L’écriture, tâches noires sur fond blanc et bleu, inaccessible sans intermédiaires. L’écran, prolongement d’organes, du corps. Les interfaces transparentes qui entourent nos corps, nous distançant de plus en plus en plus d’autrui. Autrui, une image dans les cages du logarithme. Planant au-dessus, l’utopie d’une écriture immémoriale, rêve d’ultime abstraction de nos opérations perceptives, rupture définitive entre le corps et l’écriture. Nos yeux se relèvent vers l’écriture matricielle, archi-écriture originaire dont le logarithme est censé être une incarnation. Les yeux se heurtent à l’écran qui renvoie des spectres. Parmi ces spectres, notre propre spectre.
L’écriture se destine à autrui, son acte de naissance a été proclamé par l’appel à un autrui nécessaire, vivant, humide, réel. Mais sur le fond blanc et bleu, le tracé, le geste s’évapore dans sa métamorphose en pixels. De la relation corporelle ne subsiste que le doigt qui frappe les touches, entités conformes, préétablies. Le geste repose sur la répétition, identité des mouvements du corps à eux-mêmes, préfabrication de la machine, écriture que l’œil ne peut plus voir qu’à travers la machine. Ecriture asubjective et anonyme et par là, idéale. Idéal en cage de verre.
Les chaînes alghorithmiques suivent un principe d’identité logique, présent idéal de la matrice virtuelle. Le fond blanc et bleu procède d’un architexte qui happe toute écriture. La facebook-utopie ne conçoit que le présent, flux sans commencement ni fin. Toute l’économie sémantique, énonciative, fonctionnelle, structurelle de la facebook-utopie repose sur l’actualisation du passé, sur la survivance du passé dans le présent, sur la simultanéité de l’écriture coexistant avec d’autres écritures dans la même dimension temporelle. Des voix qui parlent, qui s’écrivent en même temps, s’interposant, se superposant, sans jamais se toucher, sans jamais se saisir, ne s’adressant à personne.
Même la mort est reprise par ce flux ininterrompu. Il existe dans la facebook-utopie un cimetière, des milliers de personnes décédées qui occupent le même espace que les vivants, coexistent avec eux sur un même plan temporel, se mêlent à eux dans d’innombrables listes d’amis. On peut leur écrire, tout comme on le faisait quand elles étaient bien vivantes, leurs écriture est toujours présente sur leurs murs, immobilisée par la monochronie artificielle de l’utopie. L’événementialité de la vie et de la mort est immobilisée par l’encre transparente des données.
Dans la facebook-utopie l’essentiel de l’écriture consiste à forger la mémoire, à mémorer, rememorer – tentatives de simuler une mémoire idéale où rien ne se perd, où tout demeure. Cette mémoire élimine ou voudrait éliminer ce qui relève du conflit, des tensions, de l’événement, des différences, au profit d’un environnement aseptisé où les identités idéales sont convoquées. La systématicité de la facebook-utopie offre une individualité de synthèse. La jouissance est non seulement encouragée, elle est même une condition universelle. Le verbe « aimer » est devenu un bouton d’expression de soi essentialisée, il a dorénavant le même sens qu’il s’agisse d’une réaction à une publicité pour une marque de chaussures ou la publication d’un ami. Le liant du tissu virtuel des relations est la jouissance : auto-stimulation permanente, auto- et co-validations jouissives. Sans que l’on se touche et sans même se voir. L’unique, le singulier, l’individuel, toujours fondés sur le conflit, les contradictions, les apories, se voit transformé en quelque chose d’entièrement nouveau, une construction idéologique où les différences sont annulées au profit de l’univocité identitaire. La multiplicité existentielle est annulée au bénéfice de l’unité d’un sujet autoproclamé souverain.
Depuis sa plénitude virtuelle, par le biais de l’écriture virtuelle, abstraite, rompue de sa corporéité, ce sujet souverain, empereur sans couronne, seul sur la scène publique, toujours seul, s’adonne à la mise en scène du signe, acte cannibale, cérémonie de la consommation de soi et des autres, mains en l’air, car le domaine du privé continue à se rétrécir. Il est interdit de (se) cacher, il faut se montrer, avoir en tout cas toujours ses identifiants et sa carte de visite au bout des doigts, le secret est dorénavant suspicieux.
Le sujet souverain se rend compte qu’il n’est pas seul. Seulement la compagnie est aléatoire. Il sait rarement qui est-ce que son écriture va atteindre en fin de compte. Les mots sont fantomatiques et n’ont pas de destinataire précis si on exclut la messagerie privée, vague atavisme de la lettre. Autrui n’arrive jamais sur scène. Il est devenu invisible, illisible, spectral. L’on sent sa présence, quelque part dans le noir, derrière les rideaux, on entend son souffle, il nous guette. Mais le moi immanent, corporel, est séparé d’autrui par la vitre qui lui renvoie sa propre réflexion et autrui à la fois. Pour interagir avec autrui, il faut toujours le faire à travers une vitre.
Gardien de ses archives et de sa mémoire, sans savoir qu’il est happé par le flux qui le demande, qui lui demande toujours plus, le sujet souverain note, annote, remplit l’espace des paroles défiant le hasard, prolonge son toucher, sa vue, ses oreilles par toujours plus d’intermédiaires (une photographie publiée est-elle autre chose que l’œil ayant surpris l’éphémère l’ayant rendu à l’œil de la caméra photographique l’ayant à son tour rendu à l’œil de l’écran ?). Mémorer, remémorer, surprendre l’éphémère pour le rendre à ce qui ressemble le plus à une éternité : la mémoire de l’algorithme.
Pourtant, le monde a de plus en plus une apparence fragmentée, fragmentaire, discontinue. Quel élément manque-t-il, où se trouve l’erreur logique des identités parfaites qui fait que le système semble encore imparfait, l’utopie encore inatteignable, toujours aussi insatiable, demandant à chaque seconde à être nourrie ? William James écrivait dans sa Philosophie de l’expérience que le sentiment de continuité du monde nous vient à travers le corps, car le monde lui-même est tout d’abord un corps. C’est la continuité heurtée des relations vibratoires et spontanées, l’événement, la différence, que toute utopie renie.
Il faudrait peut-être réapprendre la perte, la volupté et les blessures de l’éphémère, réapprendre à oublier, à perdre de vue : les idées, les êtres que l’on a croisés et qui n’étaient pas faits pour demeurer, les lieux auxquels en fin de compte l’on a jamais appartenu. Il faudrait peut-être dépasser le stade du Narcisse se contemplant à travers les vitres et aller vers la rencontre avec autrui dans l’authenticité reniée par l’infantilisme des réseaux sociaux, par nos expressions de soi contemporaines.
Anca Mihalache
7 décembre 2018