Un regard de sociologue de la littérature sur les écrivains algériens des quinze années de conflit (1988-2003)

L’Algérie fut à la une… pour le meilleur et pour le pire… après octobre 1988 et l’arrêt du processus électoral de janvier 1992. Vivant alors une nouvelle rupture tragique, cette ancienne colonie, présente, même dans l’invisibilité, dans la vie et la mémoire de nombre de Français, entamait la traversée d’années noires. C’est justement à ces années que se mesure Tristan Leperlier dans son ouvrage récent, Algérie, les écrivains de la décennie noire, aux éd. du CNRS. Libre échange entre une lecture et un auteur.

On ne peut que se féliciter de cette édition, pour deux raisons : sa capacité à condenser une thèse plus ample soutenue en 2015 – travail de resserrement dont on sait qu’il est ardu –, et surtout, son audace à s’attaquer à une période proche et qui n’a pas fini de susciter le débat. Un ouvrage désormais incontournable. Cette recherche menée sous la direction de Gisèle Sapiro, poursuit des objectifs mis en valeur par Jacques Dubois lorsqu’il a rendu compte de l’ouvrage de celle-ci, édité au Seuil à cette rentrée : Les écrivains et la politique. De l’affaire Dreyfus à la guerre d’Algérie : « chercheuse aguerrie », G. Sapiro s’appuie sur les travaux de Pierre Bourdieu et montre « que la vie des lettres se constituait en réseau de positions fortement construit » qui lui permet « de faire concurrence à un champ tout voisin comme celui de la politique ».

Dans cette direction, la prospection de Tristan Leperlier porte sur une période plus courte mais tout à la fois contemporaine et encore active dans les débats. Elle veut se distinguer d’autres études sur la littérature algérienne en la travaillant d’un point de vue sociologique et en menant de front prise en charge d’écrivains de langue arabe et de langue française pour tenter de cerner et, si possible, de dépasser les oppositions faciles et clivantes de ces deux « populations ». Elle remet aussi sur le métier la fameuse notion d’engagement de l’écrivain, si décriée. Par ailleurs cette étude ne se veut pas littéraire au sens classique du terme – c’est-à-dire analysant les textes – mais sociologique dans la mesure où, par la méthode suivie, elle s’intéresse plus aux individus et à leur place dans les champs politiques et littéraires qu’aux créations même si de nombreuses analyses plus ou moins détaillées y sont consacrées. C’est dire qu’elle brasse dans le même mouvement des personnes qui écrivent quelle que soit leur performance esthétique, toutes qualifiées d’écrivains.

Comme l’explique Tristan Leperlier, dans un de nos échanges : « Je travaille dans ce livre sur les écrivains dans leur globalité, et donc sur toute leur production, littéraire ou non. C’est pourquoi, comme vous le remarquez justement, je ne formule pas d’a priori esthétique. C’est une différence d’approche avec l’approche purement textuelle, mais pas avec l’histoire littéraire. Je pars de l’hypothèse qu’il n’y a pas d’universel du jugement esthétique, mais au contraire une lutte universelle pour la reconnaissance littéraire. Ce qui n’empêche l’expérience esthétique : je crois qu’on peut lire, à la manière dont je traite de certains textes, par exemple ceux de Djebar ou Dib, vers où porte mon goût ».

L’ouvrage offre tout d’abord une chronologie, établie par l’auteur, de 1962 à 2003. Elle répond bien aux résultats de la démonstration par une sélection intéressante des faits, des dates, des écrivains et de leurs publications. En ouverture et non en annexe, elle situe l’enquête dans l’histoire du pays depuis son indépendance.

L’introduction est substantielle et donne vraiment les grandes lignes de la recherche. Elle met en exergue et donc en attaque discursive, la citation très connue de Tahar Djaout, représentative de la tonalité majeure de la période : « Le silence, c’est la mort. / Et toi, si tu te tais, tu meurs / Et si tu parles, tu meurs/ Alors, dis et meurs ».

Tristan Leperlier la commente avec justesse : « Le poète et journaliste réveille le sens héroïque de la littérature : non plus bavardage humain ou même solitude de la parole, mais un « dit » transitif, faisant retour sur le monde et s’adressant à lui ». Le choix de cet incipit lui permet de rappeler le lien, dans certaines circonstances, de la littérature et de l’engagement. Suit un rappel historique qui complète la chronologie précédente. Il peut alors resserrer son propos sur des intellectuels précis : les écrivains et journalistes – les gens de la plume – qui ont été en première ligne durant ces années marquées par leurs assassinats et leurs exils.

Les bornes chronologiques choisies ne sont pas strictes mais elles sont aisément justifiables par des faits politiques. L’ambition est d’observer les modifications d’un champ littéraire par « la période de crise intense de la guerre civile ». Il observe une interaction forte entre le politique et le littéraire et avance quelques caractéristiques de cette Algérie des années 1990 dont la principale est celle d’un « champ » (selon la notion définie par P. Bourdieu) bilingue et transnational. « Cette étude entend contribuer à l’élaboration d’une nouvelle approche sociale de la littérature algérienne ».

On sait que les temps de crise sont, en règle générale, propices à une précipitation de données plus floues auparavant, à des clarifications mais aussi à des schématisations, autour de la question lancinante : que peut la littérature en temps de crise ? L’ambition plus générale voudrait que ce livre « contribue à la réflexion sur la place de l’Autre minoritaire dans les sociétés post-coloniales, algérienne ou française, dans un contexte de mondialisation économique et culturelle entraînant migrations et exils, mais aussi replis identitaires ».

La première pierre de l’édifice démonstratif est celle de la définition de « l’écrivain algérien ». Un rappel à grands traits reprend quelques éléments de cette recherche de définition sous la colonisation et après l’indépendance, en revenant très rapidement sur les histoires littéraires déjà existantes, sur les textes qui ont fait un sort à ce statut toujours en débat puisqu’on sait que la qualifiant d’algérien repose, pour les uns, sur son acception juridique, pour les autres sur la coloration esthétique et thématique de l’œuvre littéraire. On n’est pas surpris que la pierre de touche de cette aporie soit Albert Camus. Sans reprendre une périodisation déjà éprouvée dans la recherche sur la question en histoire littéraire, T. Leperlier propose sa propre périodisation en trois temps très généraux pour donner une unité à la période qu’il étudie : génération de Novembre/génération de l’indépendance/génération d’octobre. Elle sert le propos mais elle ne correspond pas, avec complexité, à l’histoire littéraire algérienne telle que peut la concevoir un historien de cette littérature.

Le champ littéraire algérien est ensuite défini comme multilingue et transnational. L’étude ne fait pas appel, en dehors de deux ouvrages un peu rapides, ceux de Hadj Miliani et de Kaoutar Harchi – « deux études importantes de sociologie de la littérature algérienne » –, aux études faites en Algérie ou par des Algériens mais s’appuie sur nombre de travaux essentiels en sociologie de la culture. Ce choix est compensé par les entretiens enregistrés ou non d’écrivains ou de critiques littéraires algériens dont la liste en fin d’ouvrage est tout à fait impressionnante et représente des heures d’écoute et de travail et donne à l’ouvrage son ancrage dans une réalité visitée avec minutie. Elle montre que si cette recherche s’appuie sur méthodes et théories en Europe et dans le monde anglo-saxon, elle s’anime par ces propos et paroles vives des acteurs du champ. La confrontation/comparaison entre écrivains dits francophones et écrivains dits arabophones permet d’affirmer une autonomie relative du champ littéraire par rapport au champ politique. Ce travail rejoint « la sociologie des intellectuels, analysant davantage les prises de position politiques extra-textuelles des écrivains ». Tout en se disant interdisciplinaire, la méthodologie est essentiellement sociologique mais éclaire de façon nouvelle la production littéraire.

Le premier chapitre, « L’écrivain, parangon de l’intellectuel ? », rappelle la perception qu’on peut construire des intellectuels – et plus particulièrement des écrivains – avant octobre 1988. On note que, très vite, apparaît la place de choix faite à Rachid Boudjedra : « le « Voltaire d’Alger » : formation transnationale d’un intellectuel prophétique » indique un des sous-points de ce chapitre.

La distinction entre « intellectuel critique » et « conseiller du prince » est reprise et augmentée d’une troisième qualification : « intellectuel prophétique », désignant l’intellectuel très connu qui se jette avec son capital symbolique dans le débat pour peser de son poids. Une ligne de partage se fait entre écrivains et journalistes – en réalité, les deux fonctions d’écriture ont été souvent renforcées l’une par l’autre, de nombreux travaux ayant montré la raison de cette double fonction dans un pays à parti unique. Les catégorisations politiques sont nommées par rapport à l’islamisme radical : écrivains anti-islamistes entre les « radicaux » (les fameux « éradicateurs ») et les « dialoguistes » : à l’appui des citations de Tahar Djaout et d’Arezki Metref.

Le cas de Waciny Laredj, romancier de langue arabe est bien analysé puisque c’est un cas assez atypique dans la mesure où il casse l’opposition facile entre francophone et arabophone, entre conservateur et démocrate et dans la mesure aussi où il permet de poser les effets de l’exil et les difficultés éditoriales. Il est opposé à Youcef Zirem dont la stature d’écrivain n’est pas de la même teneur mais qui permet de comparer un écrivain de langue arabe démocrate à un auteur de la mouvance berbériste.

Le second chapitre entend faire un sort à la fameuse « guerre des langues » qui structurerait, selon la plupart des observateurs, le champ littéraire algérien. T. Leperlier introduit dans son argumentation de très nombreux documents et revient sur des débats importants en Algérie. Comme dans le chapitre précédent qui se terminait sur une analyse de l’intervention de Rachid Boudjedra, il focalise son propos sur la guerre des « deux Tahar » en montrant à quel moment elle s’est déclarée et pour quelles raisons, dans un développement intitulé : « Entre deux puretés ? Tahar Ouettar et Tahar Djaout ». Ce débat est qualifié de « plus grand scandale politico-littéraire de la période ». L’analyse du colloque international de mars 1992 qui s’est tenu en partie à l’Institut du Monde Arabe à Paris et en partie à la Sorbonne et qui a déclenché l’ire de l’écrivain de langue arabe est parcellaire mais elle a le mérite de rappeler nombre de faits et incidents importants et de cerner les positionnements des deux acteurs choisis.

On peut regretter que, pour l’exemple donné des obsèques de Kateb Yacine, il se soit appuyé plus volontiers sur Le blanc de l’Algérie d’Assia Djebar plutôt que sur des récits d’intellectuel(le)s présent(e)s ce jour-là. De même que ce qui est dit de Malika Mokeddem, « incarnation idéal-typique du pôle international » soit un peu tranchant et laisse de côté l’effet de ses romans sur des lectrices algériennes. Il est bien évident, comme l’a d’ailleurs montré Pascale Casanova, qu’écrire en français « renforce considérablement la probabilité d’accumuler un capital littéraire international ». Cette remarque est valable pour un grand nombre d’écrivains et renvoie à la domination économico-culturelle des langues de grande diffusion.

A cette remarque, Tristan Leperlier réagit : « Pourquoi tranchant à propos de Mokeddem ? Dire qu’elle est l’incarnation du pôle international ne signifie pas qu’elle n’est pas lue en Algérie, bien au contraire. Au pôle national, à l’inverse, Derdoukh est très peu connu en Algérie. Le lien entre écriture en français et capital littéraire international prend sens dans ma démonstration (que je ne reprends pas en tant que telle de Casanova, c’est le résultat de mon travail statistique et de l’analyse de la presse et des entretiens) sur le fait que le facteur majeur pour expliquer les prises de position politique des écrivains pendant la crise n’est pas tant la langue que de la position de l’écrivain entre le pôle national et international du champ ».

Le troisième chapitre remet sur le métier une question passionnante qu’on a eu tendance à reléguer au rang des vieilleries périmées : celle de l’engagement politique des écrivains. Se refusant à réduire ces derniers au rôle de témoins, l’ouvrage reprend une classification qu’il adapte à son propos : celle des trois gestes d’engagement en littérature : Attestation, Evocation et Interrogation. A chacune de ces notions peut être attachée une figure : celle du prêtre, celle du magicien et celle du prophète. La première propose un contre-discours politique ; la seconde est moins polémique car descriptive. Une citation d’Italo Calvino en donne l’idée maîtresse : « la littérature donne une voix à qui n’en a pas, donne un nom à qui n’a pas de nom et spécialement à ceux que le langage politique cherche à exclure ». Enfin la troisième, s’opposant à l’ethos du témoin, est une mise en discussion des discours environnants sans imposer le sien.

En fonction de ces trois catégories, des romanciers de la période sont classés. La première se subdivise en deux classes : les romans explicatifs (Rachid Mimouni, Yasmina Khadra) et les romans compréhensifs (Malika Boussouf, Maïssa Bey, Aïssa Khelladi). Un écrivain pourrait osciller d’une catégorie à l’autre. Seule l’analyse précise des œuvres pourrait discerner plus finement cette oscillation.

La seconde est essentiellement occupée par des écrivaines (Ahlam Mostaghanemi, Soumya Ammar-Khodja, Malika Ryane-alias Aïcha Kassoul, Latifa Ben Mansour, Assia Djebar).

Il comprend également ce qui est titré de façon surprenante, « Camus et le ‘mythe andalou’ de l’Algérie coloniale », point auquel est rattaché Waciny Laredj pour son roman, La Gardienne des ombres qui, indubitablement, en ce qui le concerne s’inscrit bien dans « le mythe andalou ».

Tristan Leperlier précise : « L’engagement d’Evocation est, en dernière analyse, un engagement portant sur l’identité algérienne, d’un point de vue ethnique et du point de vue du genre. Le statut littéraire des « pieds-noirs », la place de Camus, sont réévalués. Le « mythe andalou » est une idée que je reprends à Denise Brahimi, et je m’appuie aussi sur des analyses de Lucienne Martini. Dans le contexte de la contestation d’une identité purement arabo-musulmane, puis du sentiment de disparition d’un monde, de l’exil et enfin de rapprochements, en France, des exilés algériens avec d’anciens pieds-noirs, des écrivains montrent une image plus complexe de la période coloniale, sous un aspect plus nostalgique (l’enfance) que négatif : tolérance, métissage, raffinement intellectuel : tous les éléments du mythe andalou dans la littérature arabe ! C’est dans l’exil des années 1990 que s’affirme explicitement et fortement (il existait avant) le discours identitaire intégrant la part européenne. Il est frappant que paraisse Le Premier homme en 1994, qui porte une partie de ces problématiques très « tournant année 2000 », notamment de donner voix à ceux qui sont en train de disparaitre (engagement d’évocation), un « peuple » européen d’Algérie, avec toute l’ambiguïté du terme. Waciny Laredj reprend tous ces éléments du mythe andalou pour contrer le discours islamiste (il le fait aussi selon une modalité d’Attestation d’ailleurs), mais la part européenne de l’Algérie est évoquée à travers la communauté espagnole ».

Pour la troisième, deux écrivains sont retenus, Mohammed Dib et Salim Bachi.

Ce qui est dit d’eux pourrait, sans difficulté, s’appliquer à d’autres grands textes de la période non cités : « Loin d’attester, ils inquiètent, interrogent, maintenant par là l’autonomie de la littérature par rapport à ces mêmes enjeux politiques ». On peut penser à Baya d’Aziz Choiauki, à Rose noire sans parfum de Jamel Eddine Bencheikh, à La Maison de lumière de Nourredine Saadi, à Cette fille-là de Maïssa Bey, à L’Enfant du peuple ancien d’Anouar Benmalek , au Serment des barbares de Boualem Sansal et d’autres encore.

Ce troisième chapitre est le plus directement « littéraire » dans la mesure où il se mesure aux textes eux-mêmes. La classification (« typologie ») permet de mettre en perspective une production importante et d’ouvrir une réflexion sur ce qu’est une œuvre littéraire et ce qui ne serait qu’une écriture de circonstance.

Le quatrième chapitre visite l’extériorité de la littérature, c’et-à-dire le marché littéraire, les maisons d’édition, les revues. Un sort particulier est fait à la revue Algérie Littérature/Action et aux éditions Barzakh. Le chapitre est très documenté et offre des données qu’on n’a pas l’habitude de lire sur la littérature algérienne et ses conditions de lisibilité.

C’est en élargissant la réflexion qu’il nous semble pouvoir affirmer que se pose à la littérature algérienne ce qui se pose aux littératures des anciennes colonies françaises aujourd’hui : un volet en langue française d’une littérature nationale et donc, par la langue utilisée, des œuvres qui ne s’adressent « directement » qu’à une partie du public algérien lecteur et « par ricochet » à un public français qui ne s’intéresse à elles que si la tragédie politique est active. En cela le rapport France/Algérie s’il exacerbe les tensions et rencontres des autres littératures francophones du Sud, cumule les « tares » de la mémoire de la colonie de peuplement et de la proximité géographique, économique due à une forte population émigrée algérienne et de ses descendants en mal d’intégration dans la nation française.

Ce rapport profondément conflictuel et problématique dû au fait colonial particulier fait que l’écrivain se trouve confronté à la question de sa cible, alourdie de celle de sa reconnaissance et de sa diffusion.

Plus qu’un champ littéraire transnational, ne peut-on pas envisager un champ littéraire national en formation ; en formation tant que la nation n’aura pas intégré toutes les langues dans lesquelles s’expriment ses imaginaires et ses questionnements ?

Les mises au point de l’intéressé ouvrent la discussion sans la clore : « Sur la question du champ, tout dépend de la définition que l’on prend. Ma définition n’est pas institutionnelle mais reprend celle formulée par Pierre Bourdieu (même si je la renouvelle en proposant de parler d’un champ bilingue et transnational). 1) C’est un espace social relativement autonome du reste de la société, c’est-à-dire qu’il a en partie ses propres règles. Dans le champ littéraire, la valeur centrale est la reconnaissance littéraire : tout l’enjeu est alors la définition de cette valeur, entre pôle autonome et hétéronome du champ. Est-ce que cela va être le chiffre de vente, la conformité aux valeurs promues par le pouvoir politique ou religieux ? Ou défini par les écrivains eux-mêmes ? (et qui sont les « écrivains » ?). 2) C’est un espace de concurrence. En entretien, les écrivains « algériens » (ici de nationalité algérienne essentiellement) montrent  nettement leur sentiment de partager un lien privilégié entre eux de concurrence ; et ce malgré la diversité linguistique et territoriale. Ainsi, selon cette perspective, ce n’est pas parce que la langue reste un objet de débat qu’il n’y a pas de champ, bien au contraire. Le champ est fondé sur le débat, la lutte. Dire à ses concurrents qu’ils ne font pas partie de la littérature algérienne (parce qu’ils écrivent en français, qu’ils publient à l’étranger, etc.) c’est encore une manière de les faire participer du champ littéraire algérien. Le champ tel que je l’entends est un espace de tensions permanentes, historique, non un espace stabilisé ».

Des annexes nombreuses – ainsi que des croquis au cours des différents chapitres –, plus techniques viennent à l’appui des conclusions auxquelles parvient l’ouvrage. On peut regretter, étant donné le nombre impressionnant de noms cités et qui montre la richesse de l’enquête, qu’un index des noms ne soit pas donné. Notons toutefois qu’au cours de l’ouvrage, les principaux écrivains ou auteurs convoqués bénéficient d’une biobibliographie qui informe le lecteur de leur profil et de leur évolution.

Le lecteur un peu tatillon qui connaît cette littérature et ces années note que la chronologie initiale omet la date de 1969 et du Festival Panafricain qui fut un événement incontournable et significatif pour la culture. De même, à propos de l’assertion répétée à l’envi de l’absence des écrivains d’octobre 88, un oubli regrettable est celui du Comité national contre la torture et de figures moins médiatiques que celles qui sont citées. Reprenant les événements de la période, Kateb Yacine est brocardé un peu trop rapidement de « soutien critique » au FLN, sans définir ce parti tel qu’il était durant la lutte de libération et tel qu’il est devenu.

A ces remarques, Tristan Leperlier réagit assez vivement, en précisant qu’il a bien parlé du Comité et ajoute : « Les écrivains se sont mobilisés pour dénoncer la torture, en particulier en tant qu’universitaires, que militants des droits de l’homme. Ils l’ont peu fait en tant qu’écrivains. Surtout, en tant qu’écrivains, ils n’ont que peu appelé à la démocratisation et libéralisation du régime. D’une part parce qu’il y avait le risque que la parole des grands écrivains à l’audience internationale se fasse récupérer par les revanchards français. D’autre part du fait de l’histoire des écrivains. Ce retrait relatif parait étonnant si on en reste à une image héroïque de l’écrivain « éternel perturbateur » ; mais compréhensible si on regarde en détail l’histoire des rapports entre écrivains et pouvoir. Contrairement à la caricature souvent donnée en France, le pouvoir algérien n’a jamais été monolithique et les écrivains ont généralement pu, bon an mal an, trouver des marges d’expression critique (en particulier à l’égard des fondamentalistes) en s’appuyant sur certains fragments du pouvoir ; par ailleurs, le secteur culturel a connu une forme de libéralisation dans les années 1980 (probablement contrecoup au Code de la famille) : l’horizon politique des écrivains est un élargissement progressif des libertés. A l’inverse, des journalistes, censurés, et à l’écho moindre à l’international, sont devenus les leaders intellectuels de la contestation politique. Ajouté à cela la reconnaissance pour le Front de l’indépendance, un écrivain comme Kateb ne pouvait pas être entièrement hostile au FLN ».

Parfois aussi sont mis en comparaison des écrivains de calibre différent. Un des exemples, efficace sociologiquement parlant mais non esthétiquement, est la comparaison entre Waciny Laredj, écrivain d’une œuvre conséquente, et Youcef Zirem qui n’en a pas moins posé des actes culturels intéressants dans le champ littéraire algérien. C’est ce qui gêne la lecture d’une Littéraire qui s’attache plus à la qualité d’une écriture qu’au positionnement dans « la guerre des langues », à plusieurs reprises.

Dans les pages qui montrent très justement la marginalisation des élites, il aurait fallu ne pas éviter un intellectuel-écrivain, incontournable la période, Mostefa Lacheraf, subrepticement cité à différentes reprises mais dont les écrits et le positionnement ne sont pas étudiés en tant que tels. De même, le cas atypique de Jamel Eddine Bencheikh, mais plein d’enseignement, ne contredisant pas d’ailleurs certaines remarques ou conclusions de l’ouvrage, aurait gagné à être étudié.

Signalons, non pour marquer une comparaison mais pour enrichir la connaissance de cette période par une analyse prenant la voie de l’analyse littéraire sur les textes mêmes, la recherche de Salah Ameziane, non éditée encore à ce jour, « Romans algériens au présent – Le tournant du XXe et XXIe siècles » mais consultable sur le site des thèses. Elle fait écho au travail impressionnant de Tristan Leperlier. Comme dans Algérie, les écrivains dans la décennie noire, le dernier mouvement de la démonstration s’installe résolument au cœur du débat autour de l’identité culturelle dans l’Algérie contemporaine. Salah Ameziane commence par examiner les « composantes » habituellement discutées de l’identité algérienne : le référent berbéro-arabe ; puis ce qu’il nomme « les généalogies brimées » ; enfin la place de l’oralité entre généalogie et littérature qu’il décline en part de la culture populaire et récit des ancêtres. L’ouvrage ne néglige pas non plus la rupture qu’a entraînée la colonisation, la fracture et le basculement culturel produit et il en déduit la nécessité pour nombre d’écrivains d’avoir recours aux fictions biographiques pour retisser les généalogies. Il affronte l’apport culturel français sous la métaphore de la greffe avec ses écueils, ses dépersonnalisations et ses filiations qui, mêmes problématiques, n’en sont pas moins présentes et signifiantes. Avec les pères vaincus, il reprend à la fois la trahison des pères vue par les grands aînés de la littérature algérienne, Kateb Yacine et Mohammed Dib, mais à la poussant plus loin, dans une perspective postcoloniale de la transculturalité et de la mondialisation.

La question n’est pas de retrouver les filiations mais de les réinventer : la filiation littéraire étant une manière pour l’écrivain de se reconstruire. Le rôle des écritures en langue française dans la littérature algérienne est alors déterminant car, par l’usage de la langue, elle avance une expérience de l’Altérité nécessaire à toute littérature pour évoluer, une expérience de fraternités littéraires, au-delà de la contrainte coloniale. Ainsi, comme ce l’est depuis son émergence, les écrivains font d’une contrainte historique, un atout pour interpeller leur société.

Différente mais passionnante et incontestablement partie d’une approche de la littérature, l’enquête de Tristan Leperlier ouvre des perspectives nouvelles dans la mesure où elle n’élit pas quelques « têtes d’affiche » – tout en laissant deviner à travers les analyses où vont ses goûts de littéraire –, mais brasse les écrivains de toute une période dont la plupart restent inconnus en France.

Tristan Leperlier, Algérie, les écrivains dans la décennie noire, CNRS éditions, collection « Culture & Société », 2018, 344 p. 25€