Being a woman : Lanthimos, Mankiewicz, les femmes et Moix…

Bette Davis dans All About Eve de Mankiewicz

Yann Moix n’aime pas les femmes de cinquante ans. C’est son droit, cela s’appelle la liberté d’expression. Il a le droit de le dire haut et fort, et de passer pour un con aux yeux d’une bonne partie de la population. Cela devrait suffire à calmer les cinquantenaires de sexe féminin qui appellent à boycotter son œuvre (le grand mot) sous prétexte que Moix fait des amalgames.

Yann Moix déclare encore que s’il était homosexuel il ne s’excuserait pas d’aimer les hommes. Amalgamant un peu plus, dans une comparaison qui n’a aucun sens, sinon celui de prouver le point ci-dessus : l’homme est un idiot — qui fait preuve d’une grande naïveté sur ce qu’est être une femme de cinquante ans, et être un homosexuel (et c’est quand même dommage pour un auteur de ne pas être capable de se mettre à la place de l’autre) — qui a le droit de penser ce qu’il veut dans la mesure où l’on ne donne aucun crédit à ses déclarations. C’est ainsi que l’on devrait traiter également Eric Zemmour, certaines grandes gueules de partis politiques aux deux extrémités du spectre ou d’ex-comiques antisémites.

Personnellement, la bêtise me rassure : elle discrédite son porteur sans que l’on ait à le faire soi-même.

The Favourite de Yorgos Lanthimos

The Favourite, le dernier film du Grec Yorgos Lanthimos, est sorti au début du mois de janvier à Bruxelles. On y rencontre trois femmes, à trois âges différents, trois positions sociales différentes, trois ambitions différentes. Une Reine qui n’a rien demandé, et surtout pas les responsabilités qui lui incombent ; une femme issue de la noblesse qui a les faveurs de la Reine et dirige le royaume en son nom ; une jeune femme enfin, déchue de la bourgeoisie, prête à tout pour regagner son rang, et les faveurs de la Reine. Un trio complexe, malin, pervers, qui tient l’écran pendant les presque deux heures du film avec une finesse et une intelligence redoutables — admirablement incarné par, respectivement, Olivia Coleman (bouleversante, depuis la série Broadchurch), Rachel Weisz (déjà vue dans The Lobster du même réalisateur) et Emma Stone (bien loin des étoiles de L.A.) — et qui balade les hommes sans scrupules, tant leur absence de tout, pouvoir, persuasion, anticipation, ambition même, dans un monde pourtant fait par eux et pour eux, est flagrante. Au point que l’on s’intéresse de moins en moins à eux, jusqu’à ce qu’ils n’apparaissent presque plus à l’écran, sinon sous la forme d’une multitude de lapins enchevêtrés — l’image plairait-elle à Yann Moix ? Qu’importe.

Parce que le film est formellement beau, décadent parfois, baroque et outré, qu’une musique audacieuse, agressive, vient en appuyer les scènes plus qu’elle ne les illustre, on pense beaucoup à Peter Greenaway. Esthétiquement, et à l’oreille, The Favourite rappelle The Draughtman’s Contract (1982), son superbe Meurtre dans un jardin anglais, pour la traduction française : il ne manque ni de son humour, ni de sa cruauté, peut-être les deux films se différencieraient-ils par une imagerie très années 80 dans le traitement des couleurs chez l’Anglais (notamment en opposition aux éclairages à la bougie qui sont très réalistes chez le Grec) quand les années 2000 lui préfèrent une froideur glacée, obscure — notamment dans les scènes nocturnes de cavalcade, très réussies. Cependant, et parce que certaines analogies sont trop évidentes, on préfèrera rapprocher Yorgos Lanthimos de Joseph L. Mankiewicz.

Eve Harrington (Anne Baxter, plastique et sournoise), qui donne son prénom au titre du film, est présentée à l’actrice de théâtre Margo Channing (Bette Davis, excessive, outrageuse, unique) par son amie Karen Richards (Celeste Holm, toute en délicatesse). On comprend vite qu’Eve, qui admire l’actrice, est ambitieuse avant tout — Please stop acting as if I were the Queen Mother, dira Margo à Eve lorsqu’elle aura décelé son petit jeu — et n’aura de cesse que de prendre la place de sa prétendue idole — le film n’en fait pas une surprise, puisqu’il débute sur une remise de prix attribuée à la jeune femme, sous les regards dubitatifs des deux autres qui, entre incrédulité et amertume, se remémorent l’impitoyable ascension de l’actrice, et leur propre rôle, parfois bien malgré elles, dans sa réussite.

Chez Lanthimos, c’est Lady Sarah, la favorite de la Reine, qui introduit la jeune Abigail à la cour d’Angleterre. Et pareillement au film de Mankiewicz dans lequel Anne Baxter commence sa carrière en devenant la secrétaire de Bette Davies, Emma Stone sera tout d’abord servante de la Reine, missionnée dans cette tâche par Rachel Weisz, avant de détrôner la favorite et d’accéder à son tour à la noblesse — on ne donnera pas les détails de cette ascension sociale exceptionnelle pour ne pas gâcher le plaisir du spectateur.

Si All about Eve (1950) peut être vu comme le portrait d’une ambitieuse, son véritable sujet est justement la femme d’« âge mûr » — à cette époque hollywoodienne : la quarantaine, pour les actrices. Porté consciencieusement par Bette Davis, le rôle explore habilement les caprices et les doutes de cette star qui continue de jouer les jeunes premières au théâtre alors qu’elle a deux fois l’âge des personnages qu’elle incarne. L’ambition d’Eve Harrington est à la fois un révélateur des sautes d’humeur de Margo Channing et paradoxalement, ce qui lui permettra de prendre conscience du problème (voir citation ci-dessous). Margo Channing, à quarante ans, aspire à une vie maritale auprès de l’homme qu’elle aime. Pour elle, on ne devient une femme accomplie, quels que soient les honneurs que l’on a reçus, qu’à cette condition : ne pas se coucher seule dans une maison vide.

Margo : Funny business, a woman’s career – the things you drop on your way up the ladder so you can move faster. You forget you’ll need them again when you get back to being a woman. That’s one career all females have in common, whether we like it or not: being a woman. Sooner or later, we’ve got to work at it, no matter how many other careers we’ve had or wanted. And in the last analysis, nothing’s any good unless you can look up just before dinner or turn around in bed, and there he is. Without that, you’re not a woman. You’re something with a French provincial office or a book full of clippings, but you’re not a woman. Slow curtain, the end. 

Mankiewicz était-il misogyne ? Probablement l’époque (les années cinquante) l’était-elle davantage que l’homme. On pourrait alors se demander si, de la même façon, Yann Moix n’est pas l’image fidèle d’une société qui cherche en permanence à accuser l’autre de ses maux. Sans jamais remettre en question ses propres lacunes.

Les femmes chez Yorgos Lanthimos, au contraire, se jouent du pouvoir — et se foutent de l’opinion des hommes — pour arriver à leurs fins, sans aucune concession à leur genre, à la dictature de leur temps ou au reflet de leur âge : et c’est bien une fois encore la leçon qu’il faudrait en tirer.