Gisèle Sapiro : La politisation du champ littéraire (Les écrivains et la politique. De l’affaire Dreyfus à la guerre d’Algérie)

Gustave Lanson pubilait son Histoire de la littérature française en 1894. Elle restera la grande référence historico-littéraire pendant près d’un siècle. Dans le même mouvement, elle assurera le succès de tout un positivisme ambiant. C’est un sociologue qui, un siècle plus tard, va nous sortir de cette lourdeur positiviste un peu bornée. Et avec ses Règles de l’art de 1992, Pierre Bourdieu nous proposera de voir la même histoire des lettres de façon radicalement autre, la transformant en histoire sociale perçue dans la perspective d’un relativisme structurel. C’est que Bourdieu choisissait de ne plus confondre la succession des courants et des écoles littéraires avec une suite d’épisodes additionnés les uns aux autres sans beaucoup de logique ni de réflexion. Sa théorie proposait d’interpréter l’espace littéraire en un ensemble structuré de positions en lutte pour la détention d’un pouvoir et d’un capital. Bourdieu appliquait ainsi au domaine des lettres sa théorie des champs telle qu’à un moment chacun de ceux-ci accédait à une autonomie relative et visant à la spécialisation.

C’est bien ce qui était arrivé à la littérature et qui, plus ou moins à la même époque, gagna également le champ politique. Le plaisant est que l’émergence des deux champs en question se produisit à l’époque même où s’écrivait et se diffusait l’histoire lansonienne telle qu’elle allait figer pour longtemps notre représentation peu théorisée des événements littéraires. Belle et ironique coïncidence comme on peut voir. C’est que, et on ne le saura que plus tard avec Bourdieu, la rupture qui marqua la littérature aux alentours de 1880 n’était pas lisible avec les instruments d’optique et d’interprétation dont nous ne disposerons que bien plus tard.

Tout cela permet qu’aujourd’hui une chercheuse aguerrie comme Gisèle Sapiro puisse donner un ouvrage de synthèse comme Les Écrivains et la Politique en France, dans lequel l’auteure couvre toute la période qui va de l’Affaire Dreyfus au début du XXIe siècle en s’appuyant sur les critères dégagés par Pierre Bourdieu. Et notamment en montrant que la vie des lettres se constituait en réseau de positions fortement construit et lui permettant de faire concurrence à un champ tout voisin comme celui de la politique. Car tel est le paradoxe. C’est au nom de son autonomie que la littérature en tant qu’idéologie et en tant que prophétisme — le terme vient de Max Weber et est repris ici même par Sapiro — investit le débat politique et s’y donne à connaître et à reconnaître.

Procédant par grands tableaux, l’ouvrage de Sapiro s’attache pour commencer à définir les catégories de droite et de gauche telles que, venues de la Révolution, elles assurent en permanence une certaine bipartition de la population écrivante. Pour suivre et dans deux chapitres en contraste, l’auteure illustre son propos en mettant en regard ces camps extrêmes que furent les auteurs du maurrassisme avant guerre et, sortant de la Résistance, les écrivains communistes et leurs compagnons de route porteur du “discours contraint” que l’on devine. Les deux champs, le politique et le littéraire, n’avaient jamais été aussi proches et jusqu’à se confondre. Mais auparavant était née, dès l’Affaire Dreyfus, la notion d’intellectuel formant une catégorie hybride où se croisent les deux champs en cause. Avec Zola comme avec Sartre, cette catégorie avait connu quelques figures majeures qui brillèrent de mille feux. On n’en est plus là.

Le chapitre le plus éclairant des Écrivains et la Politique est sans doute celui où Sapiro propose de distinguer entre quatre modes d’intervention prophétique de la production littéraire, tous quatre susceptibles de conduire à des formes idéaltypiques. Ce qui donne un schéma remarquable, construit autour de deux axes. Le premier de ceux-ci opposerait ainsi dominants et dominés. Quant au second, l’auteure de poursuivre : « Sur le second axe, autonomie vs hétéronomie, les conceptions de la littérature et les discours critiques se répartissent entre, d’un côté, ceux qui tendent à se centrer sur le contenu (l’histoire, l’intrigue), de l’autre, ceux où prévaut l’attention portée à la forme (narrative ou poétique) et au style de l’œuvre, expression de la logique d’autonomisation et de réflexivité croissante des champs de production culturelle » (p. 87). Soit autant de positions où apparaissent, à gauche (au sens politique) et de haut en bas les esthètes ou intellectuels et les avant-gardes, à droite et de haut en bas les notables et les polémistes. À nous de voir si ce schéma séduisant opère de façon satisfaisante à toute étape de l’évolution littéraire.

Dans son épilogue, l’ouvrage passionnant de Gisèle Sapiro s’autorise une incursion dans notre actualité politico-littéraire, incursion où il apparaît que notre présente dépolitisation de la littérature se traduit en visibilité médiatique. Mais elle permet aussi de relever l’émergence de la catégorie des polémistes de droite ou d’extrême droite, pourfendeurs au nom de valeurs identitaires plus ou moins douteuses de l’antiracisme et du multiculturalisme ou tout aussi bien de l’esprit de mai 68. Ainsi se clôt un bel ouvrage savant, où une intervention plus nettement engagée vient utilement nous alerter.

Gisèle Sapiro, Les écrivains et la politique. De l’affaire Dreyfus à la guerre d’Algérie, Seuil, septembre 2018, 408 p., 25 €