Fatou Diome, le Sénégal et la France

Peut-on réfléchir à « l’avancée de l’Afrique », en précisant chaque fois de quel pays on parle, sans la lier étroitement à l’avancée de la France ? Fatou Diome pose, en écrivaine et en militante, les mêmes questions que celles qu’avance Achille Mbembe, dans son récent essai, Politiques de l’inimitié : « Au vu de tout ce qui se passe, l’Autre peut-il encore être tenu pour mon semblable ? Rendus aux extrémités, comme c’est le cas pour nous ici et maintenant, à quoi, précisément, tiennent mon humanité et celle d’autrui ? La charge de l’Autre étant devenue si écrasante, ne vaudrait-il pas mieux que ma vie ne soit plus liée à sa présence, tout autant que la sienne à la mienne ? […] Si, en définitive, l’humanité n’existe que pour autant qu’elle est au monde et est du monde, comment fonder une relation avec les autres basée sur la reconnaissance réciproque de nos communes vulnérabilité et finitude ? »Le 28 novembre 2018, au musée du Quai Branly-Jacques Chirac, une journée réunissant dix femmes africaines, dans le cadre de la cinquième édition des Débats du « Monde Afrique », était intitulée : « Celles qui font avancer l’Afrique : nouveaux combats, nouveaux militantismes ». Le programme étant consacré autant à des questions économiques qu’à des questions socio-politiques et culturelles, les écrivaines cohabitaient avec d’autres professionnelles en sciences humaines. Qui étaient les quatre écrivaines conviées ?

Parmi elles, Chimamanda Ngozi Adichie, Nigériane, dont les romans sont désormais connus dans le monde – L’Hibiscus pourpre, L’Autre Moitié du soleil, Americanah– a bénéficié de nombreux prix littéraires et d’une reconnaissance internationale. Tanella Boni, Ivoirienne qui a reçu en 2005 le prix Ahmadou Kourouma pour Matins de couvre-feu, a publié, en 2008, un essai, Que vivent les femmes d’Afrique ? Cet essai interroge la notion de genre et les stratégies que déploient les femmes pour exister. Ken Bugul, Sénégalaise, a déployé une œuvre littéraire dérangeante depuis son premier roman, Le Baobab fou en 1984 ; elle refuse d’être enfermée dans une catégorie quelle qu’elle soit. En 1999, elle publiait, Riwan ou le Chemin de Sable, fictionnalisant son expérience de la polygamie ; elle obtient alors le Grand prix littéraire d’Afrique noire. La quatrième romancière conviée, enfin, était Léonora Miano, Camerounaise, dont les romans, depuis le premier en 2005, L’Intérieur de la nuit, jusqu’aux plus récents, Crépuscule du tourment en 2 tomes, bousculent et dérangent. Ils sont accompagnés d’essais roboratifs et salutaires – Habiter la frontière, L’Impératif transgressif– pour affronter une vraie réflexion critique sur les rapports Nord/Sud, Afrique/Europe. Sa récente création théâtrale, Révélation. Red in Blue trilogie, a été mise en scène au théâtre de la Colline par le metteur en scène japonais Satoshi Miyagi, suscitant l’admiration et l’étonnement de la rencontre inattendue.

Pour compléter ce panel composé de personnalités littéraires divergentes et en m’en tenant aux écrivaines pour en rester à des pratiques d’écriture comparables, retour à Fatou Diome, écrivaine qui pèse de son poids créatif dans les champs littéraires sénégalais et français et plus largement francophone, en dix sept années d’édition. Elle est représentative de notre XXIe siècle commençant : un recueil de nouvelles, La Préférence nationale, en 2001, la propulse avec éclat dans le monde des Lettres. Elle participe alors à des recueils collectifs. Cinq romans en dix ans, Le Ventre de l’AtlantiqueKétalaInassouvies, nos viesCelles qui attendent, Impossible de grandir, confirment sa stature de romancière. Deux textes accompagnent des dessins et photographies de Titouan Lamazou en 2010, Le Vieil homme et la barque et Mauve dans deux très beaux livres d’art. Il faut prendre en compte aussi sa présence médiatique dans la presse écrite, à la télé, sur les radios, dans les bibliothèques et les salons du livre : de nombreuses vidéos où elle explique ses publications, sont aisément accessibles sur You Tube. Son ouvrage le plus récent est son essai, en 2017, Marianne porte plainte !

La confirmation de la notoriété acquise avec ses nouvelles se fait avec le premier roman dont l’écho a été et est remarquable. Le Ventre de l’Atlantique ouvre à Fatou Diome, les portes des chaînes de télévision dont France 2, des radios – France Inter, RFI –, et les articles sur son roman sont nombreux dans TéléramaLe Figaro Littéraire, Le Canard enchaîné, Amina, Jeune Afrique ; Josyane Savigneau lui consacre une présentation dans Le Monde des livres du 22 août 2003 : « C’est à coup sûr l’humour de ce premier roman qui incite à en savoir plus sur son auteur… C’est aussi la liberté de ton, le sens du récit, la justesse des descriptions qui font lire d’une traite ce Ventre de l’Atlantique ». Le sujet choisi fait mouche, la passion du football et le désir d’exil de la terre d’origine. Mais Fatou Diome ne surfe pas seulement sur une mode, elle le met au service d’une réflexion en profondeur sur les deux pays de ses ancrages. Les deux romans suivants ont une bonne réception ; ils prennent le lecteur par surprise sur des thématiques non attendues. Néanmoins, la machine médiatique fonctionne tout de même avec des compte rendus dans différents journaux et revues, une émission sur France 3-Alsace, « Nuit blanche ». Le quatrième roman semble mieux faire sa place. Fatou Diome était apparue, en même temps que Linda Lê, sur le plateau de l’émission « Des mots de minuit » sur France 2, le 22 septembre 2010 et défendait ses positions et ses créations avec humour, bonne humeur et pertinence. A ce propos, le 13 octobre 2010, l’Agence de presse sénégalaise (allafrica, Dakar) publiait l’article informé et assez élogieux de Sokhna Khadidiatou Sakho, « Celles qui attendent de Fatou Diome – Une plongée dans les drames sociaux d’un village sénégalais » et Nathalie Philippe donnait dans ses « Notes de lecture » un article  porteur sur le site de CulturesFrance : « Dans la lignée thématique du Ventre de l’Atlantique (2003) qui mettait en relief les désillusions de l’immigration des Sénégalais en France, Celles qui attendent, quatrième roman de Fatou Diome, est avant tout un  hommage à ces femmes africaines qui mènent un combat quotidien pour simplement survivre. » Peu après, Fatou Diome est reçue dans de nombreuses bibliothèques de différentes villes. Le roman est également présent sur des blogs français et sénégalais. Son cinquième roman a eu une réception mitigée.

Le monde universitaire s’est emparé rapidement de cette nouvelle œuvre féminine francophone. En effet le système maîtrise/DEA ou Master, en France et au Sénégal et le M.A et PhD dans les universités américaines et anglo-saxonnes, incite à aller vers de nouveaux écrivains et la mode des écritures féminines a fait converger de nombreux mémoires vers l’œuvre de la romancière franco-sénégalaise. On trouve aussi quelques articles dans des revues ou des actes de colloques aux Etats-Unis, en Grande Bretagne, en France. L’écrivaine figure sur le site, « Lire les femmes écrivains et les littératures africaines » de Jean-Marie Volet. Pour son premier roman, Fatou Diome a reçu le Prix des Hémisphères Chantal Lapicque et aussi, en 2005 le LiBeraturprieis de Francfort. Choisi dans des jurys de lycéens, il a eu le Prix inter-lycéen de Loire-Atlantique. Le roman figure sur le site du CRDP de Paris dans les « parcours littéraires francophones », pour être étudié en classe de Seconde.

Sur le plan éditorial, la romancière a été éditée par trois éditeurs depuis ses débuts. Présence Africaine est une maison prestigieuse et symbolique pour la littérature africaine mais spécialisée dans un secteur périphérique dans le champ littéraire français. Ensuite, Fatou Diome a été publiée par la jeune maison d’édition, éditions Anne Carrière. Aujourd’hui, elle semble s’être stabilisée chez un grand éditeur parisien, Flammarion.

Fatou Diome est essentiellement romancière avec quelques percées poétiques. La variété de ses textes, même s’ils sont tous narratifs, lui permet d’aller vers plus de lecteurs et l’entrée, en collaboration de Titouan Lamazou, dans des ouvrages d’art est certainement une consécration dans l’image de l’écrivaine appartenant à deux espaces, le Sénégal et la France. Avec à propos, Nathalie Philippe soulignait, dans sa note de lecture, le « très beau style que l’on connaît à Fatou Diome qui cisèle finement les phrases comme les expressions et soigne particulièrement les descriptions de cette île sahélienne entourée d’une mer autrefois poissonneuse ». Effectivement, la force de cette écriture est ce mélange de lyrisme, d’ironie et d’humour, le sens aigu de la narration, l’impertinence et la liberté des propos.

A différents niveaux, dans son espace de résidence où se négocie sa relation au pays d’origine avec toutes ses composantes (origine familiale, sexuelle, sociale, culturelle, politique), Fatou Diome affirme, à travers les histoires qu’elle raconte une double appartenance. La question n’est pas celle de l’identité mais de la place d’elle-même et des siens dans le monde d’aujourd’hui. La question identitaire est la question-cliché posée immanquablement aux écrivains francophones et ils plongent souvent sans faire le tri dans cet étau où on les relègue. Selon le cas, exilé ou émigré, ils doivent être en souffrance identitaire alors qu’ils sont en difficulté résidentielle pour cause d’étroitesse des lieux où ils ont vécu et où ils vivent ; leur souffrance existentielle, commune à bien des écrivains, n’est pas une spécificité de leur identité. On parle rarement d’exilé ou d’émigré pour un écrivain européen vivant longuement ailleurs qu’en Europe et on ne s’interroge pas avec une gourmandise de mauvais aloi sur ses disfonctionnements identitaires : au contraire on loue son « ouverture » et son enrichissement, étant entendu, semble-t-il, qu’il a un socle inamovible qui le met à l’abri des doutes d’appartenance. En revanche, quand un écrivain du Sud francophone vit, écrit et édite en France, on peut être assuré d’avoir très vite le morceau obligé sur le vacillement identitaire. Un exemple est donné par un des sous-titres du parcours de lecture du CRDP, cité antérieurement, « L’identité évanescente d’une narratrice entre deux rives ». On ne ressent pourtant jamais, à lire Fatou Diome, « une identité évanescente » ! Bien au contraire, on la sent pleine de repères et d’ancrages, ceux qu’elle a reçus, ceux qu’elle a conquis. Et l’on constate, dans son village du fait de son statut d’enfant illégitime et, en France, pour son autre statut illégitime de Sénégalaise, une souffrance existentielle : elle décrit, sans masque, la fameuse « malvie » qu’avait analysée Tony Karlin et Pascal Lainé il y a bien des années. On est donc bien plus dans une question d’espace et de territoire que dans le cliché stérilisant de l’identité entendue comme socle de marbre.

Car que transmet Fatou Diome dans ses créations ?  Elle inscrit l’imaginaire, le réel et les références de deux pays dont elle montre, de son point de vue, les bonheurs et les tares. Elle le fait aussi en sachant qu’elle s’inscrit dans deux généalogies littéraires, celle acquise par ses études littéraires et celle de la littérature sénégalaise. Il est aisé d’en donner des exemples dès les premières nouvelles : « Dans ma chambre, Baudelaire tenait des fleurs, mais je pensais qu’il me voulait du mal. Aimé Césaire me proposait un retour au pays natal. Apollinaire était là, majestueux, il avait vu le cou coupé du soleil qui pourtant était toujours là […] Dans ce labyrinthe, seul Molière savait l’issue et pour m’en sortir il voulait me déguiser en Tartuffe. Je refusais car ce n’était pas carnaval. » On trouve aussi ces références littéraires dans Le Ventre de l’Atlantique et dans les romans suivants. Salie, lycéenne à Dakar, constate : « La nuit des esprits se dandinait dans sa longue robe noire, obstruant le passage aux idées cartésiennes, éteignant les flambeaux que Mariama Bâ, Ousmane Sembène et d’autres se sont évertués à allumer. La vérité attendait toujours Godot !»

Ces clins d’œil et citations ne s’embarrassent pas de révérence inutile car son écriture s’écarte avec humour et respect des modèles trop pesants comme ceux des aînés de la littérature sénégalaise : Léopold Sédar Sengor, Birago Diop, Cheikh Hamidou Kane, Mariama Bâ, Sembène Ousmane, Aminata Sow Fall, Ken Bugul, pour n’en citer que quelques-uns. La nouvelle écrivaine doit trouver sa voie originale par rapport à cette antériorité prestigieuse et si proche. Elle la trouve effectivement et, de mieux en mieux, de roman en roman, en n’épargnant personne : ni les siens, le village, ses coutumes écrasantes pour les femmes et peu épanouissantes pour tous, ni la France et ses habitants. Elle fait passer ce qu’elle a à dire et raconter par un langage direct et cru, un humour toujours prêt à contourner haine et racisme sans les occulter et une expression de soi authentique.

DansLe Ventre de l’Atlantique, dont elle n’a jamais caché la texture fortement autobiographique, elle imagine le dialogue ininterrompu par téléphone et visites entre Salie qui vit dans l’Est de la France et son frère Madické qu’on surnomme au village Maldini tant il est entiché de ce joueur italien et du foot en général. Il n’a qu’un seul rêve : que sa sœur le fasse venir en France pour qu’il puisse devenir une star du foot. Le rêve de « France » qui rime avec « Chance » habite tous ces jeunes sans travail et sans avenir dans l’île natale. Tout le roman égrène des histoires de vie d’émigrés, leur envers et leur endroit. Salie connaît cette réalité et son but est de détourner son frère de ce projet. De son cas particulier, elle ne veut pas faire un exemple mais il est la base de son utopie répétée et retravaillée de nouvelle en récit, de récit en roman et qu’une citation du Ventre de l’Atlantique exprime parfaitement : « Enracinée partout, exilée tout le temps, je suis chez moi là où l’Afrique et l’Europe perdent leur orgueil et se contentent de s’additionner : sur une page, pleine de l’alliage qu’elles m’ont légué. »

Pourquoi n’y a-t-il que le recours à l’écriture pour réaliser cette utopie ? Parce que la situation économique et socio-culturelle des deux pays est encore en état de déséquilibre, de dépendance et qu’on ne peut dépasser les ruptures, les clivages, les exclusions tant que l’équilibre qu’aurait dû susciter l’indépendance n’a pas été trouvé. Fidèle à cette exploration d’un pays et de l’autre, de leurs proximités et de leurs différences, Fatou Diome consacre son roman suivant, Ketala, à un développement narratif centré essentiellement sur le Sénégal même si le couple central vient en France. Une jeune femme vient de mourir et le 8èmejour après les obsèques, ses proches se partageront ses biens sous l’arbitrage de l’imam. Les objets qui attendent anxieusement d’être éparpillés, reconstituent, pendant cette attente, l’histoire de la vie de Memoria, depuis son enfance et son adolescence choyée à son mariage avec Makhou. Le drame a commencé là lorsqu’elle a découvert que son mari était homosexuel et qu’elle avait été dupée. Elle tente de le remettre dans le « droit » chemin avec de brèves victoires et de lourdes défaites. Apprenant que Makhou est l’amant de son professeur de danse – dont elle découvre alors que c’est un homme ! – Memoria utilise le chantage pour partir en France avec lui. Une certaine solidarité se développe mais ne dure pas. Makhou quitte sa femme et Memoria se prostitue, attrape le SIDA (jamais nommé) et, sur le point de mourir, demande à Makhou de la ramener à Dakar. Ce sont les objets qui ont raconté l’histoire navrante de Memoria et qui assistent au désespoir de Makhou : celui-ci, bravant la coutume, interdit que le moindre objet soit touché. Il retrouve le professeur de danse, Tamara et le couple peut reprendre sa vie heureuse et clandestine. Les objets, réduits au silence et à l’abandon, s’enfoncent dans l’oubli du non-usage, sous la poussière. Accompagnant le récit de la vie de Memoria, de nombreux passages sont consacrés à la société sénégalaise d’aujourd’hui, à l’inadaptation en France avec toujours beaucoup d’allusions littéraires, de jeux de mots, de langage cru et la citation fréquente de la langue ouolof.

S’essayant à autre chose dans le troisième roman, Inassouvies nos vies, Fatou Diome installe son héroïne, Betty, dans une ville de France et gomme toute allusion à sa différence de peau. Dans une grande solitude, la jeune femme essaie de vivre la vie des autres qu’elle observe de chez elle. Ce regard pénétrant permet une critique acerbe de la société française avec des lueurs de solidarité et d’amitié et une réflexion personnelle sur la mise à l’écart de l’individu dans une société individualiste.

Dans son quatrième roman, Celles qui attendent, on revient à nouveau au Sénégal et sur l’île natale mais avec la perspective  du départ des hommes jeunes pour que les familles aient aussi leur représentant dans l’Eldorado en Europe et leur source de revenus assurée. Ici aussi tendresse, complicité, satire et dérision se partagent la scène narrative qui redit sans cesse ce rêve de quelque chose qui, comme le mauve, serait l’alliance de deux couleurs qui semblent irréconciliables dans le réel. Fatou Diome revient, comme dans son premier roman, aux conséquences du miroir aux alouettes occidental, en choisissant de laisser son lecteur sur l’île et avec ses femmes… qui attendent. Elle a déclaré que, pour elle aujourd’hui, le sujet de l’émigration s’impose et que ce sera de plus en plus le cas.

En ce sens, les deux livres d’art sont des échappées hors du duel France/Sénégal, pour une rêverie sur l’origine entre le grand-père pêcheur et le récit d’Hemingway, Le Vieil homme et la mer. L’autre livre, plus imposant, a un titre qui ne surprend pas le lecteur de Fatou Diome car le mauve revient souvent sous sa plume comme la couleur de la fusion. La plupart des textes sont des poèmes. Le dernier, conclusif, est en prose :

« Mauve, l’identité

Chez moi ? Chez l’Autre ? Être hybride, l’Afrique et l’Europe se demandent perplexes, quel bout de moi leur appartient. Je suis l’enfant présenté au sabre du roi Salomon pour le juste partage […] Le premier qui a dit : « Celles-ci sont mes couleurs » a transformé l’arc-en-ciel en bombe atomique, et rangé les peuples en armées. Vert, jaune, rouge ? Bleu, blanc, rouge ? Des barbelés ? Evidemment ! Je préfère le mauve, cette couleur tempérée, mélange de la rouge chaleur africaine et du froid bleu européen. Qu’est-ce qui fait la beauté du mauve ? Le bleu ou le rouge ? Et puis, à quoi sert-il de s’en enquérir si le mauve vous va bien ? […]
Je cherche mon pays là où l’on apprécie l’être additionné, sans dissocier ses multiples strates. Je cherche mon pays là où s’estompe la fragmentation identitaire […] Je cherche mon territoire sur une page blanche ; un carnet, ça tient dans un sac de voyage […] Dans le rugissement des pagaies, quand ma mamie-maman murmure, j’entends la mer déclamer son ode aux enfants tombés du bastingage. Partir, vivre libre et mourir, comme une algue de l’Atlantique. »

Son cinquième roman, Impossible de grandir, est à la fois très personnel, intime même, et donne un éclairage sur ses écritures antérieures. La narratrice, double de l’écrivaine, est invitée à dîner chez une amie. Et comme à chaque fois qu’elle reçoit une telle invitation, tout se bloque en elle. Elle engage donc un duel avec elle-même pour faire remonter du plus loin de sa vie la petite fille illégitime qu’elle a été et cette inscription problématique de la « famille » dans son imaginaire. Les souvenirs reviennent racontés parfois avec humour, parfois avec sarcasme, parfois avec tendresse, ce mélange de tons très maîtrisé étant la marque même de l’écrivaine.

Nous sommes évidemment plongés, avec Fatou Diome dans une écriture migrante qui porte ses fruits tant à la terre quittée et toujours revisitée qu’à la terre de résidence scrutée avec sévérité et tendresse. Ces écritures migrantes font sortir de la confrontation du Même avec lui-même pour obliger à regarder en face les rapports d’altérité. Comme le disait le critique québécois, P. Nepveu, la notion de littérature « migrante » permet d’insister « davantage sur le mouvement, la dérive, les croisements multiples que suscite l’expérience de l’exil. « Immigrante » est un mot à teneur socio-culturelle, alors que « migrante » a l’avantage de pointer déjà vers une pratique esthétique, dimension évidemment fondamentale pour la littérature actuelle. »

Ce que des nouvelles écritures comme celles de Fatou Diome apportent c’est une remise en cause d’une unique classification nationale des écrivains dont on peut comprendre qu’elle soit utile et nécessaire d’un certain point de vue mais qu’on doit associer au non moins nécessaire nomadisme inhérent à la création même et à l’appartenance de ces écrivains à trois champs littéraires : deux nationaux, le français et le sénégalais et le troisième transnational, le francophone. Le paradoxe – pour nos lectures plus habituées à l’ancrage unique qu’au nomadisme du multiple –, est de tenter de concilier l’enracinement, le terroir, l’histoire de son pays et de son île d’une part et d’autre part son exil, sa résidence hors de ce pays et dans un pays qui n’est pas neutre, qui a une histoire conflictuelle avec celui de l’origine ; et de se situer aussi dans la nouvelle « tribu » des écrivains francophones dont on commence à peine à mesurer l’importance positive comme force d’ébranlement des centres décideurs. Fatou Diome est à la fois écrivaine de l’ancrage et écrivaine du déplacement.

Dans la subtile alchimie entre traces biographiques et recherches esthétiques, Fatou Diome ne peut échapper à l’Histoire dont elle est un produit : dans cette Histoire, le pays qu’elle personnifie est périphérique dans le grand concert orchestré par l’Europe. Elle rencontre alors, quel que soit son désir de libération des contingences historiques, un frein à la fois objectif et subjectif qui lui fait mettre en scène une dualité à tous les niveaux dans les situations narratives, les thématiques, les personnages, les enjeux. Il semble que dans les livres d’art, elle trouve une écriture traversière où elle parvient à s’émanciper de l’âpre histoire des dominations, à s’affirmer comme individu(e) créatrice migrante, dans le gommage d’un ancrage unique. Fatou Diome oscille entre deux « Centres », celui attaché à la notion de « métropole » qu’elle récuse mais auquel elle se heurte sans cesse sans pouvoir l’effacer et celui de sa culture liée à une reconquête historique. Elle refait le parcours de tout écrivain expatrié qui, enraciné, prend son envol vers d’autres enracinements sans négation ni trahison mais en addition.

Il serait souhaitable, dans une perspective plus globale, d’intégrer son exemple à ceux d’autres écrivains, « du dedans » et « du dehors »,  pour réfléchir aux espaces et territoires et sortir notre appréciation de l’ornière intérieur/diaspora, en prenant en compte les analyses d’Achille Mbembé sur la situation actuelle en Afrique. Comme il l’écrivait dans Sortir de la grande nuit :

« C’est sur le plan culturel et de l’imaginaire que les transformations en cours sont les plus vives. L’Afrique n’est plus un espace circonscrit, dont on peut définir le lieu, ou qui cacherait par-devers lui un secret ou une énigme, ou encore que l’on peut borner. Si le continent est encore un lieu, il s’agit bien souvent et pour beaucoup d’un lieu de passage ou de transit. C’est un lieu en train de se dénouer autour d’un modèle nomade, transitaire, errant ou asilaire. La sédentarité tend à y devenir l’exception. Les Etats, là où il existe, sont des nœuds plus ou moins juxtaposés que l’on cherche à enjamber ; des échangeurs et des espaces de passage. […] Pourtant que d’obstacles à surmonter dans un monde désormais cerné de haies et hérissé de murailles. Pour des millions de gens, la globalisation ne représente guère le temps infini de la circulation. Elle est le temps des villes fortifiées, des camps et des cordons, des clôtures et des enclos, des frontières sur lesquelles on vient buter […] ».

Il semble donc qu’il faille, pour finir, tirer la leçon du pamphlet de 2017 qui, malgré elle en quelque sorte, l’oblige à revenir à la question identitaire.

D’abord la définition de ce genre littéraire, emprunté, en partie, au dictionnaire : « un écrit polémique dont le ton est enlevé voire virulent ou agressif, et généralement court. Il est toujours écrit « contre » ce qu’il dénonce, qu’il s’agisse d’une personne ou d’une institution ». Proche de la caricature, le pamphlet est dans l’exagération, la répétition, les formules chocs. C’est un récit polémique court.

Publié dans la collection « Café Voltaire » chez Flammarion, Marianne porte plainte ! répond bien à ces différentes caractéristiques. Il est édité à un moment clef de la vie politique française, à la veille de l’élection présidentielle de mai 2017, quand tous les candidats sont encore en course – c’est un des écueils du pamphlet d’être étroitement indexé à l’événement – et donc il prend dans sa ligne de mire les candidats de droite et d’extrême droite – tous affublés de sobriquets plus cocasses les uns que les autres et n’épargnant pas les polémistes comme Zemmour ibn Zemmour –, autour du débat sur l’identité nationale, thème que Fatou Diome a affronté dès ses premiers écrits. Six courts chapitres coups de poing, scandés par l’exclamation du titre. L’attaque initiale est frontale :

« Messagers du malheur, toujours à trier, accuser, rejeter, ils sont prêts à sonner la curée ; je ne serai pas de ceux qui auront laissé les loups dévorer les agneaux au nom de l’identité nationale. Marianne porte plainte ! »

Elle se décline en particularités de Fatou Diome et de ses semblables : elle a toute légitimité à écrire ce qu’elle écrit même si « les souches » déversent des insultes racistes dès « qu’une branche s’agite ». Elle est française par choix et la langue française est « la clef de son identité, puisque c’est dans ses rouages que celle-ci se découvre et se relate ». La greffe est aussi valable que la souche. Et à nouveau, Fatou Diome assène une formule choc : « Si la greffe était nuisible à la société, elle ne sauverait personne à l’hôpital. Marianne porte plainte ! » Une identité ne se définit pas contre mais avec, en additionnant tous les apports : « Avec la mondialisation, la gestion des migrations fait désormais partie de toute planification de l’avenir ».

Fatou Diome commence par affirmer la qualification multiculturelle de la France et développe des preuves de cette évidence. En qualité d’écrivaine, elle défend « (sa) plume de pélican, (son) encre mauve d’errance, (sa) franco-sénégalaise langue aux sept accents ». Histoire et mémoire – car il faut tout assumer du passé –, ouverture et éducation, association et non dissociation sont les maîtres-mots de l’argumentation. Elle s’en prend, exemples à l’appui, aux « adoptés possessifs » « porte-micros du white-washing » et les apostrophe : « Votre langue ne suffira pas comme ciseau pour ôter à Marianne sa part africaine ». Suit un long rappel des soldats africains venus défendre la France durant les deux guerres mondiales, preuve de la célébration de « la fraternité dans la diversité ». Tout cela a été gommé : « Venant d’Afrique, mieux vaut être une banane, un ananas ou l’uranium nécessaire à Areva pour être adopté facilement ». Elle dénonce « les identités belliqueuses », version des « identités meurtrières » d’Amin Maalouf. Elle dénonce, avec une grande force, le fameux projet de déchéance de la nationalité et affirme : « Toute situation de contrainte produit des stratégies de survie ». Ceux qui ont « un anonymat chromatique » peuvent s’en tirer mieux que ce que leur excès de mélanine désigne à la vindicte :

« S’il n’explique ni ne justifie tout, notre passé colonial, si peu considéré, pèse de tout son poids dans les incompréhensions et la crise identitaire actuelle. L’assimilation, ce millésime colonial, ne convient pas à tous les gosiers ! L’assimilation, ce n’est jamais l’acceptation de l’autre, c’est même une négation de l’altérité, envisagée, en l’occurrence, comme une imperfection. L’assimilation, ce n’est pas l’admission, mais la dissolution de la différence. L’assimilation traque la dissonance, mais n’harmonise pas les âmes, elle les réduit, les fige dans un moule ».

Choisir de vivre en France et d’habiter sa nationalité ne peut entraîner « l’ingratitude de l’amnésie ». Une culture  n’abolit pas la culture d’origine ; elles cohabitent et s’enrichissent l’une l’autre. Elle a conscience de poser problème en se revendiquant autant française que sénégalaise : « Avocate de mes deux mondes, à la fois partie civile et défenderesse, je m’épuise en plaidoiries, quand je plais aux uns, je déplais aux autres ».

Face au danger de la venue au pouvoir des « identitaires », elle s’est sentie obligée d’adopter cette plume plutôt que sa plume habituelle. Elle a déclaré lors d’entretien, cette nécessité de l’engagement : « À quoi sert de prendre la parole publique si on ne traite pas des sujets qui font mal. Nous les poètes, lorsqu’on sort de l’esthétique du mot, du plaisir textuel, pour aller sur des questions plus amères, plus dures, c’est qu’on n’a pas le choix, c’est aussi notre rôle ».

Dans son blog en juin 2017, Ndeye Fatou Kane, qui apprécie l’écrivaine, n’a pas adhéré à cette convocation de « Marianne » et aux références contestables, selon elle, convoquées par l’écrivaine. En tout état de cause, Fatou Diome ne peut laisser indifférent et s’installe, par ses différentes écritures, au cœur même de débats brûlants des sociétés française et sénégalaise, en évitant d’en édulcorer les termes.