui cherche obscurément à donner naissance au mystère des origines et des fins. À cela qui appelle./Qui, décidément, s’appelle : littérature » (p. 43).

Une aurore lève au fil des pages du livre de Mireille Calle-Gruber, plus exactement une « lumière cendrée » comme le disait Quignard lui-même à propos de Calle-Gruber, cette « étrange lumière de l’adieu à la lumière qui baigne tous les ouvrages de Pascal Quignard » (p. 127) et plonge le lecteur dans une insondable indécidabilité – entre « mélancolie » et « chant d’amour et de naissance » (p. 127) ; « vie et mort ensemble » (p. 105). « C’est dans cette lueur extrême, au bord du temps, au bord du vivant et des morts, que livres et performances de Pascal Quignard donnent. Sans réserve donnent leur don » (p. 189). Ce sont les derniers mots de Pascal Quignard ou Les Leçons de ténèbres de la littérature. Il faudrait considérer avec attention les variations (tonales, rythmiques, chromatiques) de la composition littéraire des « leçons de ténèbres » de Mireille Calle-Gruber. Car l’essai fait en lui-même performance. Jusqu’à la combustion du point final donnant le don de la littérature – non pas en tant qu’objet d’étude, mais que « réserve énergétique où puiser inépuisablement et qui donne désir d’écrire » (p. 88). La lecture critique s’avère comble de la « leçon » : elle donne le « désir d’écrire » – elle performe les « ténèbres de la littérature ».

Poétique et politique de l’« indomesticable »

Ce qui lève encore, au cours de la lecture de l’essai de Mireille Calle-Gruber, ce serait peut-être le rêve d’une « communauté de solitaires » du titre même de l’un de ses récents recueils : une révolution mélancolique d’une radicalité absolue. Car, souligne Mireille Calle-Gruber, « [f]aire ainsi du lecteur ce rêveur prodigieux, c’est lui donner le potentiel d’un être de métamorphoses. Et la conscience de ce potentiel en lui ». Et de rappeler que « Pascal Quignard appelle « attitude d’être » l’étude infinie qui se poursuit en chacun de nous » (p. 158). Autonome, la performance de ténèbres « se poursuit » en chaque lecteur. L’œuvre essaime l’obstination de l’auteur Quignard « de ne rien assagir » (p. 94). Émerge un noyau nocturne, « indomesticable » à l’instar de L’Enfant d’Ingolstadt, que Mireille Calle-Gruber appelle « l’enfant intérieur » (p. 109). Auquel elle donne l’hospitalité critique. Qu’elle « autorise ».

Pascal Quignard ou Les Leçons de ténèbres de la littérature boucle le cycle des renaissances. Le lecteur revient pour finir aux commencements du livre : à l’adieu à la « piaffe amoureuse » (p. 10) – tandis que l’écriture puise déjà dans l’« [é]nergie farouche » et le « lâcher prise » (p. 11) du félin disparu. À la suite de La Suite des chats et des ânes, leçon de Pascal Quignard sur Les Solidarités mystérieuses, ce roman de la métamorphose d’une femme en chat, Mireille Calle-Gruber abandonne sa langue à un chat et laisse monter l’« absolu mystère » (p. 10) du vivant- animal qui est « leçon de grammaire et de vie » (p. 12).

Mireille Calle-Gruber, Pascal Quignard ou les leçons de ténèbres de la littérature, Galilée, 2018, 190 p., 20 € — Lire un extrait

* « […] ne faut-il pas dire […] que non seulement écrire est nécessaire à la vie, mais encore que la vie d’homme elle-même ne doit pas être séparée de l’écriture ? » (Roger Laporte, Quinze variations sur un thème biographique, Paris, Flammarion/Léo Scheer, 2003, p. 412, italiques dans le texte).