Kazuhiro Soda : « J’avais conscience de filmer ce qui disparaîtrait à jamais » (Le grand entretien)

Inland Sea

On ne le répétera jamais assez : le temps d’un film ne saurait se circonscrire à celui de sa distribution. C’est pourquoi, en dehors de toute actualité, il est nécessaire de mettre en lumière les œuvres qui n’ont parfois pas eu cette chance, cheminant de festivals en plateformes, grandissant en nous, possédant leur temporalité propre. Le documentaire de Kazuhiro Soda, Inland Sea, est de ceux-là. Très remarqué au Cinéma du Réel en 2018, le film dévoile avec acuité et générosité la vie d’un village de pêcheurs dans une mer intérieure du Japon. Il s’agit ici de se laisser embarquer, à l’instar de son réalisateur, par les habitant.e.s, de se délester de la crainte de se perdre, afin d’apprécier les surprises surgissant comme autant de cadeaux.

Avant même d’aborder précisément ce film, j’aimerais que vous parliez de ces 10 principes que vous aimez rappeler, qui guident votre démarche de réalisateur, et peut-être expliquer leur origine, ce qu’ils vous apportent, à quels moments ils vous viennent éventuellement en aide. Je rappelle ces principes : pas de recherche ; pas de rendez-vous avec les sujets ; pas de scénario ; tout tourner soi-même ; tourner autant que possible ; couvrir de petits territoires en profondeur ; ne pas tourner avec un but ou un thème avant le montage ; pas de narration, d’explications, de musique ; utiliser de longs plans ; s’autoproduire.

Il se trouve que j’ai fait des documentaires pour NHK, une chaîne de télévision publique japonaise pendant sept ans. Ces « dix commandements » résultent en quelque sorte de la frustration que j’ai pu expérimenter en tant que réalisateur pour la télévision. Pendant toute cette période, j’ai dû faire énormément de tournages, de repérages, de recherches, et j’étais dans l’obligation d’écrire des scénarios de documentaires qui avaient un début, un milieu, une fin. On attendait de moi que je tourne tout en restant très fidèle au scénario, ce qui ne me permettait pas d’aller à la rencontre d’imprévus. Je n’appréciais pas du tout le fait de toujours tout devoir expliquer aux spectateurs, les indications redondantes, les musiques de fond, etc. En fait, ces « Dix commandements » sont un guide de l’anti-télé.

Inland Sea

Quel fut le point de départ de Inland Sea ? Qu’y avait-il d’attractif sur cette île ?

La mère de Kiyoko est originaire de Uhismado et nous passions souvent nos vacances là-bas. Pendant ces séjours, nous nous sommes liés d’amitié avec les pêcheurs locaux et je me suis progressivement intéressé à leur mode de vie. Ce fut le point de départ de Oyster Factory et de Inland Sea que j’ai tournés en même temps, au mois de novembre 2013. Alors que je tournais des plans extérieurs de Ushimado pour Oyster Factory, trimbalant ma caméra, nous avons fait la connaissance de Wai-chan à la boutique, et c’est ainsi que Inland Sea a commencé.

J’ai l’impression que la dramaturgie du film repose sur les rencontres qui ont surgi au moment du tournage avec les habitant.e.s de l’île. Vous semblez avoir suivi quelqu’un.e, puis une connaissance, un.e voisin.e passe, et continuer le chemin sans véritablement savoir où cela vous mènerait. Dans quelle mesure cette trame est-elle héritée du scénario, du tournage ou du montage ?

Comme je l’expliquais au début, je m’interdis d’écrire quoi que ce soit avant le tournage, et Inland Sea ne déroge pas à cette règle. Donc tout est venu de manière spontanée et originale.

Au début, on suit longuement le personnage de Wai-chan, le pécheur. Vous portez un soin particulier à filmer son travail, par les gros plans sur ses mains et le temps que vous restituez notamment sur le bateau. Cela va du moment où il tisse et répare ses filets, la pêche de nuit, le tri des poissons, à la vente au petit matin. Avez-vous à ce moment-là des velléités presque anthropologiques, une volonté de documenter des techniques de travail, particulièrement parce qu’elles disparaissent ?

Oui, tout à fait. Quand je suis devenu ami avec quelques prêcheurs de Ushimado, j’ai appris qu’ils avaient presque tous 70 ou 80 ans et n’avaient personne pour leur succéder. Cela signifie que nous n’aurons plus de pêcheurs comme Wai-chan dans 10 ou 20 ans – une perspective choquante pour moi. Alors quand je tournais avec Wai-chan, j’avais conscience de filmer quelque chose qui disparaîtrait probablement à jamais.

Dans cette même idée, et parce que vous filmez librement, je n’ai pu m’empêcher de penser au film iconique de Michel Brault, Marcel Carrière et Pierre Perrault, Pour la suite du monde qu’ils réalisent en 1963. Diriez-vous qu’il a pu vous influencer dans votre travail documentaire? Peut-être voudriez-vous évoquer d’autres cinéastes qui vous ont influencé ?

En fait, je suis surtout énormément influencé par Frederick Wiseman. J’admire vraiment son travail, surtout ses premiers films.

Inland Sea

Je crois que vous montrez aussi la vie de cette île, les relations qu’ont les habitant.e.s au travers de cette économie de la pêche, avec des étapes chronologiques : la pêche, la livraison du matin aux vendeur.euse.s, la mise en barquette, l’arrivée des clients, les tournées. C’est une économie de proximité où tout le monde semble se connaître, un lien de socialisation fort pour l’île. Est-ce ce que vous avez voulu montrer ou ce que vous avez observé ?

C’est vraiment ce que j’ai pu observer alors que je tournais. Quand nous avons rencontré Wai-chan pour la première fois à la boutique, nous avons tourné la séquence d’ouverture. Et quand nous avons appris qu’il avait prévu d’aller pêcher le lendemain, nous avons décidé de le suivre pour le filmer. Après, il est allé au marché pour vendre ses poissons. Là, ils ont commencé les enchères, alors nous avons aussi décidé de tourner. Parmi les courtiers, j’ai remarqué Kosp-san que je connaissais car nous achetions souvent du poisson dans son magasin. Nous l’avons alors suivie dans ses activités de commerçante. Sans m’en rendre compte, je me suis effectivement retrouvé à avoir filmé toute la chaîne de cette économie locale ancienne de probablement plus de 1000 ans à Ushimado. J’apprenais dans le même temps que ce modèle ne serait plus viable très longtemps.

J’ai été très intrigué par la manière dont vous filmiez les poissons à partir du moment où ils sont pêchés : des zooms ostensibles dévoilent leur agonie, démêlés des filets de pêche, ils s’agitent dans les bacs d’eau, bougent encore vivants dans les barquettes chez les marchand.e.s. J’ai été pris d’empathie pour eux, c’est ce que cela a produit comme effet chez moi, mais était-ce le but recherché ?

Je ressentais de l’empathie pour les poissons moi aussi pendant que je tournais, alors j’ai essayé de le transmettre par le langage des images. Vous savez, la vie est compliquée. Pour Wai-chan, capturer des poissons est un succès et c’est ce qui lui permet de gagner sa vie. En même temps, ces « accidents » signifient tragédie et mort pour les poissons. C’est la nature de la vie de rassembler l’obscurité et la lumière en une image. On ne peut pas séparer le bien du mal.

Cette sympathie pour les animaux se retrouve dans les plans sur les chats qui sont très présents sur l’île, atteignant son apogée lors de la rencontre avec le couple qui nourrit les chats errants de son quartier.

Oui, tout  fait.

Inland Sea

Le film est en noir et blanc, accentuant une dimension contemplative, moins contemporaine, et peut-être plus éternelle. À quel moment s’est opéré ce choix, quels en sont les motivations et surtout les enjeux ?

Ça aussi, c’était accidentel. J’ai tout monté et peaufiné l’étalonnage en couleurs. Je pensais tellement que la couleur du crépuscule avait une importance capitale que j’ai passé un temps fou à la soigner. J’ai même pensé un temps appeler le film Inland Sea at Twilight (« au crépuscule ») à cause de toutes les séquences essentielles s’y déroulant. Le film porte aussi sur ces habitants et cette ville à leur crépuscule. Cependant, ce titre provisoire ne me plaisait pas tant, et j’ai commencé à en discuter avec Kiyoko pour trouver une solution. Tout à coup, Kiyoko a m’a suggéré de tout passer en noir et blanc. J’ai immédiatement écarté cette idée, mais plus tard, vers minuit avant d’aller me coucher, je me suis dit que je devais peut-être essayer. Quand j’ai commencé à le visionner en noir et blanc, j’ai été très étonné. Comme vous le dites, cela confère au film un caractère intemporel et éternel. La soustraction de la couleur ajoutait une autre dimension. J’ai alors décidé de recommencer tout l’étalonnage en noir et blanc, et ce faisant nous avons aussi retiré « au crépuscule » du titre.

Le film bascule vers une focalisation progressive sur le personnage de Kumiko, une octogénaire pour le moins très loquace. Je ne sais pas comment la caractériser mais je crois qu’elle est un véritable personnage : à la fois odieuse et attendrissante. Elle médit sur absolument tout le monde, y compris en leur présence. On sent bien qu’elle est âgée et dit beaucoup de choses inexactes. On dirait parfois qu’elle distribue les rôles, caractérise les personnes…

Oui, c’est clairement un personnage ! Pendant que nous filmions Wai-chan, elle s’immisçait dans le cadre. J’étais un peu ennuyé au début mais l’observation comme principe de tournage me guidait dans l’idée d’accepter tout ce qui surgit devant moi. C’est comme cela qu’elle est devenue notre protagoniste.

Quelque chose se passe lorsqu’elle vous embarque littéralement avec elle dans les hauteurs et monologue longuement sur son fils, un fils qui lui a été enlevé par l’État, dit-elle, avec la complicité de son neveu. Elle raconte cela comme si c’était arrivé il y a des dizaines d’années, mais non. Il s’agit d’un moment très émouvant. Dans ce déballage, ce monologue en roues libres sur les hauteurs de l’île où elle nous entraîne, on effleure et on est touché par une certaine vérité, sa profonde solitude qui, je crois, est sa véritable détresse.

C’est juste. Comme vous l’avez peut-être remarqué, j’étais vraiment hésitant à la suivre sur les hauteurs quand elle me pressait de le faire. Il faisait froid et j’étais fatigué. Mais je suis heureux qu’elle ait insisté. Cela est devenu l’une des plus importantes scènes du film, empreinte de ce côté rêveur et surréaliste du théâtre traditionnel japonais Nô.

Inland Sea

Il est indiqué dans le film que Kulmiko est décédée en 2015, ce qui vous a, je l’imagine, affecté. Mais cela a-t-il eu un impact sur le montage ?

Pendant que je continuais le film, je savais déjà qu’elle était décédée. J’étais évidemment très affecté et cela a totalement influencé les choix que j’ai pu faire au montage, particulièrement concernant la fin.

Il me semble que vous donnez à ressentir le film comme l’expérience d’un voyage au travers du vôtre que vous avez mis en scène, débutant par votre rencontre avec Wai-chan et se terminant par votre au revoir au même endroit avec lui, Kumiko et les autres.

C’est précisément ce que j’essaye de faire en réalisant des documentaires. Pour moi, le documentaire n’est pas un moyen de véhiculer des informations ou des messages politiques mais de partager mon expérience avec les spectateurs. Si vous partez avec le sentiment d’avoir visité Ushimado et rencontré Wai-chan, Kumiko, Koyo-san, et les chats, je pense avoir modestement atteint mon but.

Travaillez-vous déjà sur un prochain film ? Si c’est le cas, pouvez-vous en dire davantage ?

Je monte actuellement deux nouveau films déjà tournés. L’un se déroule une nouvelle fois au Japon à Okayama, et l’autre à Détroit, aux États-Unis.

(Traduction des questions pour réaliser l’entretien en anglais : Nina Aboutajedyne)

Inland Sea, film de Kazuhiro Soda, sortie : février 2018.
Le film est visible sur UniverCiné!.
Une projection d’Inland Sea aura lieu le 8 février prochain au Club de l’Étoile